Le philosophe, géographe, ethnologue et diplomate hollandais Corneille (Cornelius Franciscus) de Pauw (1739-1799), est connu pour ses Recherches philosophiques sur les Américains, sans avoir jamais fait le voyage outre-Atlantique. Il a par ailleurs combattu l’idée, censée être populaire à son époque, que la Chine fut une colonie de l’ancienne Égypte, une théorie qu’il développa dans ses Recherches philosophiques sur les Égyptiens et les Chinois (1773).
Le texte qui suit est extrait du volume 2 de cet ouvrage. Il présente un point de vue pour le moins peu consensuel sur le pourquoi et le comment de la construction des pyramides, étant entendu que l’auteur ne prétend pas “parler de l'architecture comme en parlerait un architecte, qui voudrait toujours insister sur les règles et les principes : c'est là le devoir de l'artiste, mais ce n'est pas celui du philosophe”.Si j’osais, je dirais que de Pauw voit des souterrains partout. Et de fait, ce type de construction était une “passion singulière” des prêtres égyptiens, car ce sont bien ces derniers qui étaient les maîtres d’oeuvre principaux de l’art de bâtir à l’égyptienne à l’ère pharaonique.
Quant à la destination des pyramides, l’auteur les considère comme des édifices à vocation “nationale”, et non destinés à des “princes particuliers”. D’ailleurs, ces princes n’étaient pas “absurdes” au point d’élever des pyramides destinées à leur servir de lieux de sépulture, alors qu’ils savaient pertinemment qu’on ne les y ensevelirait jamais ! La preuve ? Dans la chambre au sarcophage : passez ! il n’y a rien à voir ! D’ailleurs, tel n’a jamais été le mode de sépulture dans l’Égypte ancienne : “à plusieurs pieds de profondeur”, d’accord (revoilà nos souterrains !), mais jamais, au grand jamais à l’intérieur de constructions “dont la forme n'avait dans la religion égyptienne aucun rapport avec celle des tombeaux”.
N’oubliez pas, dans la lecture de ce texte, au moins deux clins d’oeil malicieux de l’auteur : l’un en direction des Anglais qui feraient mieux de constater les dégâts de leur Marine avant d’incriminer les pertes humaines sur le chantier des pyramides ; l’autre visant les “voyageurs” qui devraient tout à la fois se méfier des cicérones en terre d’Égypte (Hérodote était tombé dans le panneau), et consacrer du temps à de “meilleures études” avant ou après leur périple. Sage conseil, en effet !
“Tout démontre que les Égyptiens, avant que d'être réunis en corps de nation, vivaient comme des troglodytes dans les creux des rochers de l’Éthiopie. De sorte que c'est bien plutôt une grotte qui a servi de modèle aux premiers essais de leurs architectes, qu'une cabane. (...)
Quand on réfléchit aux excavations prodigieuses que les Égyptiens ne cessaient de faire dans leurs montagnes, et à la passion singulière de leurs prêtres pour les souterrains où ils consumaient une moitié de leur vie, alors on ne doute pas que ce penchant ne leur fût resté de leur ancienne manière de vivre en troglodytes. De là provient le caractère imprimé à tous leurs édifices, dont quelques-uns paraissent être des rochers factices, ou des murailles dont l'épaisseur excède vingt-quatre pieds, et où des colonnes dont la conférence excède trente pieds, ne sont point absolument rares.
Un réseau de souterrains
S'il y a quelque chose qu'on puisse comparer à ce que ce peuple singulier a construit sur la terre, ce sont précisément les travaux qu'il a faits sous terre. Quelques auteurs de l'Antiquité ont très bien su qu'à cent et soixante pieds sous le fondement des Pyramides, il existait des appartements qui communiquaient les uns avec les autres par des rameaux, qu'Ammien Marcellin a nommés d'un terme grec : des syringes.
