mardi 11 janvier 2011

“Ce qui étonne le plus dans les pyramides, c'est la force de bras et les puissants moteurs qu'il a fallu employer pour élever à une si haute distance des pierres d'une grandeur démesurée” (Antoine Galland - XVIIIe-XIXe s.)

L’imprimeur Antoine Galland (1763-1851) (*) fut membre de la Commission des Sciences et des Arts, séant au Caire.
Cette Commission, créée le 16 mars 1798, était composée de 167 membres, dont 151 ayant été joints aux effectifs de l'expédition militaire de Bonaparte en Égypte, répartis dans différents groupes de travail. L’un de ces groupes avait reçu du “général en chef” la mission de “s’occuper de l’étude des pyramides de Gyzéh”. Pour ce faire, des “parties brillantes”, en compagnie de “personnes recommandables”, devaient sans doute être organisées régulièrement. Comprenons : des visites guidées du site des pyramides, à l’une desquelles Antoine Galland fut associé comme il l’a relaté lui-même dans son ouvrage Tableau de l’Égypte pendant le séjour de l’armée française, volume 2, 1804.
Une fois encore, on remarquera que, plus que de visiter l’intérieur des monuments, l’intention première des visiteurs de l’époque était souvent de monter au sommet de la Grande Pyramide. À l’évidence, l’escalade représentait une partie de plaisir, voire un défi ou une performance sportive, alors que l’intérieur du monument, véritable “lieu infernal”, n’offrait pas les mêmes satisfactions immédiates. D’où, l’ivresse des sommets étant satisfaite, le retour à des considérations quelque peu désabusées : ”Ces monuments ne valaient pas le mouvement d’une montre !”
L’auteur a bien relevé toutefois une question sur les techniques utilisées pour le transport des pierres “d’une grandeur démesurée”. La force du bras ? De “puissants moteurs” ? On attend toujours sa réponse...
(*) à ne pas confondre avec un autre Antoine Galland (1646-1715), orientaliste.

La Bataille d'Égypte, par François Watteau (Wikimedia commons)

“Le général en chef ayant nommé une commission pour s'occuper de l'étude des pyramides de Gyzéh, et qui y campait depuis quelques jours avec une quantité considérable d'ouvriers, j'ai voulu profiter, quoique malade, d'une partie brillante qu'y devaient faire le directeur général des finances, le général Galbaud, des dames, et quelques autres personnes recommandables, pour aller visiter ces restes orgueilleux de la grandeur et de la puissance des rois d'Égypte.
Nous sommes partis du Kaire, sur les huit heures du matin, et arrivés entre dix et onze au pied de ces masses vraiment imposantes : mon premier soin a été de monter au sommet de la grande pyramide.
Les énormes assises qui servent de marches, et les nombreuses fractures causées par le ravage des temps, forcent le curieux à faire usage des mains autant que des pieds, et la longueur d'une montée aussi pénible l'oblige plus d'une fois à reprendre haleine.
Il s'était formé ce jour là plusieurs parties pour le même objet. Ceux qui connaissent le caractère national se feront donc une juste idée de cette foule de Français disséminés comme un troupeau de chèvres sur les faces et les angles inclinés de cette masse, jouant, criant, riant, pestant, et grimpant à qui mieux mieux. Quelques fous voulaient y faire monter leurs chevaux; mais les chevaux, plus raisonnables, s'y sont refusés.
On trouve à la cime de la pyramide une esplanade considérable agrandie par les détériorations qu'on y a faites ; car il paraît qu'une partie de la crête a été enlevée. Les pierres fourmillent de noms français. On y remarque aussi ceux des illustres voyageurs qui ont eu le courage de visiter ces lieux avant notre arrivée. De cette esplanade les hommes ressemblent à des nains dans la plaine, où la pierre la plus fortement lancée ne peut arriver. (...)

