jeudi 11 octobre 2012

“Les monuments de l'ancien Empire, ceux de Memphis et de Saqqarah, étaient déjà les produits d'un art très conscient de lui-même, et loin des tâtonnements du début” (Gaston Migeon - XXe s.)

Gaston Migeon (1861-1930), auteur de l’ouvrage Le Caire, le Nil et Memphis (1906), fut conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre, collectionneur directeur honoraire des Musées nationaux, membre du conseil des Musées nationaux et professeur à l’École du Louvre. Instructeur de mondes nouveaux dans les collections nationales, on lui doit la constitution des premières collections d’art chinois, japonais et “musulman”.
Deux remarques sur les pages qu’il consacre à sa découverte des pyramides du plateau de Guizeh.
Tout auréolé qu’il pouvait être de ses titres, reflétant ses indéniables compétences, l'auteur avait quand même une manière particulière d’aborder les Égyptiens qui glanaient quelques maigres revenus de la fréquentation touristique sur le site des pyramides. Rien de nouveau sous le soleil, certes. Le comportement de notre auteur était, si l’on se réfère à d’autres relations de la même époque, plutôt courant. Mais de là à qualifier les quémandeurs de “nuée de moucherons”, “petits vauriens”, “petits monstres”... il y a rétrospectivement de quoi s’indigner.
Deuxième point, relatif aux techniques de construction des pyramides : l’auteur se réfère à deux “écoles”, à savoir l’allemande, représentée par Lepsius (technique de l’accrétion), et la française, représentée par Maspéro et reprise par Petrie (un plan architectural “arrêté une fois pour toutes”). Quant à savoir laquelle de ces deux hypothèses a eu la préférence de Gaston Migeon, l’histoire ne le précise pas...



“Les Pyramides s'élèvent sur la rive gauche du Nil, sur le dernier degré de la chaîne Lybique qui s'abaisse vers la plaine et finit en un plateau de sable peu élevé.
La route qui va du Caire aux Pyramides est tout entière admirable, bordée de ces gigantesques acacias qui font une voûte d'ombre et de fraîcheur, entre les terres basses d'irrigation où poussent le coton, le maïs et la luzerne. Des villages de terre séchée émergent de ces plaines bourbeuses, s'étageant sur des monticules qui les garantissent de l'inondation.
Sur ces routes qui partent du pont de Kasr-en-Nil, soit dans la direction de Ghézireh, soit dans celle de Ghizeh, règne une incessante circulation : marche vive des porteurs de fruits qui viennent à la ville, trot allègre des ânes, pas lent des files de chameaux chargés de fagots. Par les matinées d'une vive fraîcheur, tout le courant se porte vers le Caire ; puis il reflue lentement vers le soir, chacun regagnant son village, la journée faite ; c'est l'heure de la belle lumière et des splendides couchers de soleil. Les cavaliers font un temps de galop, les cyclistes poussent jusqu'à Mena-House, où se célèbre chaque jour le plus smart des five-o'clock.

Les “grands gaillards qui exploitent les Pyramides”
Mais à mesure que l'on approche, peu à peu, les trois silhouettes grises des Pyramides grandissent, à travers les feuillages fins des acacias. En même temps s'impose à vous la plus insupportable nuée de moucherons que l'on puisse imaginer ; les petits vauriens vous guettent de loin, galopent aux portières des voitures, escorte obsédante et criarde, scandant d'une voix gutturale, que coupe de temps à autre l'essoufflement, le mot terrible qui, pendant six mois, retentit d'un bout à l'autre de l'Egypte, sur le passage du touriste exaspéré : « Bag. chich ? Bag. chich ? » Puis, à peine a-t-on mis pied à terre, et calmé par quelques bienfaits bien distribués la fringale de ces petits monstres, d'autres apparaissent aussitôt, moins turbulents, mais plus odieux encore : ce sont les grands gaillards qui exploitent les Pyramides. Ceux-ci, en des langues diverses, s'offrent à vous montrer toutes les curiosités de l'endroit ; ils vous feront un cours sur les règnes de Chéops et de Khéphren, vous feront valoir le mystérieux intérêt du Sphinx, ou vous proposeront l'aide de leurs muscles vigoureux pour vous hisser au sommet de la grande Pyramide. Refus, colères, rages, viennent se briser contre cette impassibilité sûre de vaincre.

Deux façons d’expliquer la construction des pyramides


L'hôtel dépassé, la verdure cesse brusquement, on monte par une rampe sablonneuse, et tout de suite c'est le Désert. Les trois masses de pierre barrent la vue, on en distingue maintenant les assises. La légende que nos lectures nous ont transmise, que notre imagination même a amplifiée, nous a préparés à considérer d'avance les Pyramides comme des masses fabuleuses, et la réalité apporte sans doute quelque déception.
Informes, présentant des surfaces non pas lisses, mais rocailleuses, hérissées d'arêtes vives et de saillies, elles donnent l'impression d'un gigantesque escalier aux marches irrégulières, faites d'énormes blocs de granit. Les plus fortes impressions qu'elles vous donnent, c'est le soir, à l'heure où le soleil descend derrière la chaîne Lybique, emplissant le ciel de lueurs de pourpre et d'or ; c'est la nuit aussi, dans le grand silence dont la lune entoure les choses, et qui les grandit mystérieusement.
Les Pyramides étaient des tombes royales, cela est maintenant de toute évidence ; mais l'école allemande représentée par M. Lepsius, et l'école française représentée par M. Maspéro, diffèrent dans leurs façons d'expliquer leur construction ; le premier y voit un noyau central autour duquel seraient venues s'ajouter plusieurs couches successives de constructions ultérieures ; le second au contraire, suivi en sa théorie par le savant anglais Flinders Petrie, prétend que le nombre des chambres et des couloirs d'une pyramide n'était destiné, par son unique constructeur qu'à dépister les recherches ; le plan en était arrêté par l'architecte une fois pour toutes, et l'exécution, une fois mise en train, se poursuivait jusqu'à complet achèvement.