Il n'y a maintenant qu'un seul de ces conduits qu'on connaisse : c'est celui qui perce le pied de la plus septentrionale de toutes les pyramides, et qui se comble d'année en année par le sable qui y découle ou par les débris qu'on y jette. Cependant Prosper Alpin assure que de son temps, c'est-à-dire vers l'an 1585, un homme y étant descendu avec une boussole, il parvint jusqu'à l'endroit où ce chemin couvert se partage en deux branches, dont l'une court vers le Sud, et dont l'autre se rapproche du romb de l'Est ; ce que les voyageurs, qui sont survenus longtemps après, comme Maillet, Greaves, Thévenot, Vansleb et le Père Sicard, n'ont plus été en état d'observer ; car je ne parle point ici de Belon, dont la négligence à décrire ce monument est telle qu'il ne vaut pas la peine de lire ce qu'il en lit. (1)
Hérodote a indubitablement su qu'en descendant sous terre, on pouvait ensuite remonter dans les chambres de la pyramide du Labyrinthe : or comme cela est exactement de même dans celle de Memphis, dont on connaît aujourd'hui la disposition intérieure, il est aisé de se persuader que cette construction a été propre à tous les monuments de cette forme : c'est-à-dire qu'ils devaient avoir des souterrains où l'on parvenait par des routes cachées, telle que celle qu'on a découverte sous le trentième degré de latitude, et qu'on a prise si mal à propos depuis le temps de Pline pour un puits, quoiqu'il soit impossible que l'eau puisse y entrer. Elle n'entre point même dans les catacombes de Sakara, situées en un terrain encore bien moins élevé ; car toutes ces excavations sont pratiquées dans des couches de pierres calcaires qui ne transmettent pas la moindre humidité. Un Serapeum ou une Chapelle de Sérapis, dont la position est indiquée par Strabon au milieu des sables mouvants à l'Occident de Memphis, paraît avoir été le véritable endroit qui renfermait les bouches des canaux ou des galeries par lesquelles on allait jusqu'aux fondements des pyramides de Gizeh. (...)
Entrée vers le couloir menant à la chambre souterraine
Les momies étaient ensevelies non pas dans les chambres des pyramides, mais sous leurs fondements
En allant de Korna vers le Nord-Ouest, on trouve les excavations nommées par les Arabes Biban-el Moluk, sur la destination desquelles il n'y a jamais eu de doute, ni parmi les Anciens, ni parmi les Modernes : ce sont les tombeaux des premières dynasties ou des premières familles royales ; et ceux qui placent les corps des anciens Pharaons dans des Pyramides sont tombés, comme l'on voit, en une erreur très grave. Car à Biban-el Moluk on ne découvre pas une seule pierre qui approche de la figure pyramidale : ce qui nous confirme de plus en plus dans l'idée qu'on n'a jamais renfermé aucune momie en quelque chambre des pyramides de Memphis, mais bien à plusieurs pieds de profondeur sous les fondements de ces édifices, dont la forme n'avait dans la religion égyptienne aucun rapport avec celle des tombeaux. (...)
On conçoit (...) combien d'obstacles et de difficultés on rencontre en étudiant les monuments d'une contrée, sur laquelle les Modernes conspirent avec les Anciens à nous donner sans cesse des notions fausses. Pour ce qui est des Anciens, il paraît assez probable que ce qui les a le plus trompés, c'est qu'ils étaient à la discrétion d'une espèce d'hommes qu'on nommait les interprètes (...) et qu'on pourrait presque comparer à ceux qu'on nomme à Rome des Ciceroni.
Les philosophes, qui voulaient véritablement s'instruire en Égypte, étaient contraints d’y séjourner pendant plusieurs années, comme Pythagore, Eudoxe et Platon ; mais les voyageurs, qui ne faisaient qu'aller et venir, comme Hérodote, sans savoir un mot de la langue du pays, ne pouvaient s'adresser qu'aux interprètes qui, connaissant le penchant des Grecs pour le merveilleux, les amusaient comme des enfants, en leur faisant des contes aussi indignes de la majesté de l'Histoire qu’opposés aux lumières du sens commun.
Les prêtres, acteurs principaux de l’orientation et de la construction des pyramides
C'est vraisemblablement d'eux que vient la tradition encore adoptée de nos jours touchant les pyramides, qu'on prétend avoir été élevées, malgré les prêtres de l'Égypte, et en dépit de toutes leurs protestations contre de tels ouvrages, tandis qu'on voit très clairement que ce sont surtout les prêtres qui ont présidé à ces constructions, et qui les ont orientés exactement, soit par l'ombre d'un style (*), soit par l'observation d'une étoile an passage du méridien. Et ils n'ont jamais déclaré quel pouvait avoir été en cela leur but, et probablement pas même à Thalès, sur lequel Pline et Plutarque rapportent un fait trop faux et trop choquant pour que je puisse ici le passer sous silence : ils veulent que ce Grec ait enseigné aux Égyptiens à mesurer la hauteur des pyramides par le moyen de l'ombre, ce qui ne peut se faire en aucun temps de la manière dont Pline et Plutarque se le sont imaginé. (2) (...)
Ceux, qui prétendent qu'on a orienté les pyramides pour se procurer une méridienne inébranlable, afin de s'apercevoir un jour si les pôles du monde changent et ne changent point, n'y avaient pas réfléchi, et ne savaient eux-mêmes ce qu'ils disaient. Car en ce cas une seule pyramide eût suffi, et on n'en aurait pas hérissé toute la côte de Libye depuis Memphis jusqu'au Labyrinthe.
