lundi 3 décembre 2012

“Ces pyramides (sont) si fortes et si solides qu’il serait impossible d’en démolir aucune, supposé même que tout le genre humain y travaillât durant plusieurs générations” (Giovanni Paolo Marana - XVIIIe s.)

Les deux textes qui suivent sont extraits du tome 4 de l’étrange ouvrage de Giovanni Paolo Marana (1642 - 1693) L’Espion dans les cours des princes chrétiens ou Lettres et Mémoires d’un envoyé secret de La Porte dans les cours de l’Europe ; où l’on voit les découvertes qu’il a faites dans toutes les cours où il s’est trouvé, avec une dissertation curieuse de leurs forces, politique et religion.
Giovanni Paolo Marana était un noble, génois de naissance qui, après avoir participé en 1672 à une conjuration manquée destinée à faire passer la ville de Savone sous la domination des ducs de Savoie, s'est installé en France.
Son ouvrage romanesque, qui inspira les Lettres persanes de Montesquieu, cherchait à faire découvrir par un Oriental l'histoire et les mœurs de l'Europe et plus particulièrement de la France d’alors. Pour une meilleure lisibilité, j’ai rétabli l’orthographe actuelle.
Les extraits que j’ai choisis se démarquent de cette teneur globale de l’ouvrage, puisqu’ils nous ramènent au Caire que l’auteur, s’adressant à Mehemet Eunuque (premier extrait), décrit en ces termes : “Tu peux te faire en Égypte plusieurs sortes de félicités, et te rendre à présent le Caire aussi agréable que Constantinople l’était autrefois. Tous les lieux sont agréables quand on a de la vertu. Si l’inaction de déplaît, tu trouveras assez de quoi t’occuper dans cette grande ville. Et quant aux occasions, elles ne manquent jamais à ceux qui sont prêts d’en profiter. D’ailleurs, le caractère des Égyptiens est que ceux qui demeurent parmi eux trouvent à s’y occuper selon leur inclination. Mais si tu es mélancolique, tu n’aurais pu, ce me semble, choisir un pays plus propre à cette espèce de tempérament.”

