dimanche 21 octobre 2012

“Ces fastueux monuments de la vanité humaine” (Céleste-Étienne David - XIXe s. - à propos des pyramides)

Mais qu’est-il donc allé faire dans cette galère ? Avec quelques précautions oratoires, Céleste-Étienne David (1802-1875) relate, dans son ouvrage Souvenirs d'un voyage dans l'isthme de Suez et au Caire (1865), sa découverte des pyramides de Guizeh, avouant tout de go qu’une telle expédition représente pour lui un “devoir”, mais en aucun cas une “satisfaction”. Certes, il reconnaît ne pas être imperméable aux émotions, mais il a le “courage” d’avouer que ces “entassements de pierres” lui inspirent surtout un “affligeant désappointement”.
Surprenant de la part de cet ancien ministre plénipotentiaire, commandant de l’Ordre de la Légion d’Honneur et de divers ordres étrangers, et de surcroît membre de la Société d'archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-et-Marne, et de la Société française d'archéologie !
Après s’être, bon gré mal gré, aventuré dans l’intérieur de la Grande Pyramide, l’auteur reconnaît toutefois à celle-ci un “incontestable intérêt archéologique et monumental”, notamment sous le rapport d’une “gigantesque chronologie”. Mais cela ressort de ses propos : point trop n’en faut !
Pour la bonne bouche, je vous recommande enfin la réponse qu’il apporte à cette bien étrange question : Pourquoi le simoun, chargé des sables désertiques, n’a jamais soufflé dans la vallée du Nil proprement dite ?




“Il me restait encore, après avoir admiré sous tous ses aspects l'ancienne capitale des Kalifs, à visiter les pyramides, mais toujours, par un secret pressentiment, une inexplicable répulsion, que ne justifiait certainement pas tout ce que de célèbres voyageurs ont publié sur ces gigantesques monuments, je remettais de jour en jour mon inévitable pèlerinage aux tombeaux des Pharaons ; je n'avais plus que 24 heures à passer au Caire ; il fallut bien me décider.
Je partis donc le matin, au point du jour, avec mon excellent compagnon de voyage, M. de Lagau, ancien ministre plénipotentiaire, plutôt pour aller remplir un devoir, que pour satisfaire un de ces impatients désirs qu'éprouvent généralement les touristes sur la terre étrangère. Et pourtant ce n'était pas que mon imagination sommeillât, fatalement endormie au milieu de tant de merveilles ; ce n'est pas qu'elle se refusât aux émotions même de l’archéologie, d'une archéologie surtout entourée d’un si grand prestige. Loin de là ; jamais, depuis que j'étais entré dans le désert, je n'étais plus avide de voir, d'admirer, mais un secret pressentiment, je le répète, m'annonçait vaguement un grand désappointement, que je regrettais d'avance d'avoir à expliquer.
Nous partîmes pourtant sur deux beaux ânes, car en Egypte ce guide intelligent des caravanes est la monture préférée, non seulement dans les courses aux environs de la capitale, mais encore dans le Caire, où les plus graves musulmans, voir même les ministres du vice-roi, circulent, entourés de leurs gens, sur ces beaux ânes richement harnachés, et dont l'allure est si douce, le pied si sûr. (...)

