mercredi 5 décembre 2012

Brève visite aux pyramides de Guizeh : le récit d’Adrien Dauzats, sous la plume d’Alexandre Dumas

Imaginez un peu ! L’affiche était alléchante : Quinze jours au Sinaï : impressions de voyage (1838), par Alexandre Dumas.
Mais à y regarder de plus près, et renseignements pris, Alexandre Dumas père (1802-1870), tout grand écrivain amoureux des voyages qu’il était, n’a jamais mis les pieds en Égypte. En réalité, l’ouvrage dont il est ici question (cela est bien explicité sur la couverture de certaines éditions) a effectivement été rédigé par Alexandre Dumas, mais d’après les notes d’Adrien Dauzats (1804-1868) qui, lui, a bien effectué le voyage en Égypte. Le narrateur n’est donc pas l’auteur.
Grand ami de l’écrivain, le peintre Adrien Dauzats (1804-1868), a accompagné en 1830 sur les rives du Nil le baron Taylor (cf. note de Pyramidales), lors d'une mission officielle pour négocier l'acquisition pour la France de l’un des deux obélisques de Louxor. En si bon chemin, une halte aux pyramides s’imposait...
Portrait de Dauzats, par Loys Delteil

“Nous avancions lentement : à l'inconvénient du vent contraire avait succédé celui des bas-fonds, et quoique nous tirassions à peine trois pieds d'eau, nous touchions parfois le sable. Nous fîmes ainsi deux ou trois lieues en quatre ou cinq heures, et avec une grande fatigue. Vers le soir, nous vîmes lentement s'élever, sur un horizon rougeâtre, trois monts symétriques dont les contours se dentelaient sur le ciel : c'étaient les pyramides ! les pyramides, qui grandissaient à vue d'œil, tandis qu'à notre gauche les premiers mamelons de la chaîne libyque encaissaient le Nil dans ses flancs de granit.
Alexandre Dumas
Nous restâmes immobiles ; nos yeux ne pouvaient se détacher de ces constructions gigantesques, auxquelles se rattachaient un souvenir antique si grand et un souvenir moderne si glorieux ! Là aussi le moderne Cambyse avait eu son champ de bataille, où nous pouvions, comme Hérodote avait vu les cadavres des Perses et des Égyptiens, retrouver à notre tour les ossements de nos pères ! A mesure que le soleil descendait, son reflet montait sur les flancs des pyramides, dont la base se couvrait d'ombre ; bientôt le sommet seul étincela comme un coin rougi ; puis un dernier rayon sembla flotter à l'extrémité du sommet aigu, pareil à la flamme qui brûle à la pointe d'un phare. Enfin cette flamme elle-même se détacha, comme si elle fût remontée au ciel pour allumer les étoiles, qui, un instant après, commencèrent à briller.
Notre enthousiasme tenait de la folie, nous battions des mains et nous applaudissions à cette décoration magnifique. Nous appelâmes le patron pour lui demander de ne pas avancer d'un pas pendant la nuit, afin que nous ne perdissions rien, le lendemain, du paysage grandiose qui allait se dérouler devant nous. Cela tomba à merveille : il venait, de son côté, nous dire que la difficulté de la navigation exigeait que nous jetassions l'ancre. Nous restâmes encore longtemps sur le pont, regardant du côté des pyramides, quoique l'obscurité ne nous permît plus de les distinguer ; puis nous nous retirâmes dans notre tente pour en parler encore, ne pouvant plus les voir. (...)
Nous résolûmes d'étendre nos courses le lendemain jusqu'aux pyramides, en passant par le champ de bataille et en revenant par Gyzeh. Au point du jour, on nous amena des ânes de premier ordre, avec lesquels, en moins de dix minutes, nous fûmes à Boulacq ; nous y passâmes le Nil, et nous nous trouvâmes immédiatement sur le champ de bataille où trente-deux ans auparavant s'était décidée cette dernière querelle de l'Orient et de l'Occident. L'investigation fut courte ; des hauteurs d'Embabeh nous le découvrîmes entièrement. Au reste, tout est là pour le souvenir et la pensée, rien pour la description.
Nous prîmes, à vol d'oiseau, notre course vers les pyramides ; bientôt nous fûmes forcés de marcher au pas : nos montures enfonçaient jusqu'aux genoux dans le sable ; de sorte que nous mîmes près de cinq heures à atteindre la première, qu'il nous semblait, en débarquant, pouvoir toucher en allongeant le bras.