Lettre XLVI : À Mehemet Eunuque, relégué en Égypte
“Si j’étais en ta place, j’irais souvent voir les pyramides, et  je ne me lasserais jamais de chercher l’antiquité de ces admirables édifices. L’art n’a presque rien fait qui m’ait coûté plus d’étude et plus de travail, que l’origine de cette merveilleuse fabrique.
Les pyramides surpassent de beaucoup, pour la grandeur et la magnificence, les plus célèbres édifices des Grecs et des Romains, et même ceux qu’ils ont élevés dans leur état le plus florissant. Je voudrais donc fort savoir quand ces pyramides ont été commencées, par qui, et pourquoi. Je ne saurais croire ce qu’en dit Josephe historien juif, qu’elles furent bâties du temps de Moïse, législateur de cette nation ; et que tous les Hébreux qui montaient à des centaines de mille, y travaillèrent comme esclaves, par ordre du roi qui régnait alors en Égypte.
J’ai lu Hérodote de Grèce, Diodore de Sicile, Strabon, Pline, et autres auteurs qui se sont donné beaucoup de peine à rechercher l’antiquité des pyramides. Cependant, après tous leurs voyages en Égypte, après toutes leurs conversations avec les prêtres du pays, ils en sont revenus avec peu de lumières ; ont laissé les choses dans l’incertitude, et ont varié dans leurs relations.
L’un veut qu’elles aient été faites pour enterrer les rois. L’autre dit qu’elles ont été bâties par Joseph, fils de Jacob, hébreu et Grand Vizir d’Égypte, qui en fit des greniers, où il mit les grains qui firent subsister l’Égypte durent les sept ans de famine dont la terre fut affligée de son temps. Ibn Abd’ Alhokm, notre compatriote, déclare que quand il était en Égypte, il ne peut pas tirer des prêtres la moindre certitude au sujet de l’antiquité des pyramides, ou de leurs fondateurs. De là il conclut que, puisqu’il n’était resté dans le monde ni mémoires, ni
vestiges de leur origine, il est probable qu’elles furent bâties avant le Déluge.
Cela s’accorde parfaitement bien avec ce que nos autres écrivains arabes ont dit du roi Saurid qui régnait en Égypte, trois cents ans avant le Déluge. On raconte des choses surprenantes de ce prince (...).
On dit (que le roi Saurid) fit bâtir les pyramides, et y fit porter toutes ses richesses, les tables des sciences mystérieuses, les lois, et tout ce qu’il estima précieux et digne d’être préservé de la destruction générale. (...)
En posant ainsi que Saurid est le fondateur des pyramides, cela ne doit s’entendre que des plus grands princes d’Égypte ; et il faut dire que les autres qui leur succédèrent (peut-être après le Déluge) travaillèrent par émulation et par un désir de gloire à achever le reste. C’est là le seul moyen de concilier nos écrivains arabes avec Hérodote, Diodore et autres historiens occidentaux, qui disent que Cheops ou Chemnis, Chephren, Cabryis et Mucerinus, fils de Chemnis, furent les fondateurs de certaines pyramides particulières. Strabon et Pline soutiennent qu’une des pyramides fut bâtie par une Rhodope fameuse courtisane, ou du moins par quelques-uns de ses amants.
Il est certain que les Anciens ont écrit avec beaucoup d’obscurité et de confusion quand il a été question de marquer exactement le temps où ces illustres monuments ont été bâtis. L’un dit que celui-ci ou celui-là a bâti une pyramide ; l’autre fait voir le contraire, et prouve que cette pyramide était bâtie longtemps avant ce prétendu fondateur. Ce désordre et ces contradictions forment, ce me semble, une preuve démonstrative de l’antiquité de ces monuments. Je ne trouve point d’autorités si raisonnables et si uniformes que celles des Arabes. Ils posent tous unanimement comme une vérité certaine que ces incomparables édifices furent bâtis longtemps avant le Déluge. Leur sentiment est confirmé par les Annales d’Égypte, composées par des écrivains de la race coptite, descendue de Coptim fils de Masar, fils de Bansar, fils de Cam, fils de Noé ; avec qui le bon prêtre Philemon s’allia en se mariant dans sa famille ; et ce furent ses descendants qui furent les dépositaires des archives et des traditions de l’ancien monde.
Si l’on convient, cher Eunuque, de la vérité de ces histoires, qui font mention de ce que les rois d’Égypte ont fait avant le Déluge, quelle raison aurons-nous de douter des fragments de Manéthon, prêtre égyptien, ou de la généalogie et succession des rois d’Égypte que nous a donnée Hérodote ; ou de la chronologie du même pays, démêlée par Diodore, qui porte le règne des Égyptiens plus de mille ans au-delà de toutes les autres anciennes époques de la création, à la réserve de celle des Assyriens ou des Chinois et des Indiens, qui vont encore plus loin dans l’antiquité.
Je ne sais si c’est un effet de la timidité ou de la paresse de l’esprit, de n’oser pas entrer dans une si vaste spéculation, et de ne vouloir pas se donner la peine d’exercer ses facultés, à se former une idée naturelle du monde. Il nous en coûte, il est vrai, pour considérer avec application, l’existence et la durée éternelle des choses. Il n’y a qu’une pensée immortelle qui puisse ramener l’âme à une telle infinité de siècles. (...)”

From A pictorial geography of the world. (Boston : Strong, 1849) Goodrich, Samuel G. (Samuel Griswold) (1793-1860), Author (NYPL digital gallery)