Un secret de 4.000 ans
Le groupe des Pyramides de Ghizeh, qui n'est pas le plus ancien, en compte neuf, parmi lesquelles celles de Chéops, de Khéphren et de Mykerinos. Celle de Chéops, avait une hauteur de 145 mètres et une base de 233. Elle avait gardé jusqu'à la conquête arabe un parement de pierres de couleurs qui formaient une surface unie. A l'intérieur, tout avait été disposé pour soustraire aux curieux l'emplacement du sarcophage, comme si le Pharaon avait eu une sorte de prescience de ce que tenteraient dans le cours des siècles les fouilleurs de tombeaux, et les archéologues indiscrets.
L'entrée se trouvait au milieu de la face nord, on pénétrait alors dans un couloir incliné qui menait à une chambre inachevée et murée. Il fallait revenir près de l'entrée, découvrir à quelques mètres au plafond du couloir une pierre différente des autres, la faire sauter et suivre alors un couloir ascendant qui s'ouvrait et se séparait ensuite en deux branches ; l'une d'elles, la bonne, qui s'élevait, était fermée de nouveaux murs qu'il fallait percer avant d'arriver à la chambre du sarcophage de granit mutilé et sans couvercle. Tant de précautions n'avaient pas été inutiles, puisque la Pyramide de Chéops avait gardé pendant 4.000 ans son secret.
On monte facilement au sommet de la grande Pyramide de Chéops. Mais le spectacle qu'on y a ne répond peut-être pas entièrement à l'espérance qu'on en avait, ni à la fatigue qu'on en éprouve. La garde des Pyramides est confiée à une tribu de Bédouins, responsable de tout accident, et dont la vie est largement assurée par le tarif de dix piastres qu'elle peut percevoir pour chaque ascension. Les blocs de granit étant tels qu'un homme ne peut seul d'une enjambée y atteindre, deux Bédouins prennent chacun une main de l'ascensionniste, et le hissent de bloc en bloc, ce pendant que deux autres le poussent par derrière. Mais cette montée ne s'effectue pas sans arrêts ; on cherche bien à faire chanter le voyageur, et à lui arracher en cours de route quelques piastres de plus que le tarif ne l'a fixé, ou à lui vendre quelque scarabée faux ou quelque monnaie que les Bédouins ont toujours dans leurs poches. Puis on redescend tenu en laisse par la longue écharpe dont ils ceignent les reins du voyageur, un peu à la façon d'un sac de farine.
Les Pyramides de Ghizeh appartenaient à des Pharaons de la IVe Dynastie ; celles d'Abousir qui leur font suite vers le sud à des Pharaons de la Ve. Les cinq Pyramides de Saqqarah encore plus au sud appartiennent à la VIe Dynastie.

“Ah ! si tu pouvais parler !” 


Les Pyramides dépassées, on descend par des pentes de sable, et le Sphinx apparaît. “Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert, et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon, et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'Empyrée, il garde encore malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe et saisit jusqu'au profond du cœur.”
Il inspire une crainte indéfinissable, tant sa face reste impénétrable, tant ses yeux vides semblent garder la vision d'une foule de choses lointaines, ignorées et terribles. Que fait-il là, unique monument de son âge, impassible sous le ciel, perdu dans la solitude ? Tous les peuples ont passé devant lui, et se sont évanouis. On est tenté de lui dire : “Ah ! si tu pouvais parler !” Sentinelle muette du Désert, enracinée à la chaîne Lybique, il disparaîtrait un peu plus chaque jour sous l'envahissement des sables, si l'on ne prenait soin de le déblayer. Son corps qui se délite, n'offre plus que vaguement l'aspect du lion, et le cou dans son effritement est devenu un peu mince pour le volume de la tête. Le nez a été brisé par la brutalité des Barbares. Et cependant nulle œuvre sortie de la main des hommes n'offre plus de force et plus de souveraine grandeur. On n'oublie plus jamais, quand on les a vus, l'intensité et la profondeur de pensée de ces yeux qui regardent si loin, par delà la réalité des choses.
C'est une des œuvres humaines les plus anciennes que nous connaissions ; il existait déjà du temps de Chéops, puisque une stèle découverte par Mariette nous apprend que ce Pharaon fit construire sa Pyramide auprès du temple du Sphinx qu'il avait fait restaurer, et où par ses ordres avaient été déposées les statues des Divinités.
Ainsi donc, par delà la Pyramide de Chéops, par delà le Sphinx,nous pouvons concevoir une période archaïque perdue dans un insondable lointain, puisque déjà à une époque si reculée, un temple de si puissante construction que le temple du Sphinx avait besoin d'être restauré. On peut ainsi mieux assurer cette hypothèse que les monuments de l'ancien Empire, ceux de Memphis et de Saqqarah, étaient déjà les produits d'un art très conscient de lui-même, et loin des tâtonnements du début.”

Source : Gallica