dimanche 27 janvier 2013

“Il arriva aux pyramides ce qui arrive à tout ce qui est excessif : un prompt dépérissement” (Adolf Erman - XIXe-XXe s.)

Johann Peter Adolf Erman (1854-1937) est l’auteur du texte que l’on lira ci-dessous. Ce texte est extrait de La Religion égyptienne, ouvrage publié en 1907, dans une traduction française réalisée par Charles Vidal.
Formé à Leipzig et Berlin, (Adolf Erman) fut professeur à l'université de Berlin où il créa en 1884 une école d'égyptologie. En 1885, il fut nommé directeur du département égyptien du Musée royal.
“Le nom d'Erman est l'un de ceux qui comptent dans les annales. C'est lui qui a donné une impulsion nouvelle aux études égyptologiques par ses travaux sur l'écriture, la langue et la littérature de l'Egypte, ainsi que par ses ouvrages sur la religion de l'époque des Pharaons.” (extrait de la présentation de La Civilisation égyptienne, éditions Payot)
Dans le cadre d’une présentation des rites funéraires pratiqués par les anciens Égyptiens, et plus globalement de leur conception de la mort, l’auteur propose ici une brève analyse sur l’évolution des constructions destinées à la sépulture des rois et des notables.


“Une autre forme de tombeau plus riche s'offre à nous en ce temps reculé d'abord pour les rois. Ce grand tombeau de Negadé, dans la Haute Egypte, dans lequel fut enterré vraisemblablement Mènes, le plus ancien roi dont les Égyptiens des temps récents gardassent le souvenir, est une construction quadrangulaire en brique, dont les puissants murs montent en oblique jusques en haut et dont le toit plat était formé de troncs de palmier. La chambre contenant le cadavre du roi constituait le noyau de la construction ; dans quatre autres chambres attenantes à celle-ci étaient déposées les quantités considérables d'aliments, de vin et de cruches de bière, les lits de repos en bois d'ébène, les magnifiques vases en pierre et tout le surplus du mobilier dont le roi aurait besoin dans la mort.
Ses successeurs se bâtirent des tombeaux semblables à Abydos, et dans quelques-uns de ceux-ci nous constatons tout d'abord l'existence d'une coutume qui prendra de l'importance plus tard ; le roi n'y est pas inhumé seul ; dans de petites chambres près de lui repose sa cour, ainsi que nous l'enseignent les petites pierres funéraires de ces chambres ; le souverain se trouvait là entouré de ses femmes, de ses gardes du corps, voire de ses nains et de ses chiens qui lui tenaient ainsi compagnie dans la mort.


“La vraie forme de la tombe royale”

Mais cette façon de maison mortuaire ne resta pas longtemps le privilège des rois, les grands suivirent leur exemple, et ceci amena les souverains à rechercher une autre forme de tombeau et leur fit adopter la pyramide, qui, depuis la fin de la troisième dynastie (environ 2800 av. Chr.), constitue la vraie forme de la tombe royale.
Les pyramides, que l'on a appelées si souvent la marque distinctive de l'ancienne Egypte historique, peuvent de fait être considérées comme telles ; elles nous montrent en tous cas à quelle puissance et à quel crédit s'était élevée cette antique royauté.
Déjà la première pyramide connue, celle à degrés de Sakkara, que s'était fait bâtir le roi Zoser, est une construction géante dont la maçonnerie en blocs de calcaire ne s'élève pas à moins de 60 mètres de hauteur. Mais qu'est cela au regard de l'édifice érigé par son cinquième successeur, le roi Chéops, en présence de la grande pyramide de Giseh ? Pour se rendre compte de ses dimensions, qu'on se figure à Berlin un carré formé par l'académie et l'arsenal d'un côté et par l'opéra et la rue Dorothée de l'autre et couvert d'une masse de pierre s'élevant à la hauteur de la cathédrale de Strasbourg. Et cependant cette œuvre gigantesque, dont le plan fut étendu à plusieurs reprises pendant le long règne du roi, n'avait d'autre fin que de préserver de la destruction le cadavre du souverain. Mais si le roi put mettre ainsi à contribution, dans cet unique but, toutes les forces de son pays, cela ne montre-t-il pas qu'en ce temps déjà on considérait la conservation du cadavre comme le plus saint des devoirs ; il est évident que cette époque était déjà dominée par l'idée d'un rappel à la vie possible du corps décédé (...).

“Les pyramides, grandes ou petites, n’ont pas procuré aux cadavres de leurs morts une protection durable”

Il arriva aux pyramides ce qui arrive à tout ce qui est excessif, un prompt dépérissement. Les deux successeurs immédiats de Chéops édifièrent encore leurs pyramides dans le style gigantesque de leur prédécesseur, mais les souverains de l'ancien empire qui vinrent ensuite (et il y en a parmi eux qui jouirent d'un long règne) se contentèrent de constructions relativement petites. L'on peut ajouter que ces petites pyramides ont aussi bien ou aussi mal rempli leur but que leurs sœurs les géantes, car ni les unes ni les autres n'ont procuré aux cadavres de leurs morts une protection durable. En dépit des blocs de granit entre lesquels se trouvaient calfeutrés les étroits corridors de ces monuments ils n'en ont pas moins, déjà dès l'antiquité, été ravagés et pillés.
L'intérieur de la pyramide n'étant plus accessible à personne après l'enterrement, il fallut que l'espace nécessaire à pratiquer la vénération du souverain défunt fût pris et organisé au dehors et près d'elle ; on créa donc un temple pour la réception des offrandes auquel se rattachaient des magasins et toutes sortes de bâtiments pour la préparation des mets et qui furent bientôt suivis de maisons d'habitation et d'installations administratives pour les prêtres et les employés de la pyramide, tous ces divers éléments avec la pyramide furent considérés comme une ville et portèrent des noms qui proclamaient sa magnificence et son éternelle durée : Horizon de Chéops ou grande Chephren ou encore demeure pure de Userkof.


“L’aspect d’une ville”

Aux alentours de la pyramide du roi on inhuma ensuite, suivant l'ancienne coutume, les personnes qui avaient vécu dans son entourage durant sa vie, les princes et les princesses et tous les grands de sa cour. Ces tombeaux établis en ordre symétrique autour de la pyramide présentaient l'aspect d'une ville et de ses voies régulières ; ils différaient de grandeur, de matériaux et de décoration, mais pour l'essentiel ils étaient dans la manière de ceux que les fellahs de nos jours, désignant les mastabas, ont appelé prosaïquement le banc.
A l'extérieur le mastaba présente la forme rectangulaire des plus anciennes tombes royales à laquelle elle unit toutes les dispositions qu'on avait imaginées pour la protection du cadavre. On ouvre un trou perpendiculaire (que nous nommons le puits) qui pénètre profondément dans le sol de rocher et l'on creuse à son extrémité inférieure une petite chambre latérale dans laquelle est déposé le cadavre. Sur ce trou ou puits est ensuite entassée, en forme de carré, une masse de blocs de pierre dont les parois sont revêtues à l'intérieur de pierres dégrossies de sorte que le mastaba a l'aspect d'une construction de maçonnerie avec des murs obliques. On pousse le puits jusqu'au toit du mastaba, car c'est par là qu'au jour de l'enterrement on descendra le cadavre ; il est arrivé que l'entrée de la chambre du mort soit murée et que le puits entier jusqu'à son orifice supérieur fut comblé de blocs et de pierrailles.”
Source : Gallica 

vendredi 25 janvier 2013

La visite du “mausolée Kéops”, par Louis Gardey (XIXe siècle)

En sa qualité de professeur du palais impérial et à l’école du Génie de Constantinople, Louis Gardey eut “l’honneur” d’accompagner Sa Majesté Impériale Abd-ul-Aziz (1830-1876), 32e sultan de l’Empire ottoman, au cours d’un voyage qui les conduisit de la Sublime Porte au Caire.
Abd-ul-Aziz



C’est ce périple que relate Louis Gardey dans son ouvrage Voyage du sultan Abd-ul-Aziz de Stamboul au Caire, publié en 1865.

Au pied des pyramides de Guizeh, nulle mention n’est faite du souverain. L’auteur décrit sa propre visite du site et de l’intérieur de la Grande Pyramide. Il a d’ailleurs tenu à avertir ses lecteurs en ces termes :”C'est sous ma seule responsabilité que ce Voyage a été écrit et publié. Je n'ai pas eu la prétention de faire un livre selon les règles de l'art. J'ai voulu raconter ce que j'ai vu ; et en même temps j'ai laissé courir ma plume dans le champ des souvenirs anciens et modernes. On m'accusera peut-être de m'être trop laissé arrêter par des réminiscences classiques et d'avoir mêlé à l'histoire beaucoup de vieille mythologie ; mais j'écris en Orient et pour l'Orient : en parcourant les lieux les plus célèbres de l'antiquité, comment ne pas parler des événements dont ils furent le théâtre et des légendes dont la fable et la poésie les ont à jamais embellis !
On notera la description que propose Louis Gardey des conditions de vie et de travail des ouvriers sur le chantier des pyramides : “Ces malheureux ouvriers, esclaves des vains et fastueux Pharaons, ne se nourrissaient que de racines ou de mauvais légumes et couchaient à la belle étoile. Ils devaient succomber par milliers, écrasés par les pierres ou par les fatigues, ruinés par la faim ou par l'intempérie des saisons.
Il faudra attendre les découvertes récentes du village des ouvriers pour rectifier, voire contredire, une telle lecture de l’histoire. Quant à Louis Gardey, il ne faisait que s’inspirer des relations connues de son temps, qui soulignaient à l’envi les traits tyranniques des pharaons, notamment de Khéops, au risque d’oublier qu’ils étaient de fabuleux bâtisseurs, par architectes interposés.



