dimanche 7 octobre 2012

Aucun monument “n'a mieux bravé les efforts destructeurs du temps” (Achille Fouquier - XIXe s. - à propos de la Grande Pyramide)

De ses voyages (Europe, Balkans, Afrique du Nord, Proche et Moyen-Orient), Achille Fouquier (1817-1895), diplômé de l'École des mines de Paris, rapporta de nombreuses illustrations (croquis et dessins pris sur le vif). Il relata également ses périples dans quelques ouvrages, dont Hors de Paris : canal de Suez, Le Caire, Jérusalem, Damas, publié en 1869, dont on trouvera ici de larges extraits relatifs aux pyramides égyptiennes.
Le ton est parfois, au regard de nos “valeurs” et critères actuels, à la limite du supportable ou du ridicule. Ainsi en était-il très souvent des réactions des voyageurs, aux premières heures de ce que l’on n’appelait pas encore le “tourisme”, qui tenaient à voir les pyramides sans avoir à subir la présence des “Bédouins” ou “Arabes”, quémandeurs de l’incontournable bakchich.
Parfois, le “touriste” conquérant débarquait sur le sol d’une civilisation plurimillénaire avec son attirail moralisateur d’Occidental bien-pensant : “Combien ne reste-t-il pas de préjugés à détruire, lira-t-on ci-dessous, de superstitions à déraciner, de lumières à répandre, de mystères à arracher à la nature ?”
On pourra toutefois relever, dans la relation d’Achille Fouquier, des observations et remarques de bon sens concernant les “antiques sépultures des Pharaons”. Et comment aurait-il pu en être autrement tant le “magique panorama” des pyramides et la majesté de “monuments d'un autre âge et d'une autre civilisation” ne s’apprécient réellement que dans le silence des préjugés et des “idées confuses”...

“Bientôt dans quelques heures j'allais voir, éclairés par un soleil brillant, les Pyramides, ces sentinelles séculaires qui veillent aux portes du désert. les sphinx énigmatiques, les élégantes coupoles des mosquées, leurs innombrables minarets et aussi ces riches campagnes verdoyantes même au milieu de l'hiver. Que d'idées confuses traversent l'esprit ! Que de souvenirs lui apparaissent comme une lueur fugitive, dans ce berceau de la civilisation ! Que de noms magiques sont évoqués ! A côté de ceux des pharaons viennent se grouper ceux de Moïse, Cambyse, Alexandre, Antoine, César, Omar et Bonaparte ; en eux se résument, en quelque sorte, les grandes étapes de l'humanité depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Vainqueurs et vaincus dorment aujourd'hui dans la même poussière ; malgré leurs hauts faits et leurs méfaits, les siècles passent, et la terre qui les a nourris, indifférente aux actions des hommes, n'en continue pas moins sa marche silencieuse à travers les espaces. (...)
Dans l'ouverture d'un pli de terrain j'aperçus tout à coup le lointain profil des Pyramides, ces antiques sépultures des Pharaons dont les cendres ont été dispersées par d'avides profanateurs ou de trop curieux savants. Les morts de tous les âges qui se révélaient à moi par les pierres accumulées sur leurs dépouilles mortelles, contrastaient d'une étrange façon avec cette masse de courtisans dont je venais de m'éloigner. (...)
Arrivé au pied de la grande pyramide, je fus aussitôt entouré d'une foule d'Arabes qui voulaient s'emparer de ma personne pour me hisser au haut du monument. Ce ne fut qu'après avoir donné à leur chef le bakchich obligatoire, et en menaçant les bédouins d'un petit bâton dont je m'étais armé tout exprès pour me garantir de leur approche, que je pus commencer mon ascension. 




Un gigantesque escalier
La pyramide se compose d'assises successives qui sont en retraite les unes sur les autres jusqu'au sommet. L'inclinaison du plan des quatre faces est de 50°. La hauteur des marches de ce gigantesque escalier, de 1 mètre à 1 m 20 environ, ne dépasse que d'un dixième leur largeur ; on peut donc facilement cheminer sur l'espace horizontal que forme la retraite des assises.
On attaque l'escalade par une des arêtes ; et comme les pierres sont plus ou moins ébréchées par le temps, on trouve toujours aisément où poser le pied. Ce n'est que très accidentellement qu'il faut s'aider des mains pour franchir les gradins.
Toute personne qui n'a ni le vertige, ni la goutte ou l'équivalent, fera sans le secours de personne cette ascension, qui, après tout, n'est que d'une centaine de mètres. Car si la pyramide a 137 mètres de hauteur verticale, les sables qui se sont accumulés au pied de la face par laquelle on commence la montée, forment un plan incliné très doux qui diminue d'autant la portion un peu plus difficile. Arrivé au sommet on trouve une plate-forme carrée de 10 mètres de côté, car la pyramide est décapitée ; jadis elle se terminait en pointe.
Les bédouins, qui n'avaient cessé de tournoyer autour de moi comme des mouches, s'empressèrent à l'envi de m'offrir des couteaux pour graver mon nom dans la pierre tendre, comme ils le voient faire à tant de gens. Quelques-uns grattaient les noms des visiteurs qui m'avaient précédé pour me faire, disaient-ils, une jolie place. Mais je préférais contempler le magique panorama qui s'étendait autour de moi. Quel imposant tableau ! (...)

