dimanche 8 novembre 2009

La plate-forme (de Khéops) tenait à la construction primitive" (A.-J. Letronne, XIXe s.)

A.-J. Letronne (lithographie de Julien Leopold Boilly)
Source : Wikimedia commons

Extraits de la dissertation "Sur le revêtement des pyramides de Gizeh, sur les sculptures hiéroglyphiques qui les décoraient, et sur les inscriptions grecques et latines que les anciens voyageurs y avaient gravées", de l'helléniste et archéologue Antoine-Jean Letronne (*) (1787-1848), Inspecteur général des Études, Directeur de la Bibliothèque du Roi (1832), Professeur d'archéologie au Collège de France (1834), Garde général des Archives 1840) et Directeur de l'École des Chartes (1847). Cet article a été publié dans le Journal des savants, 1840-1841.

Sur le premier point de son article (revêtement des pyramides), Antoine-Jean Letronne écrit :

"Une remarque importante, faite par les savants français au pied de la grande pyramide, a donné le premier indice de la disposition [du] parement ; car on pouvait le concevoir de deux manières : il pouvait consister en pierres prismatiques rectangulaires, dont l'hypoténuse aurait servi à réunir les angles de deux gradins. Cette disposition, la plus facile et la moins dispendieuse, était aussi la moins solide, et un excellent juge de la matière, M. Quatremère de Quincy, reconnaissait qu'elle n'est pas d'une solidité qui réponde à l'idée qu'on doit se faire du goût des Égyptiens dans ces sortes de travaux.
Il est donc vraisemblable qu'ils auront préféré un autre moyen, beaucoup plus dispendieux, mais aussi donnant une solidité bien plus grande, et qu'ils auront établi un revêtement d'une certaine épaisseur, composé de pierres de forme trapézoïdale, reposant les unes sur les autres à leur partie extérieure, et, intérieurement, sur les saillies des gradins, formant ainsi, par leur juxtaposition, un plan incliné depuis la base jusqu'au sommet de la
pyramide."

Se référant à divers témoignages de voyageurs, archéologues ou historiens de périodes différentes (Greaves, Thévenot, Fulgence, Davison, 'Abd al-Latîf...), il affirme que
"le revêtement [de la Grande Pyramide] existait (...) au commencement du XIIIe siècle de notre ère, lorsque Abdallatif a écrit sa relation et a parlé des pyramides en témoin oculaire. (...) L'existence du parement à cette même époque est encore attestée par un autour arabe, Aboul Abbas Ahmed surnommé Schehab Eddin, qui mourut en 1348. Dans son ouvrage, dont le manuscrit existe à la bibliothèque Bodléienne, on lit, d'après l'extrait fourni par M. le docteur Sprenger au colonel Howard Vyse, "que les faces de la pyramide sont unies, et que les pierres, qui se recouvrent les unes les autres, sont parfaitement jointes." Ces deux témoignages contemporains s'accordent à montrer que la démolition du revêtement ne peut être antérieure à la première moitié du XIVe siècle ; et un passage de Makrizy, dans son ouvrage sur l'Égypte, qui a pu être composé vers 1390 à 1400, indique assez clairement qu'alors les pyramides devaient être encore revêtues. Il dit "qu'entre Busir et Gizeh il y a dix-huit pyramides ; que quelques-unes sont petites et bâties en briques crues, mais qu'elles sont, en général, bâties en pierre ; un petit nombre ont des pas ou degrés, mais la plupart d'entre elles ont une forme inclinée continue, et une surface unie." C'est qu'en effet, à cette même époque, le revêtement de la grande n'avait disparu que dans la partie supérieure. On était occupé à démolir, en 1395, le reste, comme le démontre le récit (...) donné par un pèlerin qui accompagnait alors Simon de Sarrebruche, baron d'Anglure, à la terre sainte."

Puis l'auteur de conclure sur ce point :"(...) je me borne .aux témoignages qui précèdent : ils prouvent que le revêtement de la grande pyramide n'a pu être totalement enlevé avant la première moitié du XVe siècle ; et il a pu l'être plus tard encore. (...) La troisième pyramide a dû perdre aussi son magnifique parement à une époque récente, bien qu'on ne puisse la déterminer avec précision. (...) Quant à la seconde pyramide, qui se distingue des deux autres en ce qu'elle conserve son revêtement à la partie supérieure, il est présumable que ce parement n'a été démoli que longtemps après les deux autres."




Concernant la plate-forme au sommet de cette même pyramide, il pense qu'elle n'a pas toujours eu la même surface, celle-ci ayant augmenté au fur et à mesure des dégradations dont elle fut l'objet à des fins de récupération de matériaux de construction. Puis il poursuit :"On a cru qu'une telle plate-forme n'existait point dans l'origine, et l'on a supposé que la grande pyramide était primitivement terminée exactement en pointe. J'ai combattu, il y a déjà longtemps, (...) cette hypothèse. (...) La plate-forme de trois mètres n'était donc pas le résultat d'une détérioration postérieure : elle tenait à la construction primitive, et entrait dans le dessin des constructeurs. Il serait, en effet, impossible de supposer qu'ils aient terminé un tel édifice par une pointe aiguë. Eu égard à la grandeur du monument, une plate-forme de trois mètres était une extrémité plus pointue même que celle qui termine les obélisques."