“Nous voici proche et en face des plus sublimes folies dont la vanité de l'être créé, qu'en théorie on nomme raisonnable, ait jamais laissé la trace ineffaçable. C'est grand, immense, de couleur un peu fauve comme le désert qui borne la plaine.
Mes lectures classiques m'ont laissé dans l'esprit que cent mille hommes à la fois étaient employés à élever ces montagnes de pierres et que tous les trois mois, pendant trente ans, cent mille hommes mouraient à la peine. Le chiffre de la mortalité est évidemment exagéré, mais il était très élevé. Ces cent mille hommes travailleurs devaient se déployer sur toute la vallée du Nil pour extraire les pierres du mont d'Arabie, pour les charrier à travers le fleuve et la plaine jusqu'aux pieds de la chaîne Lybique, pour les asseoir là les unes au dessus des autres en l'état qu'elles nous apparaissent. Ces malheureux ouvriers, esclaves des vains et fastueux Pharaons, ne se nourrissaient que de racines ou de mauvais légumes et couchaient à la belle étoile. Ils devaient succomber par milliers, écrasés par les pierres ou par les fatigues, ruinés par la faim ou par l'intempérie des saisons.
Qu'était-ce donc que cette sagesse des Égyptiens tant vantée, aux foyers de laquelle allaient s'illuminer Hésiode, Lycurgue, Solon, Thalès, Pythagore, Hérodote, Platon, Eudoxe et tant d'autres sages ?


Fouilles du village des ouvriers
“Une apparition effroyable”

Sous l'oppression et la tyrannie les lois se taisaient, mais lorsque le soleil de justice venait à luire, elles reprenaient leur empire. Le jour où Kéops ou Choufou, Képhrem ou Chafra et Mycérinus ou Menkara, constructeurs des trois grandes pyramides, rendirent l'âme et qu'ils furent, comme les derniers de leurs sujets, apportés devant les juges des morts pour être jugés par eux, ceux-ci, l'enquête publique sur leur vie entendue, portèrent cette sentence : “Vous avez accablé vos peuples de corvées et d'impôts, nous vous déclarons indignes des honneurs de la sépulture. Vous nous avez refusé le repos et le bien-être que vous nous deviez, nous vous refusons l'obole sans laquelle l'inflexible Caron n'admet aucun mort au passage du lac Achérusie. Ces immenses tombeaux que vous vous êtes élevés sur les ruines de vos sujets, sur les cadavres de tant de créatures du soleil, nous les donnerons à ces souverains qui auront fondé des villes et des écoles pour civiliser leurs peuples, ou creusé des lacs et des canaux pour fertiliser leurs terres : tel est notre arrêt.”
Au delà de deux ou trois petits villages arabes (Elkafra), ombragés de quelques palmiers, le terrain commence à monter. A la limite de la plaine, sur les flancs des rochers qui servent d'assises aux pyramides, nous voyons un grand nombre d'excavations sépulcrales. Les
Bédouins, accourus à notre rencontre, nous apprennent que les voyageurs qui veulent voir le lever du soleil du haut des pyramides passent la nuit dans ces salles autrefois occupées par des momies.
Nous gagnons le haut du plateau à travers des sables, des décombres, des tessons de briques provenant des déblaiements faits à l'emplacement d'un temple découvert par M. Mariette et autour du Sphinx, lequel se dresse devant nous comme une apparition effroyable.
Ce fantôme, à l'aspect fascinant, dont la tête seule à huit mètres du menton au sommet, semble garder les pyramides, placé qu'il est en avant de la seconde qui occupe le milieu de la ligne. Cette .tête mutilée du nez, de la bouche et des joues, a la forme humaine ; le reste du corps est d'un lion et atteint, couché dans le sable, une longueur de cinquante mètres au moins. Sur le poitrail et sur la face du colosse on distingue les différentes couches du rocher dans lequel il a été taillé et qui devait un peu dominer le plateau. Champollion a cru voir dans cette figure gigantesque un hiéroglyphe signifiant Seigneur-roi et représentant Toutmosis, ou quelque dieu égyptien. (...)


Cliché d'Antonio Beato (1868)
“Quel travail !”

Je m'abstiens (...) de l'ascension et me borne à visiter l'intérieur (du “mausolée Kéops”).
Des monceaux de décombres, provenant de la démolition du revêtement extérieur de la pyramide, en rendent l'entrée facilement accessible. Elle est pratiquée sur la face du nord, à égale distance des deux angles, et à 20 mètres au-dessus de la base. Là, pendant un moment de repos, un jeune Bédouin, boiteux d'une jambe, prépare, sans ordre, sur une pierre, une place pour mon nom qu'il me fait tracer au crayon. Puis il se met à graver mon initiale avec un couteau dont il est muni à cet effet.
Les bougies allumées, j'entre précédé de deux Arabes et suivi d'un troisième, A eux trois, ils me tiennent en équilibre ou m'enlèvent bon gré, mal gré. Je crois redescendre aux Enfers (...).
La galerie que nous suivons, vrai boyau de tranchée, quant aux dimensions, sinon quant au travail, qui est d'un poli parfait, descend, descend toujours. “Où allons-nous ?” m'écriai-je à moitié suffoqué. “Pas peur avec nous”, disent mes guides. Enfin le chemin revient horizontal et nous mène dans une chambre carrée où je puis, sinon respirer à mon aise, du moins me redresser de mon long. Cette chambre creusée dans le roc est à 32 mètres au dessous de la base de la pyramide, juste au niveau du Nil qu'un canal souterrain, au rapport d'Hérodote, mettait en communication avec la pyramide. Quel travail ! Du point où nous sommes jusqu'aux pieds de mes camarades qui foulent la plate-forme du haut, la verticale mesure 170 mètres ! quelle montagne élevée par la main de l'homme ! quel poids au-dessus de nos têtes.
A qui, à quoi fut destinée cette chambre ? à quelque momie de bœuf ou d'ibis peut-être, ou bien à quelques paquets d'oignons sacrés.
La galerie se continue un peu de l'autre côté, mais sans issue apparente. Nous remontons jusqu'à la galerie des autres chambres. Cette seconde galerie, que nous avions aperçue en descendant et d'où part un puits communiquant avec la chambre inférieure, est d'abord montante, puis horizontale, elle conduit à la chambre de la Reine, élevée de 54 mètres au-dessus de celle d'où nous venons et pratiquée, comme les autres, dans l'axe vertical de la pyramide.

“Des savants croient que la construction d'une pyramide commençait par le centre”

Galeries et caveaux, tout est vide de sarcophages et de momies.
Nous revenons sur nos pas pour aller prendre le corridor qui va à la chambre du Roi. Ce passage est plus large, plus commode ; un vestibule plus spacieux précède le caveau royal. Le sarcophage de granit rouge, qui dut recevoir la momie du roi, est encore là. Ce caveau, le plus grand des trois, et le plus élevé, est à 100 mètres au-dessous du sommet de la pyramide.
Par delà paraît un petit couloir où il semble que l'on ait dressé des échafaudages pour monter dans les cinq chambres qui ont été taillées perpendiculairement au-dessus de celle du roi afin d'alléger, croit-on, la pression pyramidale sur le caveau royal. Les couloirs et les chambres offrent un modèle d'appareillage qui n'a jamais été surpassé.
Tel est l'intérieur de ce monument colossal qui avait, dans son intégrité, 451 pieds (près de 150 mètres) de haut, au dessus du sol, avant qu'on eût enlevé les assises qui en formaient la pointe. La largeur de chaque base était, avec le revêtement, de plus de 230 mètres. Cette masse de pierres, d'environ soixante quinze millions de pieds cubes, pourrait fournir les matériaux d'un mur haut de six pieds qui ferait le tour de la France. Primitivement cette pyramide, de même que les autres, se terminait en pointe et était couverte d'un revêtement en pierre polie.
L'entrée même de la pyramide, où une dixaine de personnes peuvent maintenant se tenir réunies, était fermée.
Plus tard le bout et le revêtement ont été démolis ; ce qui fait qu'on peut en gravir le sommet. Les assises, rentrant de cinquante à soixante centimètres les unes sur les autres, forment des gradins un peu élevés, mais praticables avec l'aide des Arabes, surtout aux angles.
Des savants croient que la construction d'une pyramide commençait par le centre au tour duquel on ajoutait successivement des couches extérieures jusqu'à la mort du Pharaon qui la faisait élever, de sorte que la grandeur de la pyramide était proportionnée à la durée de son règne. A ce compte, nous devons regretter que Kéops, qui paraît avoir dépassé en âge tous les Pharaons à pyramides, n'ait pas vécu autant que Nestor : il aurait pu réaliser l'idée de la tour de Babel. Le plateau comportait encore une base beaucoup plus large.”
Source : Gallica

mercredi 23 janvier 2013

Les “greniers (de) Pharaon”, selon le voyageur Ogier d’Anglure (XIVe s.) : texte original

Le texte qui suit, extrait de l’ouvrage Le saint voyage de Jherusalem, publié en 1395, a déjà été présenté dans Pyramidales dans une version “modernisée” éditée par le CNDP.
Il m’a paru intéressant de le proposer également dans sa version d’origine, en respectant une orthographe, en usage au XIVe siècle, qui apparaîtra aujourd’hui comme approximative, tout en gardant une saveur à laquelle on pourra être sensible.
Son auteur, le seigneur Ogier d'Anglure, ou Ogier IX (1360-1412), se rendit à Jérusalem en 1395, avec, au cours du voyage de retour, une escale en Egypte où il demeura un mois, avant de s’embarquer à nouveau le 21 décembre à Alexandrie, "la bonne cité".
Est-il besoin de le rappeler ? Au Moyen Âge et au début de la Renaissance, les pyramides étaient parfois assimilées aux “greniers de Joseph”, ou “greniers de Pharaon”, le patriarche Joseph ayant été investi de la fonction de “vice-roi” d’Egypte.