Après cette excursion, nous dinâmes sous la tente du citoyen Estève, et nous fûmes ensuite visiter l'intérieur des pyramides. Ceux qui n'ont pas lu la description qu'en ont faite Maillet et après lui Savary, sauront qu'on arrive sur des décombres à la porte d'entrée qui est à peu près à un tiers d'élévation au dessus de la base, et au nord ; et qu'il faut descendre ensuite par une galerie au bas de laquelle on se glisse ventre à terre, pour en remonter une seconde plus considérable qui conduit aux chambres. (...)
La seconde galerie, beaucoup plus large et plus élevée que la première, présente aussi moins de difficultés, si l'on excepte un endroit où il faut gravir un rocher assez haut, et qui donne peu de prise. La chambre de la reine est un trou plein d'ordures et de décombres ; je n'ai été que jusqu'à la porte. Celle du roi, placée au dessus, mais beaucoup plus haut, est plus vaste, plus élevée ; elle est recouverte à l'intérieur d'un enduit absolument noir, effet de la fumée des torches et des chandelles des curieux, et tellement dur qu'on a de la peine à y graver son nom. On avait cru découvrir une autre chambre immédiatement au dessus, et l'on y faisait déblayer ; mais on pense que ce n'est autre chose qu'une seconde voûte pour servir d'auxiliaire. La commission faisait faire aussi des travaux dans le puits qu'on rencontre en montant ; je n'ai pas eu la curiosité de le voir. J'étais indisposé : il faisait là-dedans une chaleur suffocante, et l'on y respirait un air si lourd et si infect que je me sentis défaillir ; et pendant qu'on examinait la pierre qui avait contenu |e cercueil, tout en chantant des antiennes ou des libéra, car je ne ne m'en souviens pas bien, je pris le parti de redescendre tout seul, au risque de me casser le cou ou de tomber dans le puits.
Pensant aux peines que je donnerais dans ces retraites où la lumière du jour n'a jamais pénétré, et aux suites fâcheuses qui en pourraient résulter ; ne voulant déranger personne, et sentant d'ailleurs que je n'avais pas le moindre instant à perdre, je n'hésitai point à prendre ce parti extrême, et je commençai à descendre en tâtonnant. Il faut croire que l'idée du danger réveilla mes esprits ; un moment après, je me trouvai un peu mieux, et, pour comble de bonheur, une lumière vacillante que j'aperçus dans le lointain, sans m'éclairer, m'indiquait cependant la direction que j'avais à suivre : mais il me restait toujours le danger du puits qu'un faux pas pouvait rendre inévitable. Cette bienfaisante lumière appartenait à de nouveaux amateurs d'antiquités, et je vis, à ma grande satisfaction, qu'elle avançait insensiblement vers moi ; de sorte qu'elle commença bientôt à guider mes pas, et lorsqu'elle fut à moi, je me trouvai assez de force pour descendre jusqu'au petit souterrain dont j'ai déjà parlé, et qui me transmettait déjà une faible lueur du jour que lui communiquait la première galerie. Enfin, après bien des peines et des dangers, je sortis de ce lieu infernal, et je respirai l'air pur avec une satisfaction indicible. (...)
La seconde pyramide est à quelques pas de la première, et elle m'a paru, à peu de chose près, aussi grande que celle-ci. Il est vrai que sa crête n'est pas endommagée, et elle est encore recouverte, vers cette partie, d'un ciment dont on présume avec raison qu'elles le furent toutes. Aussi, n'avait-on jamais tenté d'y monter jusqu'à présent, et il ne fallait rien moins que des Français pour en tenter l'exécution. J'y aperçus un militaire, lorsque je passai auprès pour aller voir le Sphinx. On me dit qu'un tambour y avait déjà battu de la caisse.
La troisième, infiniment moins grande que les deux précédentes, est encore considérable. On en trouve ensuite beaucoup d'autres d'un rang inférieur. On est actuellement occupé à démolir une de ces dernières, pour en étudier la construction, et faire quelque découverte, s'il est possible.
J'ai vu l'énorme tête du Sphinx et son cou, mais je n'ai vu que cela. La sculpture ne m'a point paru aller plus loin, et le reste n'offrait qu'un rocher informe. En vain, le citoyen Coutelle qui a fait déblayer autour, a-t-il voulu désigner les pieds, les griffes et la queue de ce monstre prodigieux, mes yeux rebelles n'ont pu rien apercevoir de tout cela. Je demandai à mesdames Galbaud et Marcel que j'avais l'honneur d'accompagner, si, plus heureuses que moi, elles distinguaient quelque chose ; et ces dames m'avouèrent que leur vue aussi se trouvait en défaut à cet égard.
Je conjecture, sauf meilleur avis, qu'on a sculpté sur la crête proéminente du rocher cette tête monstrueuse qui semble dire aux curieux : C'est ici l’asile des morts ; gardez-vous de le profaner. Avant le travail de la commission, les sables qui couvraient toute la surface du sol, ne laissant qu'entrevoir la tête du Sphinx, pouvaient faire soupçonner que le reste du corps était enseveli, mais actuellement toute illusion est détruite.
Enfin, je me suis retiré, bien convaincu que tous ces monuments ne valaient pas le mouvement d'une montre, et que leurs formes gigantesques n'imposent pas plus que l'utile machine de Marly (*); mais il est des personnes qui trouvent tout beau hors de chez eux, et surtout hors de leur siècle ; et l'on ne peut pas disputer des goûts.
Ce qui étonne le plus dans les pyramides, c'est la force de bras et les puissants moteurs qu'il a fallu employer pour élever à une si haute distance des pierres d'une grandeur démesurée. Il faut convenir encore que les pyramides inspirent et commandent la vénération par leur antiquité, car il est des savants qui rapportent leur existence au-delà du déluge. (...)