Lettre LXIII : À Pesteli son frère, grand-maître des douanes du Grand Seigneur à Constantinople
“Quant à ce que je t’ai promis de t’informer des pyramides, des momies et autres singularités de l’Égypte, sache que notre cousin Fousi est un grand critique, et qu’il donne le démenti à Hérodote, à Diodore, à Strabon, à Pline, et à tous les autres écrivains grecs et romains, et ne s’accorde en rien avec nos historiens arabes.
Il dit que les pyramides ne sont ni aussi hautes, ni que leurs fondements n’occupent pas un aussi grand terrain que le veulent les Anciens. Il se moque de ceux qui soutiennent qu’elles ne font point d’ombre à midi, ayant expérimenté le contraire, le soleil étant au signe du Capricorne. Nous pouvons l’en croire sur de bonnes raisons, car il est dit de Thalès Milésien, qui vivait il y a deux mille ans, qu’il prit la hauteur des pyramides par leur ombre.
Il y a trois de ces admirables édifices, qui ne sont pas éloignés du Caire, et il y en a environ dix-huit dans les déserts de la Libye. On croit en général qu’ils furent bâtis pour la sépulture des rois d’Égypte ; les uns avant le Déluge, et les autres après. Il y a des historiens qui n’ont pas manqué de dire que Seth fils d’Adam fut enterré dans la plus grande des pyramides.
Fousi a été dans ce vaste bâtiment, et atteste que lui et sa compagnie, étant montés et descendus par certaines galeries, ils vinrent enfin dans une chambre carrée dont les murailles étaient de pur marbre de Thèbes ; et au milieu, il y avait une caisse de la même pierre qui, lorsqu’on la frappait du pied, rendait un son comme un instrument de musique. Il est à croire que c’est dans cette caisse qu’était le corps du roi qui bâtit cette pyramide.
Les anciens Égyptiens croyaient qu’après même ce qu’on appelle la mort ou la séparation de l’âme d’avec le corps, il y avait certain art pour les retenir ensemble, sinon dans une aussi étroite et intime union qu’auparavant, au moins dans une très familière correspondance, et cela durant plusieurs siècles. De sorte que l’âme se faisait toujours un plaisir de rôder autour du corps, et d’exercer ses facultés dans le lieu où reposait le corps. (...)
Ce sont les préparatifs qu’on faisait pour retenir l’âme en rendant le corps éternellement odoriférant et incorruptible. Et afin que la majesté des esprits des rois ne fût jamais interrompue ou violée par le voisinage des esprits vulgaires, ou par la brutale approche des mortels, les rois bâtissaient ces superbes édifices, comme le palais de leur dernier repos. De là vient aussi qu’on les construisait dans le désert et dans des lieux non fréquentés, et qu’on leur donnait la forme qu’on croyait la plus durable et la plus propre à les garantir des injures du temps, des attaques des éléments et de la commune destinée de tous les ouvrages humains.
Chaque pierre était d’une prodigieuse grosseur, et attachée avec la voisine par une barre de fer. Cela joint à la force et à la fermeté invincible du ciment, rend ces pyramides si fortes et si solides qu’il serait impossible d’en démolir aucune, supposé même que tout le genre humain y travaillât durant plusieurs générations.
Al’ Mamun calife de Babylone entreprit de le faire, mais en vain. Car après avoir mis ses gens en besogne, et fait de grosses dépenses, ce qu’ils démolirent fut si peu de chose que sentant bien qu’il épuiserait ses trésors s’il se mettait en tête de démolir seulement la centième partie de la pyramide commencée, il abandonna son dessein, ne pouvant se lasser d’admirer la sagesse des fondateurs.
S’il est vai que ces sortes d’attraits obligent l’âme à demeurer avec le corps dans le tombeau, et que la future félicité d’un homme consiste en cela, j’admirerais moi-même ces sages Égyptiens, et je serais le premier à les imiter. Je me bâtirais durant ma vie un petit mausolée à proportion de mes facultés, et j’ordonnerais par mon testament et dernière volonté qu’on embaumât mon corps, et qu’on le confît de manière qu’il durât éternellement. Mais si tout cela ne peut changer les secrets de la destinée, ou forcer l’âme qui est immortelle à demeurer en un certain lieu, je dois conclure avec Pline que la sagesse tant vantée des Égyptiens n’était autre chose qu’une glorieuse folie, et toute la magnificence avec laquelle leurs rois bâtissaient ces superbes sépulcres, une excessive dépense.”
Source : Google livres