Les pyramides de Gizeh selon Sébastien Munster, 1544

Les Greniers Pharaon



Le mercredi ensuivant, XXIII jour de novembre, partismes nous quatre et non plus du Caire, ung drugement avecque nous qui estoit appelé Cocheca, et passasmes le flun du Nil à tout (avec) asnes tondus, beaux et grans, pour aler veoir les greniers Pharaon qui sont quatre lieues oultre Babilonie d’aultre part le Nil, et est le chemy assez hayneux (difficile) à y aler, pour ce qu’il fault passer eaue à barques en plusieurs lieux. Néantrnoings il semble à ceulx qui sont en Babilonie que iceulx gregniers soient tous près dilec, mes (mais) non sont, et moult y a d’iceulx greniers a mont et aval le Nil, que l’en peut veoir de moult loing, mais illec où nous fusmes, n’en a que trois qui sont asses près l’un de l’autre. Vérité est que quant nous feusmes venus jusques à iceulx greniers, il nous sembla estre la plus merveilleuse chose que nous eussions encore veue en tout le volage, pour trois choses seullement. La première fut pour la grant largesse qu’ilz ont par le pié de dessoubs, car ils sont quarrés de quatre quarrés.
En chacun quarré peut l’en trouver IX cents pieds mesurez et plus ; la seconde, pour la grant hauteur dont ilz sont, et tout ainsi comme à la façon d’un fin diamant, c’est assavoir très larges dessoubz et très agu par dessus, sachies que ilz sont si très haulx que se une personne estoit au-dessus à peine pourroit-il estre apparçeu (aperçu), néant (pas) plus que une corneille ne sembleroit il estre gros ne grant. La tierce chose fut pour les tres nobles et gros ouvrages dont ils sont faiz de grosses et grandes pierres taillées bien, et qui pot avoir puissance d’en tant amasser illec, veu qu’il n’en a nulles au pays, et d’icelles pierres si noblement asseoir comme elles sont, et veismes adonc que sur l’un d’iceulx greniers ainsi comme ou milieu en montant avoit certains ouvriers massons qui à force desmuroient les grosses pierres taillées qui font la couverture des dits greniers et les laissoient devaler aval. D’icelles pierres sont faitz la plus grant partie des beaux ouvrages que l’en fait au Caire et en Babilonie, et que l’en y fist de long temps, et nous fut juré et certiffié par iceluy drugement qui illec estoit avec nous et par autres ainsi, que ja estoient mille ans passés que l’en avoit commencé à escorcher et à descouvrir iceulx greniers, et si ne sont que à moitié descouverts et ja pour ce ne pleut ni ne pleuvra dedans, car c’est trop noble massonnage et fault qu’il soit moult espès (épais). Ainsi nous fut il dit que en celles pierres que l’en descent d’iceulx greniers, le Soudan y prent les deux pars du proffit qui en est, et les massons l’autre tiers ; et sachies que iceulx massons qui icelluy grenier descouvrent et qui n’estoient que ainsi comme ou milieu en montant que à peines les povons (pouvions) nous appercevoir, et n’en sceusmes riens jusques nous veismes cheoir les grosses pierres comme muiz (bassins) à vin que iceulx massons abatoient, non obstant que nous oyeons (entendions) bien les cops de marteaulx, mais nous ne saviens que c’estoit.
Vous devez savoir que ces ditz greniers sont appelés les greniers Pharaon ; et les fist faire icellui Pharaon au temps que Joseph, le filz de Jacob, fut tout gouverneur du royaume d’Egipte, par l’ordonnance d’iicelluy roy. C’estoit pour mectre et garder fromens pour un chier temps que icellui Joseph avoit prophétizé estre avenir ou royaume d’Egipte, selon le songe d’icelluy roi Pharaon, si comme il est escript plus amplement ou texte de la saincte escripture.
Tant qu’est à parler d’iceulx greniers par dedans, nous n’en pourrions proprement parler, car l’entrée dessus est murée et par devant sont tres grosses tombes et nous fut dit que illec est le monument d’un Sarrazin. Celles entrées furent murées pour ce que l’en y avoit coustumes de faire faulces monnoyes. Et tout bas sur terre a ung pertuis, ouquel nous fusmes moult avant par dessoubz icellui grenier et n’est pas du hault d’un homme.
Clest ung lieu molt obscur et mal flairant (mal odorant, à cause des bêtes), pour les bestes qui y habictent.

Source : Google livres

lundi 21 janvier 2013

“Quelle journée pyramidale !”, par la Comtesse Juliette de Robersart (XIXe s.)

“Ne cherchez pas son nom dans le Dictionnaire des Belges, ni même dans la savante Biographie de Belgique. Il ne figure dans aucune des histoires générales de notre littérature, ni parmi les figures de proue honorées par la littérature féminine. (…) Étrange et injuste destin que celui de cette femme remarquable à tant d'égards : par son désir passionné d'indépendance, par son goût des voyages insolites et surtout par ses incontestables dons littéraires.”

Ainsi est présentée, par Roland Mortier, la Comtesse Juliette de Robersart (1824-1900), femme de lettres belge d'expression française, qui se rendit en 1864 en Égypte et au Proche-Orient, grâce à ses relations dans le milieu chrétien maronite.
L’ “intrépide voyageuse” relata son périple dans son ouvrage Orient, Égypte : journal de voyage dédié à sa famille, édité en 1867, d’où est extrait ce qui suit.
Plus qu’une description ou approche archéologique, ce sont plutôt des sensations, des impressions que l’on trouvera dans ce récit : elles sont inspirées par l’aspect gigantesque du site et les énigmes qu’il suscite. S’y ajoute, lors de la visite de l’intérieur de la Grande Pyramide, un sentiment de frayeur (un “cauchemar éveillé”), que la Comtesse se complaît presque à relater avec force détails.



“Quelle journée pyramidale que celle d'hier !
Le commandant Joret et sa femme nous ont proposé d'aller avec eux aux pyramides. J'ai eu un éblouissement : voir ces montagnes faites de main d'homme, qui existaient peut-être avant le déluge, est mon rêve depuis l'enfance.
Je savais que la pyramide de Chéops a quatre fois la hauteur de la colonne Vendôme, et soixante-quinze millions de pieds cubes. Un savant de l'Académie (Fourier) a calculé qu'avec ses pierres on ferait une muraille de dix pieds de haut, d'un pied d'épaisseur, qui couvrirait une étendue de six cent soixante-cinq lieues. Bonaparte a trouvé qu'il pourrait en tirer une muraille de deux mètres de haut de mille lieues de tour, qui enfermerait la France entière ; enfin avec les trois pyramides de Gisèh qu'on appelle Chéops, Chéphren et Mycérinus, on bâtirait une ville plus grande que Londres !


From Glimpses of the world : a portfolio of photographs of the marvellous works of God and man. (Chicago : Peale, 1892, 1907) Stoddard, John L. (John Lawson) (1850-1931)

Puis le mystère qui est attaché à ces herculéennes constructions : qui a pu transporter ces pierres énormes, et par quels moyens ? étaient-ce les palais des prêtres égyptiens où l'initié subissait ces épreuves épouvantables qui coûtaient parfois la vie ? étaient-ce des observatoires, des greniers ou des tombeaux, ou l'immense barrière des sables du désert ? Hérodote dit par deux fois que Chéops est enterré au-dessous de la grande pyramide. Le sphinx a bien gardé son secret : malgré les fouilles, les hiéroglyphes déchiffrés, le sarcophage trouvé, les savants en sont encore aux conjectures. (...)
Les pyramides de Gisèh sont à quatre lieues et demie du Caire. Un Égyptien, couvert du tarbouch, conduisit notre voiture ; un autre, au teint jaune, nous servit de drogman. Nous avions un coureur rapide comme le vent, terrible comme la tempête, qui battait, culbutait, épouvantait tout ce qui se rencontrait sur notre passage. (...)
Le chemin qui mène aux pyramides et à Memphis passe dans une forêt de palmiers.
Une forêt de palmiers ! Moi qui regardais avec enchantement les sept palmiers épars de Rome. Cette forêt vous fait penser à un édifice immense, et aux colonnes innombrables des mosquées ; il semble que la main d'un architecte habile a placé chaque arbre, et on ne se trompe pas, c'est le grand, le sublime architecte qui est l'ouvrier, et le peintre incomparable qui a étendu les plaines verdoyantes aux pieds des trois colosses de pierre, et derrière eux le désert inondé de lumière. Oh ! c'est un grand tableau ! Un docteur, vieux Allemand, bien bourré de science, a compté dans un espace de dix lieues jusqu'à soixante-sept pyramides ; elles sont toutes dans la partie inférieure de l'Égypte moyenne. Celles de Gisèh et de Sakkarah sont les plus célèbres. Quand on dit : les pyramides, on ne parle que des trois de Gisèh aux pieds desquelles Napoléon s'est écrié : Soldats, quarante siècles vous contemplent. On prétend, il est vrai, que Bonaparte n’a rien dit de semblable ; mais où nous arrêter en fait de négation ? (...)
Nous avançâmes dans la plaine pendant deux heures et demie. Le sphinx apparaît longtemps avant l'arrivée avec sa mystérieuse figure de femme et ses pattes, longues de cinquante-cinq pieds, dont une partie est cachée sous le sable que le vent du désert a amoncelé.

