mercredi 19 mai 2010

"L'effet est dans la grandeur et la simplicité des formes" (E.-F. Jomard - XIXe s. - à propos des pyramides)

Après son inventaire des pyramides de Memphis, Edme-François Jomard (1777-1862) nous propose un coup d'œil général sur l'ensemble des lieux.
Un aveu, pour sortir au moins une fois de la neutralité à laquelle je me suis astreint dans ce blog : j'aime beaucoup ce texte dans lequel je vois comme une discrète leçon d'égyptologie, à l'attention de quiconque a entrepris de faire parler les pierres de notre chère Égypte pharaonique.
Lisons plutôt : éviter "les opinions faites à l'avance", "les assertions sans preuve" et "les  réflexions vagues sur la destination des pyramides" ; ne pas faire sortir de son sujet "une grande pensée morale"  (et vlan pour Bossuet, qui cultivait sans doute la magie du verbe, mais sans connaître véritablement ici son "sujet" !) ; faire place à "la réflexion après la surprise", observer, comparer, ne juger que les faits que l'on a sous les yeux... Bravo et merci Monsieur Jomard pour cette percutante leçon de choses !
Et ce bref exposé se termine par une phrase qui devrait être gravée en lettres d'or au frontispice de la grande demeure de l'égyptologie. Il y est question bien sûr des pyramides : "ce n'est point le simple résultat des efforts matériels, mais celui d'un génie audacieux et persévérant ; (…) c'est le travail de l'intelligence et non celui de la force physique."
Ce texte, comme les précédents de Jomard, est extrait de la Description de l'Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française (1829, tome V), éditée par Charles Louis Fleury Panckoucke


"L'aspect général de ces monuments [les pyramides] donne lieu à une observation frappante : leurs cimes, vues de très loin, produisent le même genre d'effet que les sommités des hautes montagnes de forme pyramidale, qui s'élancent et se découpent dans le ciel. Plus on s'approche, plus cet effet décroit. Mais quand vous n'êtes plus qu'à une petite distance de ces masses régulières, une impression toute différente succède : vous êtes frappé de surprise, et dès que vous gravissez la côte, vos idées changent comme subitement ; enfin, lorsque vous touchez presque au pied de la Grande pyramide, vous êtes saisi d'une émotion vive et puissante, tempérée par une sorte de stupeur et d'accablement. Le sommet et les angles échappent à la vue. Ce que vous éprouvez n'est point l'admiration qui éclate à l'aspect d'un chef-d'œuvre de l'art, mais c'est une impression profonde. L'effet est dans la grandeur et la simplicité des formes, dans le contraste et la disproportion entre la stature de l'homme et l'immensité de l'ouvrage qui est sorti de sa main : l'œil ne peut le saisir, la pensée même a peine à l'embrasser. C'est alors que l'on commence à prendre une grande idée de cet amas immense de pierres taillées, accumulées avec ordre à une hauteur prodigieuse. On voit, on touche à des centaines d'assises de 200 pieds cubes du poids de 30 milliers, à des milliers d'autres qui ne leur cèdent guère, et l'on cherche à comprendre quelle force a remué, charrié, élevé un si grand nombre de pierres colossales, combien d'hommes y ont travaillé, quel temps il leur a fallu, quels engins leur ont servi ; et moins on peut s'expliquer toutes ces choses, plus on admire la puissance qui se jouait avec de tels obstacles.
Bientôt un autre sentiment s'empare de votre esprit, quand vous considérez l'état de dégradation des parties inférieures : vous voyez que les hommes, bien plus que le temps, ont travaillé à leur destruction. Si celui-ci a attaqué la sommité, ceux-là en ont précipité les pierres, dont la chute en roulant a brisé les assises. Ils ont encore exploité la base comme une carrière ; enfin le revêtement a disparu partout, sous la main des barbares. Vous déplorez leurs outrages, mais vous comparez ces vaines attaques au massif de la pyramide, qu'elles n'ont pas diminué peut-être de la centième partie, et vous dites avec le poète : « Leur masse indestructible a fatigué le temps. » Suspendons ici nos réflexions sur ce monument, dont bientôt nous parlerons plus en détail, et achevons de jeter un coup d'œil général sur l'ensemble des lieux.
Dès qu'un voyageur arrive sur le plateau des Pyramides, c'est comme un besoin pour lui d'en faire le tour, au moins de la première ; et cette promenade lui donne encore de celle-ci une plus grande idée ; elle demande au moins un quart d'heure en marchant vite, à cause des monticules de sables et de débris accumulés à la partie inférieure de chaque face.
Quiconque vient ici payer un tribut de curiosité à ces monuments, mais qui n'y apporte pas des opinions faites à l'avance, n'est frappé que du spectacle qu'il a devant lui ; il ne cherche pas à maîtriser ses impressions par des réflexions vagues sur la destination des pyramides, parce qu'elle lui est inconnue ; sur ce qu'elles ont coûté aux peuples de fatigues et de sacrifices, parce qu'il l'ignore, et qu'il ne s'en rapporte pas aux assertions sans preuve des esprits prévenus ni aux incertitudes des étymologies. Il observe, il compare ; ne jugeant que des faits qu'il a sous les yeux, il voit que les auteurs, quels qu'ils soient, de la Grande pyramide, ont construit le monument le plus durable et le plus élevé sous le ciel ; et il conclut que, sous ce rapport et par ce fait seul, les Égyptiens se sont placés au premier rang des peuples de la terre.