La plus parfaite et la plus étonnante régularité
Il existe probablement dans les vastes contrées de l’Asie, ou sur d'autres points du globe, quelques débris de monuments qui sont aussi anciens, qui le sont plus même que la grande pyramide ; mais, outre que l'histoire ne sait ordinairement à qui les attribuer, aucun n'est aussi imposant par sa masse, et n'a mieux bravé les efforts destructeurs du temps.
Après bien des discussions, bien des hypothèses souvent ridicules, on sait aujourd'hui à n'en pas douter, comme nous l'avons déjà dit, que cette pyramide a été construite par un pharaon de la IVe dynastie nommé Chéops, que les textes contemporains appellent Khoufou. Il l'a fait élever pour lui servir de tombeau. Cent mille hommes qui se relayaient tous les trois mois furent employés pendant trente ans à ce gigantesque travail. Les ingénieurs, les architectes modernes, seraient certes capables d'édifier un semblable monument, mais arriveraient-ils facilement à construire des chambres et des couloirs intérieurs qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conserveraient à travers soixante siècles la plus parfaite et la plus étonnante régularité, ainsi que je l'ai constaté en visitant l'intérieur de la pyramide ?

“Il y aurait à faire une série d'observations intéressantes sur la propagation de la chaleur à travers un corps aussi peu conducteur que la pierre.”
Dès que l'on pénètre dans le monument on sent une chaleur intense que le manque absolu d'air rend plus étouffante encore. J'ai regretté de ne pas avoir un thermomètre pour savoir au juste le degré qu'il aurait atteint au sein de cet immense bloc de pierre qui reçoit depuis tant de siècles l'action directe du soleil. La température y est-elle constante ? Présente-t-elle une différence entre l'été et l'hiver ? Il y aurait à faire une série d'observations intéressantes sur la propagation de la chaleur à travers un corps aussi peu conducteur que la pierre. Ce lieu d'observation n'a pas d'analogue dans le monde et tentera, j'espère, la curiosité de quelque savant.
Ce n'est pas sans une certaine difficulté qu'on chemine dans cette longue succession d'étroites galeries, qui montent, qui descendent, et dont on aura bien vite une idée précise en jetant les yeux sur les plans et coupes qui en ont été faits avec beaucoup de soin. Ces galeries aboutissent à deux chambres, celle de la reine et celle du roi ; dans cette dernière seulement on trouve un beau sarcophage de granit. Il est vide depuis longtemps, et nul ne sait où sont les illustres dépouilles qu'il contenait. Émouvant exemple de la vanité des conceptions humaines !
Dans ce sépulcre édifié jadis avec tant de peine, dont l'entrée avait été murée pour la dérober à toutes les recherches, où la nuit et le silence devaient régner jusqu'au moment d'une glorieuse résurrection, j'entendais la voix rauque et gutturale des Arabes qui m'accompagnaient, je voyais ces demi-sauvages promenant leurs lumières vacillantes et fumeuses dans toutes les parties de ce sanctuaire objet jadis d'une si grande vénération, et qui semblait profané par leur présence.
Chéops en construisant une pyramide pour son tombeau fut imité par un grand nombre de ses successeurs, car on en compte jusqu'à soixante-sept, réparties par groupes sur une étendue d'une dizaine de lieues seulement. Dans la basse comme dans la Haute -Égypte, on n'en voit aucune. Très dissemblables les unes des autres par la grandeur, elles diffèrent aussi toutes par certains détails de construction.