Quand nous nous sommes trouvés au pied des pyramides, nous avons gardé d'abord le silence, et enfin mademoiselle de R. et moi nous nous sommes dit : “N'est-ce que cela !” N'est-ce que cela ? et pourtant la pyramide de Chéops, dépouillée de son revêtement, a encore cent trente-sept mètres de hauteur, ce qui fait quarante et un mètres de plus que la coupole de Saint-Pierre de Rome ; celle de Chéphren, cent trente-cinq mètres ; et avant qu'on eût arraché le revêtement, cent quarante ; elle égalait, à deux mètres près, la tour de Strasbourg. La troisième, la pyramide de Mycérinus, a soixante-six mètres de haut, vingt-trois mètres de plus que la colonne Vendôme. La largeur actuelle de chacune des quatre faces de Chéops est de deux cent vingt-sept mètres trente centimètres, et de Chéphren, deux cent dix mètres. Est-ce ce cadre du désert fait de la main de Dieu qui écrase les plus gigantesques ouvrages de l'homme ? Sont-ce les proportions admirables des pyramides qui noient leur grandeur dans l'ensemble ? Est-ce parce que leur largeur égale à peu près leur élévation ? Je ne le sais ; le fait est que le premier moment est une déception et qu'on n'a l'idée de la grandeur de ces masses de pierre que par comparaison, et en voyant les Arabes à leurs pieds, qui semblent gros “comme des corneilles”. (...)

D’abord nous descendîmes dans les ruines du temple du Sphinx, nouvellement désablé : les colonnes sont des monolithes gigantesques de granit. Des Arabes, armés de fusils et de pistolets, des Nubiens, des nègres nous firent une garde pittoresque ; chacun nous voulait conduire, hurlait et gesticulait ; autrefois les Bédouins pillaient et égorgeaient. Le commandant Joret m'en attacha trois. J'étais loin de prévoir le cauchemar que j'allais avoir, quoiqu'éveillée. A-t-on rêvé qu'un couloir sans lumière se rétrécit peu à peu et vous étouffe ; qu'une pierre vous tombe sur la poitrine ; que vous êtes sans air, ne respirant que la vapeur des tombeaux ; que des figures atroces vous entourent ?
Tout cela n'est rien en comparaison de l'intérieur de la grande pyramide, qui fut ouverte, puis refermée et réouverte il y a peu de siècles. On alluma des bougies, nous entrâmes dans ces ombres éternelles. Il nous fallut nous courber jusqu'à terre, ramper, escalader d'immenses blocs de pierre, nous hisser le long d'un abîme sur un plan incliné, soutenus par des Arabes qui pour moi m'entraînaient avec la rapidité du vent et qui néanmoins avaient l'odieuse présence d'esprit de me frapper dans le dos en criant : Bachich ! bachich ! Ils chantaient aussi un air si funèbre que j'ai songé à la vestale enterrée vivante. Quand nous sommes arrivés un à un dans la chambre du roi, nous étions haletants, couverts de sueur, les yeux dilatés, mademoiselle de R. et moi sans parole, comme dans un rêve affreux où on ne peut ni parler, ni crier. Les chauves-souris nous frôlaient le visage. Il a fallu une grande habileté et de prodigieuses recherches pour trouver l'entrée de la chambre du roi, qui était masquée par des pierres immenses de granit glissant sur elles-mêmes. L'entrée même de la pyramide a été pendant des siècles un mystère impénétrable ; mais, à un jour de justice, le mystère s'est dévoilé et le potentat vaniteux a été arraché de son sommeil de quatre mille ans et porté. au musée ! Ô vanité !
Aucune inscription n'a été trouvée dans la chambre du roi, qui renferme un sarcophage en granit rouge sans ornement. On croit que le peuple, irrité, voulut que le nom de ce despote, dont le terrible orgueil l'avait accablé d'un labeur si effroyable, pérît à jamais.
Le Pharaon qui construisait cette pyramide y employait cent mille hommes, dont soixante-quinze mille périrent ; au moins telles sont les traditions recueillies.
Le plafond de la chambre du sarcophage, qui est à quarante-trois mètres cinquante centimètres au-dessus du sol, est plat ; la chambre elle-même est assez grande. Les Arabes voulurent y exécuter une danse fantastique à la lueur des torches, et au bruit des échos retentissants; le commandant Joret s'y refusa : ce lieu n'est propre qu'à la danse macabre. Nous nous demandâmes s'il était possible de croire qu'on eût entassé plus de vingt millions de mètres cubes de pierre pour enfermer une chambre sépulcrale qui n'a pas vingt-cinq mètres de tour. Ô sphinx ! ô sphinx ! dis-nous ton secret.


Saddler, John, 1813-1892 

Pour sortir on revient sur ses pas, ce qui est plus difficile encore que l'ascension. Nous nous engageâmes donc avec nos Arabes, et un à un, dans une sorte de vestibule, puis dans une galerie descendante de cinquante mètres de long. Le puits, dont on ne connaissait pas la profondeur, est près de la grande galerie ; il est bouché depuis quelques années. La chambre de la reine se trouve, je crois, juste au-dessous de celle du roi, mais seulement à vingt-deux mètres au-dessus du sol. De galeries en galeries, presque toujours rampant et suffoquant, plutôt précipité que soutenu par les Arabes, on arrive au couloir qu'il faut remonter et où deux rails de marbre sont séparés par un abîme. Ces deux rails servaient-ils à monter ou descendre les cercueils ? servaient-ils à conduire le char d'épreuve de l'initié, qu'on précipitait peut-être dans le puits qui n'est pas loin ? On ne le sait. Enfin j'arrivai au jour, et à l'entrée, qui est à vingt mètres de l'assise inférieure au nord. La course avait été si rapide que mon cœur battait à se rompre.
Ah ! quel plaisir terrible ! Je m'assis sur une pierre au grand vent, et pendant un quart d'heure je ne pus ouvrir les yeux. Mon inquiétude fut grande au bout de ce temps de ne pas voir mademoiselle de R. J'appelai le commandant Joret, qui me dit que mademoiselle de R. se trouvait dans un tel état de fatigue qu'elle avait désiré se reposer dans la pyramide. Longtemps après, je la vis sortir de l'antre épouvantable, sans parole, presque suffoquée, et elle se laissa tomber, comme moi, sur le sol. (...)
La pyramide de Chéphren est à cent cinquante pas de celle de Chéops ; elle lui est presque égale en hauteur ; son sommet se termine en pointe, mais le cube de sa base est beaucoup moindre. Belzoni y a pénétré, et dans le grand sarcophage, il a trouvé les ossements d'un bœuf, probablement le bœuf Apis, qui partageait avec le Pharaon les honneurs de la sépulture. Être enterré avec un bœuf, voilà où un sage, où un savant de la savante Egypte, où un Pharaon tout-puissant mettait l'honneur suprême. Hélas ! qu'est donc la sagesse humaine laissée à elle seule ! Je me souviens d’avoir un jour entendu dire au grand et vénéré pontife Pie IX : “Il y a des choses qui par elles-mêmes sont bonnes dans le monde, et qui deviennent mauvaises quand on ne leur donne pas pour base la véritable religion.”
Ainsi et surtout est la raison.
La pyramide de Mycérinus n'a que soixante-six mètres de hauteur. La largeur de ses faces est de cent sept mètres soixante-quinze centimètres. Il y a encore trois petites pyramides ; l'une a été bâtie par la fille de Chéops, dont l'histoire vante la beauté et non pas la vertu. Toutes les pyramides étaient admirables, revêtues de granit rose qu'on a arraché pour construire le Caire. Les pyramides reposent sur le roc ; elles sont faites de belles pierres tirées des carrières voisines , sauf les revêtements de marbre et de granit et de jaspe d'Ethiopie.

