mardi 12 décembre 2017

Adolphe Joanne (XIXe s.) : "En vérité les pyramides ont suggéré bien des idées étranges !"

Extraits de Voyage en Égypte et en Grèce, par Adophe Joanne (1813 - 1881), journaliste et homme de lettres français.

Quand nos Bédouins nous eurent si consciencieusement fait connaître l'extérieur de la pyramide, ils voulurent nous en montrer l'intérieur ; et c'est peu-être la partie la plus difficile de leur tâche. On descend avec des bougies dans un couloir étroit où l'on ne peut se tenir debout, et qui a une pente si rapide que si l'on n'était fortement soutenu, on ne pourrait y marcher de pied ferme. Au bout de ce couloir, qui me sembla bien long, est une large excavation où l'on a enfin la joie de reprendre son attitude naturelle. Puis on gravit au haut de cette excavation pour marcher encore le corps courbé en deux, les mains sur ses genoux pour descendre, pour remonter par des passages serrés, dallés, glissants, jusqu'à ce qu'enfin on arrive à une voûte spacieuse, élevée, noire, où l'on aperçoit un sarcophage en pierre, vraisemblablement celui de Chéops.
On nomme cette salle la 'chambre du roi'. Le travail de la maçonnerie est merveilleux, et la lumière agitée des torches est reflétée par un mur du plus beau poli. De cette salle partent deux conduits étroits qui vont aboutir au dehors : on s'accorde aujourd'hui à n'y voir que des ventilateurs nécessaires aux ouvriers pendant qu'ils travaillaient dans le cœur de la pyramide. 
Maillet a fait la supposition bizarre que ces conduits servaient aussi à faire parvenir du dehors des aliments aux personnes qui s'enfermaient pour le reste de leur vie avec le corps du prince. En vérité les pyramides ont suggéré bien des idées étranges ! Selon la judicieuse observation de M. Ampère, tout ce qui fait parler beaucoup les hommes leur fait dire beaucoup de sottises.
Cinq chambres plus basses sont placées au-dessus de la chambre du roi; on a reconnu qu'elles n'ont pas d'autre objet que d'alléger par leur vide le poids de la masse énorme de maçonnerie qui la presse. 
Après avoir visité cette chambre, on redescend la pente qu'on a gravie pour y monter; on retrouve le corridor par lequel on est entré, et, en le reprenant où on l'a quitté, on arrive dans une autre chambre placée presque au-dessous de la première et dans l'axe central de la pyramide; cette chambre s'appelle la chambre de ta reine. Beaucoup plus bas est une troisième chambre taillée dans le roc, et à laquelle on arrive soit par un puits, soit par un passage incliné qui va rejoindre l'entrée de la pyramide.

Telle est la disposition de la grande pyramide ; celle des deux autres est analogue : seulement leur maçonnerie n'offre aucun vide, et les chambres qu'elles renferment sont creusées dans le roc. Devant ces simples faits tombent beaucoup d'hypothèses sur la destination des pyramides.
Ce n'est que de notre temps qu'on a mesuré exactement les pyramides. La grande pyramide avait dans son intégrité 451 pieds, selon les mesures prises par les savants de l'expédition d'Égypte. C'est à peu près le double de la hauteur de Notre-Dame. Le temps a diminué de 24 pieds cette élévation totale. Sauf un petit nombre de chambres, deux couloirs et deux étroits soupiraux, elle est entièrement pleine. Les pierres dont elle se compose forment une masse véritablement effrayante. Cette masse, d'environ 25 millions de pieds cubes, pourrait fournir les matériaux d'un mur haut de 6 pieds qui aurait 1,000 lieues et ferait le tour de la France. 
Quand on a contemplé quelque temps ces masses, on se demande naturellement par quel moyen on a pu élever avec tant de régularité des centaines d'assises de 200 pieds cubes et du poids de 30 milliers. On admet assez généralement que les matériaux ont été empruntés aux carrières de Thourah, de l'autre côté du Nil. Mais le procédé par lequel a pu s'accomplir ce prodigieux travail est encore une question controversée. "Jusqu'à nouvel ordre, assure M. Ampère, le plus vraisemblable est d'admettre avec quelques restrictions le récit d'Hérodote."