L’ “orgueil sépulcral des Pharaons”
Enfin nous aperçûmes les pyramides. Après tout ce qu'on a dit de ces grandes constructions pharaoniques, de l'imposant effet qu'elles ont produit sur certains voyageurs, il faut du courage, je l'avoue, beaucoup de courage pour déclarer, comme je le fais, la main sur la conscience, que je n'ai jamais éprouvé, dans mes nombreuses pérégrinations à travers les deux mondes, un désappointement plus complet, je dirai plus affligeant, qu'en présence de ces célèbres entassements de pierres, si éloquemment interpellés par le général Bonaparte, avant la bataille qui porte leur nom.
Je les ai contemplées longtemps avec tristesse, mais avec un vif, un ardent désir de m'incliner comme tant d'autres, devant leur majesté séculaire ; je me suis reporté, par la pensée, aux temps reculés, où elles furent construites par l'orgueil sépulcral des Pharaons, et ma pensée, tout en admettant, sans conteste, le grand intérêt archéologique de ces montagnes de pierres, arrosées jadis de la sueur et du sang de tant de malheureux, ma pensée, dis-je, est demeurée froide et attristée... comme elle l'est toujours en présence d'un champ de bataille, où le vainqueur a pu acquérir quelque gloire, mais où l'humanité a eu tant à souffrir !
Plus de trois millions d'hommes ont été condamnés, pendant trente ans, à élever laborieusement la plus grande des pyramides et plus d'un million sont morts à la peine ! Plus d'un million trois cent mille mètres cubes de pierres et de maçonnerie ont été employés à la construction de ce
gigantesque tombeau, qui ne renferme même plus aujourd'hui les tristes dépouilles du chef tout puissant de la quatrième dynastie, ou plutôt de l'implacable despote, qui n'a pas craint de reposer sur une terre rouge encore du sang d'un million de ses sujets. L'histoire rapporte que le peuple, qui souffre, mais n'oublie pas, fit lui-même, après la mort de Chéops, justice de tant de cruautés, en violant son tombeau et jetant ses cendres au vent.

“Ah ! j'aime bien mieux ce grand sphinx !”
Ces pyramides, si vantées, n'apparaissent d'ailleurs, je le déclare hautement, que comme un point dans l'immensité du désert, qui lui du moins est beau, majestueux et solennel, comme tout ce qui sort de la main de Dieu.
Ah ! j'aime bien mieux ce grand sphinx, enseveli dans le sable jusqu'au poitrail, dont le regard triste et sévère semble condamner, quoique préposé à leur garde, ces fastueux monuments de la vanité humaine, descendant du trône dans la tombe et toujours s'imposant, pendant la mort, comme pendant la vie.
Près du sphinx est aussi une autre ruine, qui offre un grand intérêt ; c'est un petit temple, découvert récemment par M. Mariette, qui en donnera sans doute une description détaillée. Ce temple doit d'ailleurs remonter à une époque antérieure à celle des pyramides de Giseh ; ses colonnes de granit noir affectent la forme carrée et n'ont aucun ornement ; quelques figures hiéroglyphiques seulement sont gravées sur de grandes dalles et seront sans doute bientôt déchiffrées par le savant disciple de l'illustre Champollion ; nous saurons alors au juste à quoi nous en tenir.

Un “véritable labyrinthe pétrifié”


Mais pénétrons dans l'intérieur de la grande pyramide, car puisque j'en ai parlé, je dois la faire connaître telle qu'elle m'est apparue, sous tous les aspects.
L'entrée de la chambre mortuaire du roi Chéops est à trois ou quatre mètres du sol, mais elle est tellement étroite, tellement déprimée, qu'on est obligé de se courber en deux pour y pénétrer ; on glisse d'abord sur une pente très rapide de granit ; parvenu au fond de ce premier précipice, où l'on commence à perdre la respiration, l'on doit faire un brusque mouvement à droite et alors commence la plus pénible des ascensions sur des corniches de marbre, où l'on peut à peine poser le pied, et sur des degrés de granit, tellement usés par le temps, qu'on ne saurait s'y maintenir sans le secours de deux Arabes ou Bédouins, qui vous tirent par devant, vous poussent par derrière ; vous crient, à chaque instant, de baisser la tête ; vous entraînent à droite, à gauche, dans tous les sens, à travers ce véritable labyrinthe pétrifié ; vous annoncent en passant (car on est dans la plus complète obscurité), que vous avez sous les pieds un puits qui a autant de profondeur que la pyramide qui le recouvre a de hauteur, c'est-à-dire, près de 480 pieds.
Enfin, on parvient, tout en nage et respirant à peine, dans la grande chambre mortuaire, triste caveau de marbre et de granit, dont on peut à peine apprécier les dimensions, malgré les nombreuses lumières portées par les guides. Le sarcophage du roi Chéops est là, vide et béant, devant vous. Il a été violé par la colère du peuple. ou par quelque obscur conquérant. A quoi donc ont servi les treize cent mille mètres cubes de maçonnerie qui le recouvraient et les trois millions d'hommes qui ont travaillé, pendant 30 ans, à préserver les orgueilleuses dépouilles de cet ambitieux Pharaon ? Mais quittons bien vite, m'écriai-je, ces tristes lieux. De l'air, du soleil, mon Dieu ! Je meurs ici, suffoqué et presque indigné contre ces sombres voûtes, complices du plus scandaleux abus de la force ! Nous redescendîmes donc ces pentes mortuaires avec la rapidité de la flèche, ou d'un malheureux qui fuit devant une bête féroce. et une fois dehors, nous jurâmes de ne plus y rentrer jamais.