Pendant que le soleil parcourt l'hémisphère boréal, c'est-à-dire pendant six mois, les pyramides ne projettent point d'ombre à midi au-delà de leurs bases, et deux fois l'an, aux environs des équinoxes, le soleil passe à midi sur leur sommet et son disque s'y repose pendant un instant comme sur un piédestal.
Pline a traduit ce passage que tous les historiens ont copié : “On avait gravé, dit Hérodote, en caractères égyptiens, sur une des faces de la grande pyramide, ce qu'on avait dépensé simplement pour les aulx, les poireaux et les oignons. Celui qui interpréta cette inscription me dit que cette dépense se montait à seize cents talents d'argent (quatre millions cinq cent mille francs de notre monnaie). Si cela est vrai, combien doit-il en avoir coûté pour les outils de fer, pour le reste de la nourriture, pour les habits des ouvriers ! etc. Cent mille ouvriers étaient constamment occupés à ce travail ; ils étaient relevés de trois mois en trois mois par un nombre égal, et néanmoins la pyramide seule, sans y comprendre la construction de la chaussée, ne fut achevée qu'au bout de vingt ans.” (...)
Nous retournâmes auprès du sphinx taillé dans une pointe saillante de la montagne libyque. Un Arabe monta sur sa tête, qui est tellement endommagée qu'on ne peut juger de l'expression de douceur et de finesse qu'on lui attribue ; elle a une ouverture qui a exercé l'imagination : les uns ont pensé que c'est là l'entrée mystérieuse des pyramides, et d'autres la porte du royaume souterrain que certains prêtres d'Isis étaient obligés d'habiter. La face a neuf mètres de haut, et la longueur du sphinx, dont le nom propre est Armachis, est de cinquante-sept mètres. La stèle qui est entre ses pattes représente le roi Thouthmès offrant un sacrifice.
Les quatre angles de la pyramide de Chéops sont orientés aux quatre points cardinaux avec une précision qui a permis de constater que l'axe du monde n'est point changé depuis quatre mille ans. Les trois pyramides sont placées de l'est à l'ouest, en ligne droite, sur un immense plateau rocheux, coupé autrefois par des chaussées et couvert par de petites pyramides et des temples élevés aux divinités du sombre Amenti, royaume de la mort.”
Source : Gallica

vendredi 18 janvier 2013

“Ces superbes pyramides qui sont encore aujourd'hui l'admiration de l’Univers” (Bruzen de La Martinière - XVIIe-XVIIIe s. - à propos des pyramides de Guizeh)

Dans son Grand Dictionnaire géographique et critique, Antoine-Augustin Bruzen de La Martinière (1683-1746) se présente comme le “géographe de Sa Majesté catholique Philippe V, roi des Espagnes et des Indes”.
Le texte qui suit est extrait du tome 8 de cet ouvrage (1737).
Historien, l’auteur y fait oeuvre de compilation. N’ayant pas visité lui-même les pyramides égyptiennes, il se contente de grappiller de-ci de-là des informations et d’en proposer une synthèse aussi logique que possible.
Ses sources : Diodore de Sicile, Strabon, Pline, quelques commentateurs et “voyageurs”. Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, point d’Hérodote parmi ses références. Ce qui ne l’empêche pas de citer certains propos du célèbre historien grec, en les attribuant à… Pline !

Extrait de la "Description de l’Égypte"
“Pyramide : corps solide qui a trois ou quatre côtés, et qui depuis sa base jusqu' à sa plus grande hauteur va toujours en diminuant, et s'élève et se termine en pointe.
Les plus fameuses sont celles d’Égypte, et les Anciens qui en ont parlé tombent tous d'accord qu'elles ont été bâties pour servir de tombeaux à ceux qui les ont élevées. Diodore de Sicile et Strabon le disent clairement ; les Arabes le confirment ; et le tombeau qu’on voit encore aujourd’hui dans plus grande pyramide met la chose hors de doute.
Si l'on cherche la raison qui porta les Rois d’Égypte à entreprendre ces grands bâtiments : Aristote insinue que c’était un effet de leur tyrannie ; Pline dit qu'ils les ont bâtis en partie par ostentation et en partie pour tenir leurs sujets occupés, et leur ôter les occasions de penser à quelque révolte. Mais quoique ces raisons puissent y être entrées pour quelque chose, je crois trouver la principale dans la théologie même des Égyptiens.

“Pour conserver les corps plus longtemps”
Servius (*), en expliquant cet endroit de Virgile “animamque sepulchre condimus”, dit que les Égyptiens croyaient que l’âme demeurait attachée au corps tant qu'il restait en son entier ; que les Stoïciens étaient de la même opinion. Les Égyptiens, dit ce savant commentateur, embaument leurs corps, afin que l’âme ne s'en sépare pas sitôt pour passer dans un autre corps. C'est pour conserver les corps plus longtemps que les Égyptiens avaient inventé ces précieuses compositions dont ils les embaument et qu'ils leur ont bâti de si superbes monuments ; en quoi on peut dire qu'ils faisaient plus de dépense, et montraient plus de magnificence que dans leurs palais qu'ils ne regardaient que comme des demeures passagères, ainsi que le remarque Diodore de Sicile.
Comme le baume servait à rendre les corps incorruptibles, on s'efforçait de dresser des monuments qui pussent durer aussi longtemps que ces corps embaumés. Ce fut par cette même raison que les rois de Thèbes bâtirent de pareils monuments qui ont bravé tant de siècles ; et Diodore de Sicile nous apprend qu'il paraissait par les commentaires sacrés des Égyptiens qu'on comptait quarante-sept de ces superbes monuments ; mais qu'il n'en restait plus que dix-sept du temps de Ptolomée Lagus. Ces tombeaux que vit Strabon proche de Syéne dans la Haute Egypte avaient été bâtis pour la même fin.
Longtemps après le règne des premiers rois de Thèbes, ceux de Memphis s'étant trouvés les maîtres et ayant la même croyance sur la résidence des âmes auprès des corps, il n'y a point à s'étonner qu'ils aient élevé ces superbes pyramides qui sont encore aujourd'hui l'admiration de l’Univers. Les Égyptiens de moindre condition, au lieu de pyramides, faisaient creuser pour leurs tombeaux de ces caves qu'on découvre tous les jours en si grande quantité et dans lesquelles on découvre tant de momies.

Raisons de la “figure qu’on donna aux pyramides”
Extrait de la "Description de l’Égypte"
Si l’on vient à chercher la raison de la figure qu'on donna aux pyramides, il faudra dire qu'elles furent bâties de la sorte parce que de toutes les figures qu’on peut donner aux édifices, celle-là est la plus durable, le haut ne chargeant point le bas ; et la pluie qui ruine ordinairement les autres bâtiments ne pouvant nuire à des pyramides parce qu'elle ne s'y arrête pas. Peut-être aussi qu’ils ont voulu par là représenter quelques-uns de leurs Dieux ; car dans ce temps-là, les Égyptiens représentaient leurs Divinités par des colonnes et par des obélisques. Ainsi nous voyons dans Clément Alexandrin que Callirhoé, prêtresse de Junon, mit au haut de la figure de sa Déesse des couronnes et des guirlandes, c'est-à-dire, comme l'a expliqué Scaliger dans son Eusèbe, au haut de l'image de sa Déesse ; car dans ce temps-là, les statues des Dieux avaient la figure de colonnes ou d'obélisques. Pausanias dit que dans la ville de Corinthe, Jupiter Melichius était représenté par une pyramide, et Diane par une colonne. C'est là-dessus que Clément Alexandrin appuie sa conjecture lorsqu'il veut prouver que les pyramides et les colonnes ont été la plus ancienne Idolâtrie.
Ainsi avant que l'art de tailler les statues eût été trouvé les Égyptiens dressaient des colonnes
et  les adoraient comme les Images de leurs Dieux. Les autres nations ont quelquefois imité ces ouvrages des Égyptiens et ont dressé des pyramides pour leurs sépulcres. (...) Servius remarque qu'anciennement les personnes de condition se faisaient enterrer sous des montagnes et qu'ils ordonnaient qu'on dressât sur leurs sépulcres des colonnes et des pyramides.
Je joindrai à ces recherches les remarques que fit le Père Vansteb dans le Voyage qu'il fit en Égypte en 1672. Le lieu, dit-il, où sont les pyramides, est un cimetière ; et cela est si évident que qui voudrait le nier passerait pour ridicule. C'est sans doute le cimetière de Memphis ; car tous les historiens arabes nous apprennent que cette ville était bâtie dans l’endroit où sont les pyramides, et vis-à-vis du Vieux-Caire.

“Il y a quelque apparence que les pierres dont on les a bâties ont été tirées sur le lieu même”
Toutes les pyramides ont une ouverture qui donne passage dans une allée basse, fort longue, et qui conduit à une chambre où les anciens Égyptiens mettaient les corps de ceux pour lesquels les pyramides étaient faites. Quoiqu'on ne voie pas ces ouvertures dans toutes les pyramides ; cela vient de ce qu’elles sont bouchées par le sable que le vent y a apporté. Sur quelques-unes on trouve des caractères hiéroglyphiques assez bien conservés.
Toutes les pyramides étaient posées avec beaucoup de régularité. Chacune des trois grandes, qui subsistent encore, sont placées à la tête de dix petites que l’on ne peut néanmoins connaître que difficilement, parce qu'elles sont couvertes de sable, et l'on juge qu’il pouvait y en avoir en tout une centaine tant grandes que petites.
Toutes sont construites sur un terrain qui est un rocher uni caché sous du sable blanc ; et il y a quelque apparence que les pierres dont on les a bâties ont été tirées sur le lieu même, et n'ont point été apportées de loin comme le prétendent quelques voyageurs et comme le supposent quelques anciens écrivains.