La plus grande des pyramides, celle sur laquelle on monte de préférence, repose sur une base de six cent quatre-vingt-dix-neuf pieds de long, et paraît, d'en bas, légèrement échancrée à son sommet. Formée de pierres superposées, dont les assises vont en rentrant, elle présente un escalier gigantesque, dont chaque marche a quatre pieds de haut et dix pouces de large. L'ascension, au premier abord, nous parut, sinon impossible, du moins médiocrement commode à exécuter ; mais Mohammed s'attaqua à un angle, enjamba la première assise, attrapa la seconde, et, nous faisant signe de le suivre, continua son chemin comme s'il nous invitait à la chose la plus simple. Quelque médiocre que fût le plaisir à une montée de quatre cent vingt et un pieds sous un soleil ardent, et avec la réflexion de la pierre contre laquelle nous grimpions comme des lézards, nous n'en eûmes pas moins honte de rester en arrière. Quant à Mayer, habitué à courir sur les bastingages et les vergues de son bâtiment, il triomphait à son tour et sautait d'assise en assise comme une chèvre en gaieté. Enfin après vingt minutes de travail laborieux, après nous être suffisamment retourné les ongles et écorché les genoux, nous arrivâmes au sommet, d'où il nous fallut penser presque aussitôt à redescendre, sous peine de voir fondre immédiatement le peu de graisse que le soleil d’Égypte nous avait laissée sur les os. Cependant j'eus le temps d'embrasser à mon aise tout le paysage. (...)
Nous fîmes le tour de la pyramide pour trouver un peu d'ombre. Malheureusement le soleil était à son zénith, de sorte qu'il ruisselait également sur les quatre pans de la tombe de Chéops. Nous tournâmes tout autour sans trouver une place où l'on pût demeurer plus de cinq minutes immobile sans devenir fou. Alors nos Arabes nous montrèrent, au tiers de la pyramide, du côté du nord, l'entrée par laquelle on pénètre dans le monument. Cette gueule sombre, que le colosse ouvrait comme pour respirer, nous parut si pleine d'ombre et de fraîcheur, que, tout fatigués que nous fussions, nous nous remîmes en route, et que nous l'atteignîmes en moins de cinq minutes. Nous y trouvâmes l'emplacement d'une salle à manger, sinon très commode, du moins très fraîche; c'était tout ce que nous demandions.
Le repas fini, nous fîmes monter des torches, afin de visiter, puisque nous nous y trouvions tout portés, l'intérieur de la pyramide.
On pénètre dans ce monument par un corridor carré, qui offre une ouverture d'un mètre en tout sens, à peu près, et qui descend dans l'intérieur par une inclinaison de 45 degrés. A mesure qu'on s'éloigne de l'entrée, on sent la chaleur diminuer ; mais à l'atmosphère épaissie par la fumée des torches il se mêle une poussière impalpable soulevée par les pas des visiteurs, qui rend l'air très fatigant à respirer. Enfin on arrive à deux chambres, que l'on appelle, l'une la chambre du roi, l'autre celle de la reine ; dans la première est un sarcophage de granit dont le couvercle est brisé, la seconde est vide.
Nous sortîmes des chambres de Leurs Majestés, où il n'y a rien à voir absolument que les murs, pour aller saluer Son Altesse le sphinx ; il est de quelques centaines de pas plus près du Nil que les pyramides : c'est le chien gigantesque qui garde ce troupeau de granit. Avec l'aide de mes Arabes, je parvins à lui monter sur le dos et du dos sur la tête ; ce qui n'est pas encore un médiocre travail. Mayer m'y suivit immédiatement. Je me laissai glisser aussitôt sur les épaules du colosse et de ses épaules à terre, et je me mis à le dessiner pendant que Mayer, debout sur son oreille, lui servait de plumet : cela me donna tout naturellement mon échelle de proportion.
  de la grande pyramide, il y en a une autre plus petite, dont la cime est parfaitement conservée et se termine en pointe ; on la gravit rarement, et le premier qui monta dessus, nous dirent nos Arabes, est un tambour français qui, poursuivi par des mamelouks, ne trouva rien de mieux que d'escalader cette muraille, où ses ennemis ne pouvaient le poursuivre. Arrivé à l'extrémité la plus élevée, il eut l'idée, pour appeler à son aide, de battre le rappel de toute sa force : le vacarme qu'il fit fut entendu à une lieue à la ronde, et le général Régnier envoya deux compagnies, lesquelles mirent les mamelouks en fuite, et débloquèrent l'assiégé, qui descendit de sa pyramide avec les honneurs de la guerre. (...)
Après deux heures d'une navigation délicieuse, nous prîmes terre en face des pyramides de Sakkara. Elles sont plus anciennes et par conséquent plus dégradées que celles de Gyzeh : leur contour est irrégulier ; quelques-unes ont des degrés de petite dimension, les autres n'ont, pour arriver à leur sommet, que dix marches colossales qui semblent bâties pour des géants. A leur base, le sol est couvert d'ossements ; on n'a qu'à fouiller le sable avec les pieds ou les mains, pour mettre à jour des fragments de momies, des langes, des bandelettes, de petits fétiches, des vitrifications et des scarabées. Au-dessous de ce sol sont des catacombes immenses où dorment les habitants de l'ancienne Memphis, dont toute cette rive du Nil était la nécropole.”    

Source : Gallica