Deuxième point de l'article : les hiéroglyphes qui décoraient les pyramides et dont l'examen, selon Antoine-Jean Letronne, représente "une des plus grandes difficultés que peut offrir l'étude des monuments égyptiens". Premier constat : les parois intérieures des pyramides sont entièrement nues, sans motifs ornementaux. "Cette absence totale d'inscriptions et de sculptures, constate l'auteur, a paru si extraordinaire, si contraire à l'usage de ce peuple, qu'on n'a cru pouvoir expliquer cette singularité qu'en supposant que les pyramides avaient été construites avant l'invention de l'écriture hiéroglyphique. Mais, comme il n'y a pas plus de sculptures que d'hiéroglyphes à l'intérieur des pyramides, il faudrait nécessairement admettre, par la même raison, que les Égyptiens ne connaissaient pas non plus, à cette époque, l'art de sculpter les pierres : conclusion qui serait absurde, quand on pense à l'étonnante perfection qu'ils avaient dès lors atteinte dans la bâtisse, la coupe et l'appareillage."
La seule réponse à la question est ainsi formulée :"Il est naturel de penser que c'était au dehors que [les] représentations funéraires, que toutes [[les] inscriptions hiéroglyphiques devaient être figurées, exposées aux regards de tous, exprimant ce qu'il était utile de savoir, l'époque des monuments, leur objet, la vie du défunt, les cérémonies funèbres en général, et, en particulier, celles qui devaient se célébrer à son intention. Une fois sculptées au dehors, il devenait d'autant plus inutile de les répéter au dedans, qu'on a toute raison de croire que l'intention de ceux qui ont bâti les pyramides était qu'on ne pénétrât jamais dans l'intérieur. Les plus minutieuses précautions paraissent avoir été prises pour que les issues en fussent hermétiquement fermées , et pour qu'on ne pût arriver aux chambres funéraires."

Antoine-Jean Letronne termine son article par quelques remarques sur la découverte de restes du revêtement - des blocs de forme trapézoïdale - au pied de la grande pyramide et de deux autres, par le colonel Howard Vyse :"Les blocs retrouvés attestent que les assises du revêtement se superposaient, ainsi qu'à la seconde pyramide, et n'entraient pas, comme je l'avais présumé avec M. Girard, dans une mortaise pratiquée à l'assise inférieure, répondant à l'encastrement ménagé dans le roc vif sur lequel reposait la première assise. L'existence de cette mortaise était cependant bien vraisemblable, et semblait même nécessaire pour que la construction eût cette solidité que les Égyptiens recherchaient avec tant de soin ; mais l'extrême perfection qu'ils ont su donner à l'appareil des pierres de ce revêtement rendait la précaution inutile. (...) Les deux blocs ont leur parement extérieur entièrement dépourvu de sculptures ou d'ornement quelconque. La première, peut-être aussi la deuxième assise du revêtement, formaient donc une espèce de soubassement qui ne portait aucune décoration, comme les socles des obélisques et les piédestaux des sphinx et des colosses, qui sont restés entièrement nus. C'est au-dessus des premières assises que commençait la zone des hiéroglyphes et des sculptures symboliques. Mais il est probable que c'est sur les pierres du soubassement que les voyageurs grecs et romains ont gravé [leurs] inscriptions commémoratives (...). Avant cette découverte, on pouvait hésiter sur la matière qui formait le revêtement de la grande pyramide. On devait naturellement présumer qu'il était, comme celui de la seconde, en pierre calcaire du Mokattam. Mais on pouvait aussi penser qu'il se composait d'une matière plus précieuse. Maillet, Savary, Larcher et d'autres avaient présumé qu'il était en marbre ; et, sur la foi de l'auteur du petit traité des Sept merveilles du monde, attribué à Philon de Byzance, j'avais pensé qu'il était formé de zones polychromes de granit, de brèches et d'autres pierres dures. (...) La découverte du colonel Howard Vyse fait évanouir ces descriptions imaginaires ; il faut donc remplacer tous ces marbres précieux simplement par le calcaire compact. Le revêtement, travaillé avec l'admirable perfection que cet explorateur a constatée, reste encore une construction bien assez étonnante, surtout quand on pense qu'il s'agissait de couvrir ainsi une surface d'environ 85.000 mètres carrés, et d'employer plus de 210.000 mètres cubes de pierres taillées et appareillées avec le même soin."

Pour clore sa "dissertation", l'auteur exclut toute destination astronomique aux "conduits" la Grande Pyramide :"On a cru que le conduit de la grande pyramide avait servi, par son inclinaison, à observer, de l'intérieur, l'étoile polaire. Cette idée est, en elle-même, bien peu vraisemblable : quelle pouvait être, en effet, l'utilité d'une telle disposition dans un monument destiné à rester fermé à jamais ? Mais elle est détruite par la découverte d'un même conduit incliné dans toutes les autres, conduit dont l'inclinaison varie entre a 6° et 27°, pour la première, la deuxième, la troisième, la quatrième, la cinquième et la neuvième ; entre 30° et 34°, pour les trois autres ; et l'on n'a guère besoin des savants calculs que sir John Herschel a pris la peine de faire, pour reconnaître que de tels conduits n'ont jamais pu servir à aucun usage astronomique. La quantité de cette inclinaison tenait à une habitude générale, comme celle des faces, qui, dans toutes les pyramides, est d'une égalité presque parfaite, puisque les limites extrêmes en sont comprises entre 51° 50' et 52° 20' ; d'un autre côté, les chambres ou niches sépulcrales placées, dans toutes, au bout de ces conduits, prouvent une destination uniforme, celle de servir de tombeaux, comme toute l'antiquité l'atteste."

(*) l'ordre des deux prénoms est parfois inversé.


Merci à Michel MICHEL de m'avoir orienté vers ce texte, auquel je n'avais pas prêté attention.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

"(*) l'ordre des deux prénoms est parfois inversé."
Pareil pour moi, tu as malencontreusement inversé mon et mon prénom.
Michel MICHEL

Marc Chartier a dit…

Je ferais mieux la prochaine fois ! Encore une fois merci pour ton aide.
Marc