“Deux côtés plus longs que les deux autres”
Aucune de ces pyramides n'est égale ni parfaitement carrée. Toutes ont deux côtés plus longs que les deux autres. Le lieu où elles sont bâties est un rocher couvert de sable blanc. On le connaît par les fossés et par les caves qui sont aux environs des pyramides, le tout taillé dans le roc. Les pyramides ne sont point bâties de marbre comme quelques-uns l'ont écrit, mais d'une pierre de sable blanc et fort dure.
Dans toutes les pyramides il y a des puits profonds et carrés, tous taillés dans le roc. II y aussi de ces puits dans les grottes qui sont au voisinage des pyramides, et toutes creusées au côté d'une roche en assez mauvais ordre, et sans symétrie par dehors, mais fort égales et bien proportionnées par dedans. Le puits que l'on voit en chacune est carré et taillé dans le roc. C'est le lieu où les Égyptiens mettaient les corps de ceux pour qui la grotte avait été faite. Les murailles de quelques-unes sont pleines de figures hiéroglyphiques taillées aussi dans le roc. Dans quelques-unes, ces figures sont fort petites, et dans d'autres, elles sont grandes comme nature.
On ne compte ordinairement que trois pyramides, quoiqu'il y en ait une quatrième ; mais comme elle est beaucoup plus petite que les autres, on n'y fait point d'attention.

La première pyramide
La première, et la plus belle de toutes, est située sur le haut d'une roche, dans le désert de sable d'Afrique, à un quart de lieue de distance vers l'Ouest des plaines d'Egypte. Cette roche s’élève environ cent pieds au-dessus du niveau de ces plaines, mais avec une rampe aisée et facile à monter ; elle contribue quelque chose à la beauté et à la majesté de l'ouvrage ; et sa dureté fait un fondement proportionné à la masse de ce grand édifice.
Pour pouvoir visiter cette pyramide par dedans, il faut ôter le sable qui en bouche l'entrée, car le vent y en pousse continuellement avec violence une si grande quantité qu'on ne voit ordinairement que le haut de cette ouverture. II faut même avant que de venir à cette porte monter sur une petite colline, qui est vis-à-vis, tout auprès de la pyramide, et qui sans doute s'y est élevée du sable que le vent y a poussé, et qui ne pouvant être porté plus loin à cause de la pyramide qui l'arrêtait, s’y est entassé de la sorte. II faut aussi monter seize marches avant que d'arriver à l'entrée dont il vient d'être parlé. Cette ouverture est à la hauteur de la seizième marche du côté du Nord. On prétend qu'autrefois on la fermait après y avoir porté le corps mort, et que pour cet effet il y avait une pierre taillée si juste que lorsqu'on l'y avait remise, on ne la pouvait discerner d'avec les autres pierres ; mais qu'un Bâcha la fit emporter afin qu'on n'eût plus le moyen de fermer la pyramide.
Cette entrée est carrée et elle a la même hauteur et la même largeur depuis le commencement jusqu’à la fin. La hauteur est d'environ trois pieds et demi et la largeur de quelque chose moins. La pierre qui est au-dessus en travers est extrêmement grande, puisqu'elle a près de douze pieds de longueur et plus de dix-huit pieds de largeur. Le long de ce chemin on trouve une chambre longue de dix-huit pieds et large de douze : sa voûte est en dos d'âne. Quelques-uns disent qu'auprès de cette chambre, mais dans un lieu plus élevé, il y a une fenêtre par où l'on pourrait encore aller dans d'autres chemins ; mais il n'est pas aisé à cause de la hauteur d'en faire la recherche.
Quand on est venu jusqu'au bout de ce premier chemin, on rencontre une autre allée pareille, mais qui va un peu en montant : elle est de la même largeur, mais si peu élevée principalement dans l'endroit où ces deux chemins aboutissent qu'il faut se coucher sur le ventre et s'y glisser en avançant les deux mains, dans l'une desquelles on tient une chandelle allumée pour s'éclairer dans cette obscurité. Les personnes qui ont de l'embonpoint ne doivent pas se hasarder à y passer, puisque les plus maigres y ont assez de peine. II y en a qui disent que ce passage a plus de cent pieds de longueur et que les pierres qui le couvrent et qui font une espèce de voûte ont vingt-cinq à trente paumes. II n'y a pas un grand inconvénient à les en croire sur leur parole, car la fatigue que l'on a à essuyer et la poussière qui étouffe presque, ne permettent guère d'observer ces dimensions. Selon les apparences néanmoins, on trouverait à l’endroit que je décris la même hauteur qu'à l'entrée, si les Arabes voulaient se donner la peine d'ôter le sable qui y est poussé par le vent. De plus l'air est extrêmement incommode, et presque étouffant, parce que comme le passage est très étroit, et qu'il n'y a aucune ouverture, on ne retire presque point d'autre air que celui qu'on y met en respirant.
Au commencement de ce chemin qui va en montant, on rencontre à main droite un grand trou, où l'on peut aller quelque temps en se courbant, et l'on trouve partout la même largeur ; mais à la fin on rencontre de la résistance, ce qui fait croire que ce n'a jamais été un passage mais que cette ouverture s'est ainsi faite par la longueur du temps.
Après qu'on s'est ainsi glissé par ce passage étroit, on arrive à un espace où on peut se reposer, et l'on trouve deux autres chemins, dont l'un descend, et l'autre va en montant. A l'entrée du premier, il y a un puits qui, à ce qu'on dit, descend en bas à plomb ; mais selon d'autres, après que l’on a compté soixante-sept pieds en y descendant, on rencontre une fenêtre carrée, par où on entre dans une grotte, qui est creusée dans une montagne de sable coagulé et serré ensemble et elle s'étend en sa longueur de l'Orient à l'Occident.
Quinze pieds plus bas, ajoute-t-on, et par conséquent à quatre-vingt-deux pieds depuis le haut on trouve un chemin creusé dans le roc : il a deux pieds et demi de large, et il descend en bas, et fort de travers dans la longueur de cent vingt-trois pieds, au bout desquels il est plein de sable, et de l'ordure qu'y font les chauves-souris : au moins est-ce ce qui a été remarqué par un gentilhomme écossais dont le Sr. de Thévenot parle dans ses voyages. Peut-être ce puits a-t-il été fait pour descendre en bas les corps qu’on mettait dans les cavités qui sont sous les pyramides.

La Grande Galerie : “Ce qu'il y a de plus considérable dans les pyramides”
Cliché John et Edgar Morton
Lorsqu'on est revenu de ce premier chemin qui est à la main droite, on entre à gauche dans le second qui a six pieds et quatre pouces de largeur, qui monte aussi la longueur de cent soixante-deux pieds. Des deux côtés de la muraille, il y a un banc de pierre haut de deux pieds et demi, et raisonnablement large, auquel on se tient ferme en montant, et à quoi servent les trous qu’on a faits presque à chaque pas afin qu'on pût y mettre les pieds. Ceux qui vont voir les pyramides doivent avoir obligation à ceux qui ont fait ces trous : sans cela il serait impossible d'aller au haut, et il faut encore être alerte et vigoureux pour en venir à bout, à l’aide du banc de pierre qu'on tient ferme d'une main, pendant que l'autre est occupée à tenir la chandelle. Outre cela il faut faire de fort grands pas, parce que les trous sont éloignés de six paumes l'un de l’autre. Cette montée qu'on ne peut regarder sans admiration peut bien passer pour ce qu'il y a de plus considérable dans les pyramides. Les pierres qui en font les murailles sont unies comme une glace de miroir, et si bien jointes les unes aux autres qu'on dirait que ce n'est qu'une seule pierre. II en est de même du fond où l'on marche ; et la voûte est élevée et superbe.

