samedi 20 octobre 2012

“L'édification lente et successive des pyramides”, selon Émile de La Bédollière (XIXe s.)

Émile Gigault de La Bédollière (1812-1883) était écrivain, journaliste et traducteur.
Ayant visité l’Égypte en 1869 comme délégué aux fêtes d’inauguration du canal maritime de Suez, il relata son périple dans son ouvrage De Paris à Suez : souvenirs d'un voyage en Égypte (1870).


Sans doute séduit par les travaux gigantesques supervisés par son compatriote Ferdinand de Lesseps, il n’éprouva pas la même admiration, tout en prenant ses précautions oratoires ( “Me garantissez-vous qu'il ne me sera rien fait ?” ), pour les pyramides du plateau de Guizeh qualifiées, tout comme d’autres monuments funéraires de l’Égypte antique, de “constructions fort laides et disgracieuses”. Seul le Sphinx eut droit à sa clémence, échappant à ce jugement à l’emporte-pièce.
L’auteur s’est néanmoins livré à quelques considérations sur les techniques de construction des pyramides. Selon lui, les bâtisseurs égyptiens eurent recours au plan incliné pour le transport des matériaux et les monuments furent construits par époques successives (on emploiera plus tard le terme d’ “accrétion”), afin d’y abriter les dépouilles de plusieurs membres d’une même dynastie pharaonique.

“Nous voici sur une belle route macadamisée, bordée d'acacias, et arrosée comme les allées du bois de Boulogne : nos montures reprennent le galop, et une demi-heure après, du haut des pyramides, quarante siècles nous contemplent
Me garantissez-vous qu'il ne me sera rien fait ? Je vous avouerai que les Pyramides où les rois
d'Égypte dormaient de l'éternel sommeil, les sérapéums creusés pour recevoir les dépouilles sacrées des bœufs Apis, les tombeaux de chats, d'ibis, de crocodiles sacrés, sont, à mes yeux, des monuments de la folie humaine, de l'infatuation monarchique, de la crédulité aveugle, du servilisme abject, et ce sont en outre des constructions fort laides et fort disgracieuses.
Un prince de nos jours qui ferait préparer à ses ossements un caveau au centre d'un amas de pierres en forme pyramidale, laisserait un nom entaché de ridicule, et l'architecte qui servirait son idiote fantaisie concourrait en vain pour le prix de cent mille francs qu'a remporté M. Duc.


Perring, J. S. (John Shae), 1813-1869, lithographer
“Un plan incliné, en terre d’alluvion, sur lequel la pierre était roulée”
Qu'est-ce donc qui, dans les pyramides, nous frappe d'admiration et de stupeur ? L'énormité de la masse et les prodigieuses dimensions des blocs de basalte, de granit et de pierre calcaire.
Il en est de régulièrement taillés qui ont, sur toutes leurs faces, cinq ou six mètres de hauteur et de largeur et même davantage. Comment les a-t-on fait venir des montagnes de Mottakan (*) , qui sont de l'autre côté du Nil ? Comment a-t-on empilé, jusqu'à la hauteur de cent trente-sept mètres, ces Pélions sur ces Ossas ? (**)
C'est ce que je crois pouvoir déterminer.
De l'examen de plusieurs bas-reliefs, notamment de ceux que Layard a rapportés de Ninive et que j'ai vus au British Muséum, il résulte qu'avec la terre d'alluvion de ces contrées, qui se dessèche si vite et durcit au soleil, les anciens Égyptiens établissaient un plan incliné sur lequel la pierre était roulée depuis l'endroit où, de la carrière, ils l'avaient amenée sur des chariots traînés par des bœufs, jusqu'à l'emplacement qui lui était assigné dans l'édifice ; elle était posée
sur des rouleaux et hissée à force de bras. Ces travaux ont dû coûter la vie à des millions d'hommes succombant à la peine, mais qu'importait à l'orgueil dynastique des Pharaons ?
Nous tenons à juger l'oeuvre en son entier, et, affrontant la fatigue, soutenu par deux robustes
Arabes, nous grimpons à la grande pyramide. La montée est en zigzag. On va d'abord de gauche à droite, puis on reprend de droite à gauche une ligne qui forme avec la première un angle de 45 degrés. Deux robustes Arabes nous tiennent par les bras et nous aident à escalader les degrés, dont la plupart ont un mètre de haut.
Assez souvent, ces ciceroni perfides font halte à mi-chemin, et feignent de vouloir planter là le
voyageur pour lui arracher un batschisch ; mais, le 24 novembre, grâce aux nombreux soldats et kavas rangés aux portes de la maison où s'arrêteront le vice-roi et le grands monsieur, nous évitons cette extorsion. (...)