La grande pyramide, qui au dehors ne présente aucun hiéroglyphe, en offre au dedans un bien petit nombre ; mais ils sont d'une haute importance, parce qu'ils confirment le témoignage des anciens qui attribuent cette pyramide à un roi nommé Chéops ou Souphis. Or, le nom d'un roi Choufou est écrit en hiéroglyphes très distincts dans l'intérieur de la grande pyramide. Personne ne doute que Chéops et Souphis ne soient deux altérations diverses de Choufou. Ce nom n'a point été trouvé dans la salle des sarcophages, mais dans les petites chambres de soulagement situées au-dessus.

La seconde pyramide diffère peu en hauteur de la première. Cette différence est rendue encore moins sensible par l'élévation plus grande du rocher sur lequel elle est assise. Mais la construction intérieure est bien loin d'égaler en beauté celle de la grande pyramide. L'entrée en fut découverte, comme on sait, par Belzoni, qui montra en cette circonstance, comme toujours, une sagacité et un coup d'oeil incomparables. Selon Hérodote, elle fut construite par le roi Chéfren. On n'a pas été aussi heureux pour Chéfren que pour Chéops ou Souphis ; on n'a pas trouvé son nom dans la pyramide, mais dans l'un des tombeaux voisins on a lu Chafra, et ce nom royal est accompagné d'un titre hiéroglyphique où figure une pyramide ; on a donc tout lieu de croire que ce Chafra est le Chéfren d'Hérodote et de Diodore de Sicile.

La plus petite des trois pyramides, dont la hauteur n'atteint guère que le tiers de la plus grande, n'est pas la moins curieuse. D'abord elle était la plus ornée. Son revêtement était de granit, comme l'affirme Hérodote, et comme on le voit encore. Mais ce qui lui donne un immense intérêt, c'est qu'on y a trouvé le cercueil en bois du roi Mycerinus, par qui elle fut construite, suivant Hérodote, et le nom de ce roi écrit sur les planches du cercueil. "On ne saurait, dit M. Ampère, imaginer une plus belle application de l'interprétation des hiéroglyphes et une preuve plus éclatante de la réalité du système de lecture de Champollion. Tout le monde peut voir au musée de Londres ces planches monumentales qui offrent la plus ancienne inscription tracée par les hommes. Des ossements trouvés à l'entrée de la chambre où était ce cercueil sont probablement ceux du roi égyptien. Pour le tombeau en pierre, après avoir survécu à tant de siècles, il a péri dans la traversée. Si l'on adopte, ajoute le même écrivain, la série historique de Manéthon, dont l'étude des monuments et la lecture des hiéroglyphes ont jusqu'ici confirmé les témoignages, il faut avec M. Lenormant, qui le premier a fait connaître à la France ce monument et en a révélé toute l'importance, admettre pour le cercueil de Mycerinus une antiquité de quarante siècles au moins avant l'ère chrétienne. Or, les caractères hiéroglyphiques dont se compose l'inscription du cercueil et les formules religieuses qu'elle contient sont entièrement semblables à ce qui se lit sur des tombeaux qui appartiennent au temps des derniers Pharaons. Dans cet immense intervalle, l'écriture et la religion égyptienne n'ont donc pas essentiellement changé ; du reste, les inscriptions hiéroglyphiques et les peintures qu'on trouve dans les tombeaux contemporains des pyramides confirment cet étonnant résultat... La conclusion est qu'il faut arriver à reconnaître, comme je l'ai entendu dire à un savant fort orthodoxe, qu'il n'y avait pas de chronologie dans l'Écriture."