“Une route plus facile et plus commode pour porter les cadavres”
Ce chemin qui conduit à la Chambre des Sépulcres persuade que ce n'est point là qu'était la véritable entrée de la pyramide. II faut que celle qui conduisait à cette chambre soit plus aisée et plus large ; car si les pyramides étaient les tombeaux des anciens Pharaons qui les ont fait élever, comme il y a toute apparence par la tombe qu'on trouve dans celle dont il est ici question, il faut qu'on ait ménagé une route plus facile et plus commode pour y porter les cadavres, et comment les faire passer par ce chemin où l'on ne peut marcher qu'en grimpant, ou en rampant sur le ventre ?
Si nous en croyons Strabon, on entrait dans la grande pyramide en levant la pierre qui est sur le sommet. A quarante stades de Memphis, dit-il, il y a une roche sur laquelle ont été bâtis les pyramides et monuments des anciens rois.
L'une de ces pyramides est un peu plus grande que les autres. Sur son sommet il y a une pierre qui pouvant être aisément ôtée, découvre une entrée qui mène par une descente à vis jusqu' au tombeau : ainsi on pourrait avoir élevé cette tombe par le moyen de quelque machine sur le haut de la pyramide, avant que les pierres qui la couvrent y fussent posées, et l'avoir fait descendre ensuite dans la chambre.
Au bout de la montée, on entre dans cette chambre. On y voit un sépulcre vide, taillé d'une seule pierre, qui lorsqu’on frappe dessus, rend un son comme une cloche. La largeur de ce sépulcre est de trois pieds et un pouce ; la hauteur de trois pieds et quatre pouces, et la longueur de sept pieds et deux pouces. La pierre dont il est fait a plus de cinq pouces d'épaisseur : elle est extraordinairement dure, bien polie, et ressemble à du porphyre. Les murailles de la chambre sont aussi incrustées de cette pierre. Le sépulcre est tout nu, sans couverture, sans balustrade, soit qu'il ait été rompu, ou qu'il n'ait jamais été couvert, comme le disent les Égyptiens.
Le roi qui a fait bâtir cette pyramide n'y a jamais été enterré. L'opinion commune veut que ce soit Pharaon qui, par le jugement de Dieu, fut noyé avec toute son armée dans la Mer Rouge, lorsqu'il poursuivait les Enfants d'Israël. D’anciens auteurs disent que le fondateur de cette pyramide était Chemmis et quelques-uns assurent que son corps en a été retiré ; mais il ne paraît point qu'il y ait jamais eu de corps dans cette tombe. Diodore de Sicile en parlant de ce prince et de Cephren qui a fait construire une des autres pyramides, dit que quoique ces deux rois aient fait élever ces deux superbes monuments pour en faire leur sépulcre, il est vrai néanmoins qu'aucun d'eux n'y a été enterré. Le peuple révolté à cause des maux qu'il avait soufferts en y travaillant, et des impôts qu'il avait été obligé de payer, les ayant menacés de tirer un jour leurs cadavres de ces sépulcres, et de les mettre en pièces, ces princes prièrent leurs amis de les ensevelir dans des lieux qu'on ne pût pas découvrir.
Dans cette même chambre à main droite, en entrant, il y a un trou par où, selon quelques-uns, on peut entrer dans un autre appartement, et de là, encore dans une autre allée. Le Brun dit qu'il trouva ce trou sans beaucoup de peine, qu'il n' avait que cinq ou six pieds de profondeur, et que s'y étant fait descendre il ne vit rien autre chose qu'un petit espace carré tout plein de chauves-souris ; mais il n'aperçut aucune ouverture qui conduisît quelque part.
En retournant sur ses pas, Le Brun et ceux qui l'accompagnaient après avoir descendu la montée, trouvèrent un appartement qui leur était échappé. II était grand et carré. Son plancher ou sa voûte avait beaucoup d'élévation, mais le bas était plein de pierres et de terre ; et comme on y sentait une puanteur insupportable, nos curieux furent contraints d'en sortir au plus vite et de chercher le passage par où ils étaient entrés en se couchant sur le ventre.

“Une petite chambre carrée où il n’y a rien à voir”
Pour visiter la pyramide par dehors, on monte en reprenant de temps en temps haleine. Environ à la moitié de la hauteur, à un des coins du côté que Le Brun et ses compagnons montèrent, savoir entre l'Est et le Nord, qui est l’endroit par où l'on peut monter avec moins de peine, on trouve une petite chambre carrée où il n'y a rien à voir et qui ne sert qu'à se reposer, ce qui n' est pas sans besoin ; car on ne grimpe pas sans beaucoup de peine.
Quand on est parvenu au haut, on se trouve sur une belle plate-forme, d'où l'on a une agréable vue sur le Caire, et sur toute la campagne des environs, sur sept pyramides qu'on découvre à la distance de sept lieues et sur la mer que l'on a à la main gauche. La plate-forme qui, à la regarder d'en-bas, semble finir en pointe, est de dix ou douze grosses pierres, et elle a à chaque côté qui est carré seize à dix-sept pieds. Quelques-unes de ces pierres sont un peu rompues ; et la principale de toutes sur laquelle étaient la plupart des noms de ceux qui avaient pris la peine de monter au haut de cette pyramide, a été jetée du haut en bas par l'emportement de quelques voyageurs français.
On ne peut descendre autrement par le dehors ; quand on a bâti la pyramide, on a tellement disposé les pierres les unes sur les autres qu'après en avoir fait un rang, avant que d'en poser un second, on a laissé un espace à se pouvoir tenir dessus, ou du moins suffisant pour asseoir les pieds fermes ; de sorte qu'on monte et descend comme par des degrés. Le Brun qui dit les avoir comptés, assure en avoir trouvé deux cent dix rangs de pierre, les unes hautes de quatre paumes, les autres de cinq, et quelques-unes de six. Quant à la largeur, quelques)unes ont deux paumes, et d'autres trois, d’où il est aisé de comprendre combien il doit être difficile de monter. En effet il faut quelquefois travailler en même temps des pieds et des genoux, et se reposer de temps en temps. II est néanmoins encore plus mal aisé de descendre que de monter ; car quand on regarde du haut en bas les cheveux dressent à la tête. C'est pourquoi le plus sûr est de descendre à reculons, et de ne regarder nulle part sinon à bien poser les pieds à mesure que l'on descend. D'ailleurs, de toutes les pierres dont la grande pyramide est faite, il n'y en a presque point qui soit entière. Elles sont toutes rongées par le temps ou écorchées par quelque autre accident, de sorte que quoiqu’on puisse monter de tous côtés jusqu’à la plate-forme , on ne trouve pas pourtant partout la même facilité.
Le Brun, en mesurant la pyramide d'un coin à l'autre par le devant, trouva qu’elle avait trois cents bons pas, et ensuite, ayant mesuré la même face avec une corde, il trouva cent vingt-huit brasses qui font sept cent quatre pieds. L’entrée n'est pas entièrement au milieu : le côté du Soleil couchant est plus large d'environ soixante pieds. La hauteur de la pyramide en la mesurant aussi par devant avec une corde se trouva de cent douze brasses, chacune de cinq pieds et demi ; ce qui revient à six cent seize pieds. On ne peut pas néanmoins dire de combien elle est plus large que haute, parce que le sable empêche qu'on ne puisse mesurer le pied. Le coté de cette pyramide qui regarde le Nord est bien plus gâté que les autres, parce qu'il est beaucoup plus battu du vent du Nord, qui dans les autres pays est un vent sec, mais qui est humide en Égypte.

Les seconde et troisième pyramides
La seconde pyramide ne peut être vue que par dehors, parce qu' on n'y peut entrer, étant entièrement fermée. On ne peut pas non plus monter au haut, parce qu'elle n'a point de degrés comme celle qui vient d'être décrite. De loin elle paraît plus haute que la première, parce qu'elle est bâtie dans un endroit plus élevé ; mais quand on est auprès on se détrompe, elle e st carrée. Mr.Thévenot donne à chaque face six cent trente et un pieds. Elle paraît si pointue qu'on dirait qu’un seul homme ne saurait se tenir sur son sommet. Le côté du Nord est aussi gâté par l'humidité comme la première.
La troisième est petite, et de peu d'importance. On croit qu elle a été autrefois revêtue de pierres semblables à celle du tombeau qui est dans la première pyramide. Ce qui donne lieu de le penser, c'est qu'on trouve aux environs une grande quantité de semblables pierres, et il y en a encore de fort grosses.
Pline, parlant de ces pyramides, dit que celle qui est ouverte fut faite par trois cent soixante et dix mille ouvriers dans l’espace de vingt ans, et qu'il y fut dépensé dix-huit cents talents seulement en raves et oignons.”

Source : Google livres

(*) Maurus Servius Honoratus, dit Servius, était un grammairien de la fin du IVe siècle, réputé parmi ses contemporains comme l'homme le plus instruit de sa génération en Italie ; il est l'auteur d'un livre de commentaires sur Virgile.

mercredi 16 janvier 2013

Le “Séthos” de Jean Terrasson (XVIIe-XVIIIe s.) : une approche initiatique de la Grande Pyramide

Qui était Séthos, auquel l’abbé Jean Terrasson (1670-1750) a consacré l’ouvrage Séthos, histoire, ou Vie tirée des monuments anecdotes de l'ancienne Egypte ? Seti Ier, fils du pharaon Ramsès Ier, et père du pharaon Ramsès II ? Peut-être...
Qui était Amédès, présenté comme le précepteur du prince ?
L’intérêt que nous pourrions fort justement porter à de telles questions n’est nullement partagé par l’auteur. Cet homme de lettres, helléniste et latiniste français, traducteur de Diodore de Sicile (cf. Pyramidales), a d’autres visées en publiant son ouvrage, auquel il donne les contours d’une fiction, prétendument inspirée d’un manuscrit grec d’un auteur inconnu, qui lui-même aurait puisé son inspiration dans des sources égyptiennes.
Cet enchaînement de pseudo-données contraint à n’accorder aucune crédibilité historique au récit de l’abbé Terrasson, pour n’y voir qu’une “affabulation”, destinée à créer une “image mystifiée d'une Égypte antique fictive, mère des sciences et des connaissances” (Wikipédia), à la base d’un symbolisme développé par la franc-maçonnerie.
Telles sont donc les limites du texte qui suit : on n’y cherchera aucune portée historique ou égyptologique, mais plutôt l’utilisation des mystères égyptiens à des fins de parcours ou formation initiatique.


“L'éducation de Séthos ne se bornait pas à la culture de son esprit. Amédès exigeait encore de lui les exercices du corps. Il profitait même de l’abandon où il voyait ce jeune prince de la part d'un père gouverné par une seconde femme, pour le faire passer par des travaux toujours plus laborieux ou p!us périlleux à mesure qu'il avançait en âge. C'est une sorte d'épreuve que les parents les mieux intentionnés n’épargnent que trop à leurs enfants et à laquelle Amédès lui-même n’aurait peut-être pas exposé un successeur indubitable de la couronne. Mais il regardait son disciple comme devant être lui-même, ainsi particulier, l’artisan de sa fortune.
Il le faisait aller à pied en tous les lieux voisins de Memphis, dans la double vue de l’accoutumer à la fatigue, et de lui faire remarquer les singularités de son propre pays, que l’on néglige quelquefois plus que les curiosités étrangères.
Il le mena surtout plus d’une fois aux pyramides. On en voyait de son temps une centaine ensemble, mais de grandeurs fort différentes, à quatre milles de Memphis vers l’occident, et du côté de la Libye. Il n’y en avait qu’en cet endroit-là et auprès de Thèbes, dans toute l’Egypte ; et les seuls rois de ces deux villes à l’imitation les uns des autres avaient été curieux de donner cette forme à leurs tombeaux, ou de laisser ces monuments de leur grandeur et de leur puissance.