Il n'est point vrai non plus qu'elles aient servi de gnomons, opinion soutenue très mal à propos par quelques écrivains modernes, car pour les Anciens, ils n'ont eu garde de rien penser, ni de rien écrire de semblable, puisqu'ils paraissent avoir eu quelque connaissance du phénomène de la consomption de l'ombre. Il est vrai que Solin, Ammien Marcellin et Cassiodore s'expriment là-dessus d'une manière extrêmement impropre, et tout ce qu'on peut conclure de leurs expressions, c'est que, suivant eux, les pyramides ne jettent jamais de l'ombre en aucune saison de l'année, ni en aucun instant du jour ; et cela arrive, selon Marcellin, par un mécanisme de leur construction, mecanica ratione. Mais avouons que cet homme a dit là quelque chose qui choque toutes les lois de la Nature.
Voici en peu de mots de quoi il est question.
La plus grande des pyramides située sous le vingt-neuvième degré, cinquante minutes et quelques secondes de latitude Nord, commence vers l'équinoxe du printemps à ne plus jeter d'ombre à midi hors de son plan ; et on peut alors se promener autour de cet immense monceau de pierres, qui s'élève à plus de cinq cents pieds, sans perdre le Soleil de vue. Les architectes ont pressenti cet effet, qui résulte nécessairement de la figure pyramidale et de la longueur de la base ; ce qui fait que l'ombre méridienne se réfléchit pendant la moitié de l'année sur la face septentrionale, et ne parvient point à terre, ou au plan de l'horizon. Si l'on voulait faire un mauvais cadran solaire, il serait impossible d'en faire un plus mauvais que celui de la grande Pyramide, puisqu'on ne saurait trouver même par ce moyen le jour du solstice d'été, car alors l'ombre remonte tellement qu'on a peine à l'apercevoir, lorsqu'on est placé au pied de la face septentrionale. (...)
Un sarcophage pour rien
Ne prêtons (...) pas aux Égyptiens des vues qu'ils n'ont point eues, car s'ils avaient eu de telles vues, il faudrait avouer aussi que le sens commun leur a manqué, puisqu'un simple style donne sur toutes ces choses des indications mille fois plus précises qu'une masse qui s'obscurcit elle-même.
Les pyramides ont été, tout comme les obélisques, des monuments érigés en l'honneur de l'Être qui éclaire cet Univers ; et voilà ce qui a déterminé les prêtres à les orienter. Il eût été très aisé de pratiquer dans la capacité de ces édifices un grand nombre de salles sépulcrales pour y déposer les corps de toutes les personnes de la famille royale ; et c'est ce qu'on n’a néanmoins pas fait, puisqu'on (n’) y a découvert que deux appartements et une seule caisse, que, malgré l'autorité de Strabon, beaucoup de voyageurs éclairés comme M. Shaw, ne prennent pas pour un sarcophage où il y ait jamais eu un cadavre humain ; et en effet cela n'est pas même probable.
On a hasardé à l'occasion de cette caisse mille conjectures ; cependant je ne connais point d'écrivain qui ait deviné que ce pourrait être là ce qu'on nommait parmi les Égyptiens le Tombeau d'Osiris, comme il y en avait beaucoup dans leur pays ; et la superstition consistait à faire tomber tout autour de ces monuments les rayons du Soleil, de façon qu'il n'y eût pas d'ombre sur la terre à midi pendant une moitié de l'année tout au moins, car ce phénomène durait plus longtemps par rapport aux pyramides méridionales d'Illahon et Hauara vers l'extrémité de la plaine connue sous le nom de Cochome, et que je regarde comme les plus anciennes, puisqu'elles sont sans comparaison plus endommagées que celles de Memphis, qu'on croit pouvoir subsister encore pendant cinq mille ans à en juger par la dégradation qui y est arrivée depuis le siècle d'Hérodote jusquà nos jours. Cet historien assure que de son temps on y voyait beaucoup de figures et de caractères sur les faces extérieures, qu'on n'y retrouve plus. C'est faute d'y avoir réfléchi, que M. Norden dit, dans son Voyage de Nubie, que ces édifices doivent avoir été construits avant l'invention des caractères hiéroglyphiques, ce qui choque toutes les notions de l'Histoire. Et il serait à souhaiter que la plupart des voyageurs fissent, avant leur départ ou tout au moins après leur retour, de meilleures études.
Une obligation réelle qu'on a aux prêtres de l'ancienne Égypte, c'est d'avoir orienté les pyramides avec beaucoup d'exactitude ; car par-là nous savons que les pôles du Monde n'ont point changé, et inutilement chercherait-on sur toute la surface de notre globe quelque autre moyen pour s'en assurer : il n'en existe nulle part, et surtout point dans la Chaldée, pays sur lequel on s'est formé des idées très fausses. S'il y avait eu dans la Chaldée des constructions aussi solides que celles de l'Égypte, il en resterait des ruines prodigieuses ; mais comme on y a bâti avec des briques et du bitume, toutes les parties les plus élevées ont dû successivement s'écrouler, et ce n'est qu'à quelques pieds au-dessus des fondements où l'humidité a conservé la force et la ténacité du bitume, qu'on découvre encore quelques restes de maçonnerie, comme en un endroit qu'on prend pour l'emplacement du Temple de Belus ; mais ce sont là des choses qui ne méritent pas qu'on en parle. (...)