“Ces pyramides, antiques annales d'un des plus puissants empires qui aient marqué dans l'histoire du monde”
Et maintenant que j'ai osé dire ma pensée, toute ma pensée sur les pyramides, je déclare de nouveau que je suis loin de contester leur incontestable intérêt archéologique et monumental. Ces grandes pages de granit ont pu seules nous apporter, à travers quarante siècles, de sombres mais importantes traditions pharaoniques, dont j'apprécie toute la valeur relative, sans en admirer l'aspect. Quoi de plus précieux en effet et souvent de plus abrupte, dans la forme, que ces vieilles chroniques, qui nous révèlent tout un passé, sans histoire, ou plutôt sans un de ces admirables historiens, qui, comme Thucydide, Tacite et Bossuet, peignent et racontent si bien, et dont le style magistral, le jugement si sûr et si profond donnent aux faits, déjà si éloquents par eux-mêmes, toute l'éloquence d'un grand et beau drame en action ?
Ainsi ces pyramides, antiques annales d'un des plus puissants empires qui aient marqué dans l'histoire du monde, elles n'offrent à notre esprit que l'aride, mais incontestable intérêt d'une gigantesque chronologie.

“Pourquoi le simoun respecte-t-il ainsi la vallée du Nil ?” 

Source : Collection of photographs of Egypt and Nubia

Parlerai-je de l'opinion de quelques ingénieux archéologues, qui, ne pouvant justifier la colossale inutilité des pyramides, leur ont supposé une destination que rien ne confirme d'ailleurs, quand on a été sur les lieux mêmes et qu'on s'est bien rendu compte de leur véritable situation à l'égard du désert ? En effet, comment la vallée du Nil aurait-elle pu être garantie de l'invasion des sables du désert occidental par deux seuls groupes de pyramides aussi distancées que le sont celles  de Gizeh et de Sakkarah ? Plus de douze kilomètres les séparent ; tous les sables du Sahara égyptien n'auraient-ils pas pu pénétrer par une si large brèche et tout envahir devant eux.
Et puis des pyramides de Gizeh jusqu'à Alexandrie, autre grande brèche de plus de cent vingt kilomètres, complétement ouverte au subtil et terrible envahisseur, auquel on a bien gratuitement opposé des barrières imaginaires. Mais qu'on se rassure, les tempêtes de sable n'ont jamais franchi le Nil, le simoun, ce vent impétueux qui soulève à l'ouest des pyramides des trombes de sables errants, si redoutées des caravanes, et qui ont manqué, autrefois, d'ensevelir toute l'armée d'Alexandre, n'a heureusement jamais soufflé dans la vallée du Nil proprement dite. Autrement l'Egypte n'existerait plus depuis longtemps ! Mais, me demandera-t-on, sans doute,
pourquoi le simoun respecte-t-il ainsi la vallée du Nil ?
Ne pouvant expliquer ce grand phénomène naturel, je réponds sans hésiter : C'est parce que Dieu a dit aux sables du désert, comme aux flots de la mer, vous n'irez pas plus loin !”

Source : Gallica