“Des sépultures de famille”
On ne saurait appliquer à la visite intérieure des Pyramides le vers de Virgile Facilis descensus Averni. Il faut glisser sur des pentes rapides, ramper dans des couloirs, par une chaleur équatoriale et au milieu de ténèbres que la lueur des torches semble accroître au lieu de dissiper. Et pour voir quoi ? des caveaux humides et nus.
Bien que l'on dise habituellement : la pyramide de Cheops, la pyramide de Mycérinus, la pyramide d'Armyrtée (***), de Cheptra, il me semble évident que ces immenses mausolées n'étaient pas faits pour un seul Pharaon  ; c'étaient des sépultures de famille.
Les rudiments de pyramides épars çà et là autour de la plus complète indiquent comment il était procédé à leur édification. Un premier roi jetait la base en réservant au centre une place pour son sarcophage. Un second étage était construit pour son successeur ; et ainsi, après un travail de plusieurs siècles, un héritier de la dynastie posait le couronnement de l'édifice. Le tout était couvert d'un revêtement historié de peintures dont on remarque encore les vestiges à la cime de la pyramide de la tille de Chéops.
Ce dernier monument est encadré d'une fosse quadrangulaire creusée dans la roche basaltique.
Des galeries ouvertes dans les palais de cette fosse ont contenu les sarcophages de hauts dignitaires dont leurs demi-reliefs peints rappellent les exploits.

Le Sphinx : “conception hardie, exécutée avec un talent supérieur”


Le Sphinx colossal, taillé dans le roc, avait été désensablé, il y a quelques années, par les soins
de Mariette-Bey, cet infatigable explorateur d'antiquités égyptiennes, aujourd'hui directeur du musée égyptien de Boulaq. Il a une tête d'homme sur un corps de lion. Accroupi sur ses pattes de derrière, il étend ses pattes de devant, entre lesquelles se sont placés des stèles, des cippes, des autels votifs comme pour en être protégés. La marée de sable est revenue, et l'on ne voit plus du colosse que la tête et les épaules. Elles sont de proportions régulières, d'un beau galbe, d'un dessin correct. La coiffure laisse à découvert les oreilles, qui ont environ deux mètres de haut. La largeur de la tète, de l'une à l'autre, peut être d'une douzaine de mètres. Le Sphinx n'est pas, comme les Pyramides, surtout une œuvre de patience et de force ; c'est une conception hardie, exécutée avec un talent supérieur. (...)
À cinq heures, nous sommes au pied du Mastabet el Firoun, ou plutôt de la partie supérieure que l'océan de sable n'a pas submergée. Elle confirme l'opinion que j'ai émise sur l'édification lente et successive des pyramides. Les étages de celle-ci sont si nettement indiqués, qu'on pourrait les croire isolés les uns des autres.”

(*) erreur manifeste de l’auteur. Lire : Mokattam
(**) allusion à la mythologie grecque : “Fils d'Aloée et d'Iphimédie, les Aloades menacèrent d'entasser le Mont Pélion sur le Mont Ossa et d'escalader le ciel pour attaquer les dieux de l'Olympe, comme dans le temps jadis les Géants avaient entassé l'Ossa sur le Pélion puis ils décidèrent d'enlever enlever Héra et Artémis.” (mythologica)
(***) lire : Amyrtée

Source : Gallica