Aucun roi égytien n’a été enseveli dans une pyramide
S'il est vrai que tous les Collèges de l'Égypte aient témoigné du mécontentement au sujet de la conduite du Roi Chéops, ce n'est sûrement point parce qu'il faisait travailler à une pyramide, mais parce qu'il faisait travailler pendant les jours de fête, quoique le récit d'Hérodote à cet égard soit une pure fiction, qui choque toutes les idées que nous avons du gouvernement de l'Égypte, bien moins despotique que les écrivains modernes le prétendent. Il est ridicule surtout de (les) entendre dire que dans un pays de liberté comme l'Angleterre, on ne s'aviserait pas d'élever des pyramides. Tandis qu'on a calculé qu'en Angleterre la culture des campagnes exige neuf fois plus de travail qu'en Égypte, et si les Anglais voulaient donner une liste exacte de tous ceux qui périssent en mer pendant le cours d'une année, soit par le naufrage, soit par d'autres accidents, on verrait que leur Marine absorbe plus d'hommes dans le cours d'un an que la construction de toutes les pyramides n'en a pu absorber en un long laps de siècles. Il ne faut donc pas comparer entre elles des choses qui ne sont nullement comparables : comme l'agriculture n'occupait point assez les Égyptiens, et comme la marine et le commerce extérieur ne les occupaient pas du tout, il fallait les appliquer à d'autres travaux. Quand on réfléchit à l'état florissant de leur pays sous les Pharaons, et à l'état misérable et malheureux où il fut réduit sous les empereurs chrétiens depuis Constantin, et ensuite sous les Turcs, alors on se persuade aisément que l'ancienne forme du gouvernement n'était pas aussi mauvaise que de petits esprits le disent. (...)
Diodore dit à la vérité que les Pharaons, qui ont, suivant lui, bâti les deux grandes pyramides, n'avaient osé y faire déposer leur corps, de peur que les Égyptiens ne vinssent. l'en arracher ; mais cela est un bruit populaire, dont Hérodote n'avait pas même ouï parler. Et il suffit d'y réfléchir pour concevoir l'absurdité où ces princes seraient tombés en élevant des pyramides qui devaient leur servir de sépulture, tandis que d'un autre côté, ils étaient certains d'avance qu'on ne les y enterrerait jamais. Les Grecs s'étant une fois mis dans l'esprit que les pyramides sont les tombeaux des Pharaons, n'ont jamais voulu se désabuser à cet égard, quoique les Égyptiens aient hautement déclaré que jamais aucun de leurs rois n'avait été enseveli dans l'intérieur d'une pyramide et que c'étaient des monuments élevés par la nation en corps et non par des princes particuliers.(...)
La “passion de bâtir”
(...) la passion dominante de la plupart des pharaons a été la passion de bâtir. Et voilà ce qui a fait croire qu'ils possédaient des richesses immenses ; mais c'est une erreur manifeste, puisque sous leur règne on ne faisait ni le commerce de la Méditerranée, ni le commerce de la mer Rouge : on négociait seulement avec les caravanes arabes et phéniciennes qui passaient l'isthme de Suez, et la balance de ce trafic ne paraît pas toujours avoir penché en faveur des Égyptiens, qui devaient tirer de l'Asie de l'huile d'olive, de l'encens pour les sacrifices et les fumigations, du bitume judaïque, de la résine de cèdre, des drogues propres à embaumer les corps, de la myrrhe et des aromates, dont le prix ne baissa jamais dans l'Antiquité. (...) Au reste, ce sont les pyramides, les obélisques, les temples et les exagérations d'Homère qui ont fait croire à tant d'auteurs que les anciens Pharaons étaient des princes immensément riches ; mais la matière de tous ces ouvrages ne leur avait rien coûté, et leurs revenus étaient plus que suffisants pour payer les ouvriers.”
(1) Il fait la caisse de la grande Pyramide une fois plus longue qu'elle ne l'est.
(2) Pour mesurer la hauteur d'une pyramide par son ombre, il faut avant tout mesurer un côté de la base, et en connaître le milieu. Or, comme Pline et Plutarque ne disent pas que Thalès commença par cette opération, on sent bien que ce qu'ils en rapportent est une fable.
(*) comprendre : la tige métallique faisant de l’ombre sur cadran solaire.
Les illustrations sont des Edgar Brothers
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