En donnant à ces masses, comme Pline, le nom de prodigieuses, portentosœ moles, il se garde de décider avec lui que c'est le fruit d'une vaine et folle ostentation de la richesse des rois ; enfin il s'abstient de prononcer avec Bossuet que ces ouvrages ne sont rien que des tombeaux, parce qu'il sent que ce grand écrivain a voulu surtout faire sortir de son sujet une grande pensée morale, sans songer à l'histoire des arts chez les Égyptiens et à leurs progrès dans les sciences, chose qu'il n'a pu connaître.
Pour se former, autant que cela est possible, sans avoir été sur les lieux, une juste idée de l'aspect de tous ces monuments, vus du levant, du nord et du sud, et aussi des accidents divers que le sol présente, le lecteur doit consulter les vues pittoresques, dans lesquelles ils sont représentés : les personnages que les artistes y ont introduits lui serviront d'échelle pour apprécier, mieux que par le discours, les dimensions et les proportions relatives de ces édifices. (…)
De quel coup d'œil imposant, de quel magnifique spectacle on jouit à cette hauteur [sur la plate-forme de la Grande Pyramide], et à mesure qu'on y arrive ! Les villages ressemblent à des fourmilières, et les hommes qui sont au bas paraissent imperceptibles ; en Europe, les objets aperçus d'une élévation bien plus grande se rapetissent bien moins à la vue. Quand on distingue à peine au pied de l'édifice ces petites figures aller, venir et se mouvoir comme des fourmis, on se demande si ce sont bien les semblables de ces mêmes êtres, si disproportionnés avec le monument, qui ont accumulé tant de matériaux, qui ont porté de telles masses à une si grande élévation. À la surprise la réflexion succède : l'ouvrage des hommes les abaisse d'abord, ensuite il les élève. On découvre bientôt par la méditation que ce n'est point le simple résultat des efforts matériels, mais celui d'un génie audacieux et persévérant ; que c'est le travail de l'intelligence et non celui de la force physique.
C'est seulement au sommet de la pyramide qu'on en prend une juste idée, et que l'attente est surpassée par le spectacle. De là, on verrait à douze lieues de distance, si la vue pouvait y atteindre.  À cette hauteur, sur cette cime imposante, il semble que l'âme s'élève, que les facultés s'agrandissent ; tout concourt à exalter l'imagination."
Les illustrations sont extraites de la Description de l'Égypte

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