Une “juste admiration”
Amédès était bien aise d’épuiser cet objet dont il voulait faire tirer à son disciple plusieurs sortes d’utilités. Comme avant d’y aller, Séthos avait entendu parler plusieurs fois de ces masses énormes, Amédès s’attendait parfaitement à l’impression qu’en recevrait le jeune prince à leur premier aspect, et qui serait sans doute la même qu’en reçoivent les voyageurs qui viennent voir du bout de l’univers cette merveille du monde.
Cette impression est toujours de les trouver moins grandes qu’on n’avait pensé. Amédès ne manqua pas cette occasion de faire remarquer à Séthos que l’oeil humain n’est jamais absolument satisfait des grandeurs qui sont arbitraires, et que pour le contenter, il faudrait ce semble les porter à perte de vue.
Il n’en est pas ainsi des grandeurs déterminées par la nature, comme celles des animaux ou des arbres, qu’il n’aime point à voir représentés au-dessus de leur mesure ordinaire. C’est pour cela, lui disait-il, qu’au lieu que ce buste de femmes ou de sphinx posé à terre entre ces pyramides, et qui n’a pas quarante pieds de haut, vous paraît monstrueux par sa grosseur, la grande pyramide qui a plus d’un stade en tout sens vous paraît encore trop petite. Cela vient aussi de ce que sa hauteur n’étant pas tout-à-fait égale à la longueur d’un des côtés de sa base, elle a nécessairement l’air écrasé. Ainsi, ajoutait-il, à l’égard des édifices, on ne se sauvera jamais que par une proportion savante et gracieuse de leurs dimensions. Nonobstant tout cela, continuait-il, les pyramides considérées de plus près n’en sont pas moins merveilleuses, et vous allez revenir à une juste admiration sur leur sujet.
Premièrement, vous éprouverez vous-même par les méthodes les plus sûres qu’on vous ait enseignées dans les académies de Memphis de prendre les quatre points cardinaux du monde, avec quelle justesse leurs quatre faces sont orientées. Mais de plus quelques grands que vous aient pu paraître les plus beaux temples de Memphis, il n’en est aucun dont les dimensions approchent de celles de la grande pyramide ; quoique la forme de nos temples ait par elle-même quelque chose de plus agréable et de plus brillant.

Des “assises qui vont toujours en se rétrécissant”
En effet, la première et la plus grande pyramide, dont l’extérieur subsiste encore aujourd’hui dans son entier, a une base dont chaque côté est de sept cent quatre pieds ; et sa hauteur perpendiculaire en a six cent trente.
Toute la pyramide est formée par assises qui vont toujours en se rétrécissant jusqu’à la dernière qui laisse à la cime une plate-forme dont chacun des quatre côtés n’a plus que douze pieds. Les rebords de ces assises, dont la hauteur diminue aussi toujours en montant, servent de marches pour aller jusqu’au haut. Entre tous ceux qui se trouvaient souvent avec Séthos et Amédès à cette promenade, il n’y avait que les plus hardis qui entreprissent d’arriver jusqu’à la plate-forme ; et il n’y en avait aucun qui descendît autrement qu’en tournant le dos à la campagne, pour s’aider de ses mains, et surtout de peur que l’égarement de la vue ne fît faire quelque faux pas.
Séthos qui avait déjà passé par plusieurs exercices très hasardeux, ne comprenait point pourquoi Amédès ne lui permettait pas d’entreprendre celui-là, qui ne lui faisait aucune frayeur. Amédès lui dit enfin : Prince, l’intérêt que je prends à votre vie et à votre honneur me défend de vous exposer à cette épreuve, jusqu’à ce que vous soyez en état de descendre la pyramide la face tournée du côté de la campagne. Il ne convient pas à un prince tel que vous de donner le moindre signe de crainte en quelque occasion que ce puisse être.
A peine Amédès eut-il achevé ces paroles que Séthos courant à la pyramide et posant ses deux mains sur les premières assises qui sont hautes de quatre pieds, s’éleva avec une légèreté et une grâce merveilleuse sur chacune, jusqu’à ce qu’arrivant à celles qui n’avaient qu’un pied de haut, il les monta comme des marches ordinaires, et se trouva en peu de temps au-dessus de la plate-forme. Là, il reprit haleine un moment, et se tournant du côté des spectateurs qui étaient en grand nombre au pied de la pyramide, il descendit avec la même hardiesse qu’il aurait eue dans un escalier couvert, et dont toutes les marches auraient été très égales et très aisées. Mais son exemple rendit l’entreprise un peu plus commune ; et sept ou huit jeunes seigneurs qui, dès lors, s’attachèrent à lui plus particulièrement, le suivirent toujours d’aussi près qu’il leur fut possible, et dans ses exercices et dans ses expéditions.
C’était aussi une erreur établie ou par la timidité dont on était saisi sur le haut de la pyramide, ou par l’opinion que l’on avait de la largeur excessive de sa base, qu’il était impossible de tirer du haut une flèche qui tombât au-delà des marches d’en-bas. Nous voyons régner cette erreur de notre temps même ; et tous les voyageurs, qui cherchent assez à grossir les objets, parlent de cette impossibilité.
Le jeune prince, avant même que d’en avoir fait fait l’essai, sentit l’abus de cette opinion. S’étant bien assuré de la longueur des quatre côtés égaux de la base, telles que nous l’avons marquée, il s’engagea hardiment de tirer du milieu de la plate-forme une flèche qui tomberait non seulement au-delà d’une des faces, mais au-delà d’un des angles de la pyramide, étant dirigée suivant une diagonale qui, selon le calcul exact qu’il en avait fait, ne pouvait pas aller jusqu’à cinq cents pieds ; ce qui n’est que la moitié de la portée d’une flèche qui part de la main d’un habile archer.


Des lieux obscurs et profonds
Mais tout cela ne regardait encore que l’extérieur de la pyramide, et Séthos pressait toujours Amédès de lui en faire visiter le dedans. On n’en aurait pas permis l’entrée aux profanes, tel qu’était encore Séthos, si le roi qui l’avait fait construire y avait été enseveli ; mais comme tombeau vide, on le laissait parcourir à ceux qui en avaient la patience et le courage. Comme il s’agissait de traverser des lieux obscurs et profonds, Amédès était persuadé que cette épreuve était excellente contre les terreurs paniques qui saisissent la plupart des gens dans les ténèbres, et contre la crainte des fantômes dont le bruit populaire remplissait alors comme à présent les édifices inhabités. Mais cette vue n’était rien encore en comparaison d’un dessein bien plus grand qu’il conçut à cette occasion, et qui devait mettre le comble à l’éducation de Séthos.
C’est pour cela qu’Amédès lui dit en le ramenant seul un soir : Prince, la visite de l’intérieur de la pyramide, de la manière dont il est important pour vous de la faire, est une entreprise toute différente de celle que vous avez dans l’esprit. Ses routes secrètes mènent les hommes chéris des dieux à un terme que je ne puis seulement pas vous nommer, et dont il faut que les dieux fassent naître en vous le désir.

“Je plains ceux qui n’ont satisfait qu’une curiosité très imparfaite”
L’entrée de la pyramide est ouverte à tout le monde ; mais je plains ceux qui, sortant par la même porte qu’ils y sont entrés, n’ont satisfait qu’une curiosité très imparfaite, et n’ont vu que ce qu’il leur est permis de raconter. Un discours si nouveau pour le jeune prince jetait dans son âme une impatience qui allait jusqu’à lui faire prendre la résolution d’éclaircir incessamment cette énigme, en trompant même la vigilance de son gouverneur, s’il refusait de l’accompagner. Amédès, qui lut cette pensée dans ses yeux, ne lui donna pas le temps de répondre, et il lui dit : Seigneur, je vous conduirai moi-même à cette entreprise qu’il est comme impossible de commencer seul, quoiqu’il faille l’achever seul. Mais il ne m’est pas permis de vous exposer aux dangers que l’on y court, jusqu’à ce que les occasions qui pourront se présenter avec le temps m’aient suffisamment assuré de votre courage, et surtout de votre prudence. J’ai lieu d’être content des marques que j’en ai eues jusqu’à présent. L’âge où vous entrez en exigera de plus grandes, et vous fournira bientôt sans doute le moyen de les donner. N’écoutez donc point votre impatience, et reposez-vous sur la mienne ; mais commencez, en gardant le secret sur le peu que je viens de vous dire, à vous accoutumer à de plus grands.
Le jeune prince, qui ne pouvait encore fixer son idée sur le sens de ces paroles, dit à Amédès que, sans vouloir pénétrer plus avant dans le mystère dont il s’agissait, la première marque qu’il voulait donner de la prudence que son maître souhaitait de voir en lui, était de se fier entièrement à sa conduite.”
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