Une précision admirable


En montant sur le trône les pharaons commençaient leur tombeau, dans de petites proportions d'abord, et l'importance du monument allait en augmentant avec la longueur du règne. A la mort du roi, quand ses restes avaient été déposés dans la chambre sépulcrale, on murait la porte d'entrée, tournée invariablement du côté du nord, on revêtait la pyramide de pierre dure et de ciment, de manière à unir les faces et à faire disparaître les gradins qui la composaient.
Auprès de la grande pyramide de Chéops, on en voit trois de petite dimension. L'une d'elles, d'après Hérodote, aurait servi de sépulture à une fille de Chéops.
On remarque aussi les restes de la grande chaussée qui traversait toute la vallée du Nil pour aller jusqu'au fleuve, à l'endroit où l'on débarquait la pierre destinée à édifier ces monuments. Cette pierre, calcaire assez tendre extrait des immenses carrières situées au pied du mont Mockatan, aurait été bien vite détruite par le temps dans un autre pays que l'Égypte. Les galeries intérieures et les chambres sépulcrales sont seules formées de grands blocs de granit ajustés avec une précision admirable.
La pyramide de Khefren est à peu de distance de là. Elle a 135 mètres de hauteur verticale, et conserve encore une portion de son revêtement primitif, vers sa partie supérieure, qui n'en reste pas moins accessible aux bédouins, Ils grimpent en peu de minutes jusqu'à son sommet, si vous leur donnez les quelques pièces de monnaie qu'ils sollicitent de votre générosité.
La pyramide de Mycérinus, la troisième du groupe de Guiseh, n'a que 107 mètres de hauteur verticale. Les chambres sépulcrales étaient creusées dans le roc, de sorte qu'elle a été faite seulement pour recouvrir le tombeau, au lieu d'être le tombeau lui-même. La momie du pharaon son fondateur, Menkara ou Menkeres, a été trouvée par un Anglais en 1837 et enlevée par lui pour le Musée britannique, où elle est en ce moment. (...)

Le Sphinx, symbole de la puissance infinie
On ne peut s'éloigner de tous ces monuments d'un autre âge et d'une autre civilisation sans voir le grand sphinx. Tout mutilé qu'il est par le temps, qui lui a dévoré une partie du nez, entamé les joues, et malgré les proportions colossales de tout ce qui l'entoure, il n'en a pas moins un grand air.
Il date de Thoutmès IV, de la XVIIIe dynastie ; il a été sculpté à même la montagne ; la tête seule mesure 9 mètres de hauteur, et le corps en a 57. Divinité détrônée à jamais, ce grand corps de pierre a perdu une partie de son prestige, mais par ses proportions colossales il frappera d'étonnement, pendant bien des siècles encore, les générations futures.
Dans les idées des Égyptiens, le sphinx avec son corps de lion, sa poitrine et sa tête d'homme, symbolisait la puissance infinie, car dans cet emblème la force s'unissait à l'intelligence. Quand on donnait au sphinx une tête et une poitrine de femme, on représentait la déesse Neith, la déesse de la sagesse, la mère du soleil, la personnification enfin de toute fécondité. (...)
Je ne pouvais me décider à partir, et, tout en contemplant le panorama qui se déroulait à mes pieds, tout en rêvant aux choses du passé de gradin en gradin, sans pour ainsi dire m'en être douté, je me trouvai une seconde fois au sommet de la pyramide transformée alors en un vrai cabinet de lecture ; on y lisait le Guide Murray, on écrivait avec enthousiasme aux amis ou aux parents. Quelle joie de dater une lettre du sommet des Pyramides ! Quelle joie de la recevoir, de la communiquer aux intimes !

“Maintenant, il pleut des voyageurs !”
Quel effet cela eût produit il y a seulement quatre-vingts ans ! Maintenant il pleut des voyageurs; depuis que nos armées victorieuses ont pénétré jusque dans Pékin et dans tant d'autres lieux, depuis que les bateaux à vapeur et les chemins de fer sillonnent le globe dans tous les sens, il n'est presque personne qui n'ait plus ou moins fait le tour du monde. Et malgré cela, combien ne reste-t-il pas de préjugés à détruire, de superstitions à déraciner, de lumières à répandre, de mystères à arracher à la nature ? Ce sera l'œuvre des générations futures et nous verrons leurs efforts, de ces régions inconnues où s'envolent les âmes.
C'est seulement depuis la fin du règne de Méhémet-Ali que l'on peut faire sans crainte la course des pyramides. Avant cette époque on courait le risque, si l'on n'était pas en force, d'être enlevé par quelques-unes des tribus de bédouins qui erraient sans cesse sur les limites du désert. De rudes châtiments, qui ont chaque fois suivi de près leurs brigandages, rendent aujourd'hui la sécurité complète. (...)
Quant aux pyramides de Saqqarah, elles m'ont paru si petites et si délabrées à côté de celles de Guiseh, que je n'ai pas eu un instant l'envie de les aborder, elles ont encore cependant des dimensions fort respectables. Il y en a une dizaine dont la plus grande offre une particularité dont on ne peut se rendre compte que le mètre à la main. Sa base, au lieu d'être carrée comme toutes les autres, mesure 120 mètres sur deux de ses surfaces et 107 sur les deux autres.”
Source : Gallica


(les deux illustrations dans le corps de l'article ne sont pas extraites de l'ouvrage)