On cherche en vain sur la montagne, à l'ouest de Memphis, un système de grottes semblable à celui de la haute Égypte ; mais aussi l'inspection des lieux fait suffisamment connaître les raisons du changement apporté dans la construction de ces sépultures par un peuple si scrupuleux observateur des usages de ses ancêtres. La montagne, au lieu d'être, comme dans toute la haute Égypte, coupée à pic, vient mourir en pente douce sur le terrain cultivé. Les puits que l'on trouve à la surface du roc ne représentent que des cavités souterraines, destinées dans la haute Égypte à la sépulture des momies : ils sont dans beaucoup d'endroits très rapprochés les uns des autres ; en sorte qu'il y a tout lieu de croire que ces puits s'ouvraient dans une chambre bâtie sous le roc, et qui remplissait l'objet de ces grottes qu'il avait été impossible de pratiquer dans ce lieu. Il sera donc à propos de visiter le pourtour des puits, afin de constater si l'on ne trouverait pas à la surface du roc quelques vestiges de fondation. Cette recherche est importante, puisqu'elle conduirait à expliquer l'existence de tant de pyramides accumulées seulement dans le voisinage de Memphis. Ces pyramides pourraient bien correspondre aux grandes grottes de Thèbes, de manière que les rois de Memphis, émules de ceux de cette plus ancienne capitale, après avoir consulté la nature du terrain, auraient remplacé par des constructions colossales les excavations prodigieuses de ceux-ci.
Ce qui prouve que les Égyptiens de Memphis n'avaient point abandonné le système de leurs ancêtres, et qu'ils l'avaient seulement modifié, pour l'accommoder à la forme de la montagne située près de cette ville : ce sont les grottes que l'on trouve dans le voisinage des pyramides de Gyzéh. Ils enlevèrent des pierres aux environs des grandes pyramides, pour les bâtir, firent ainsi par art, dans quelques endroits, des pans coupés, et en profitèrent pour faire reparaître le système adopté dans la haute Égypte. On trouve dans ces grottes des scènes domestiques et des représentations de quelques arts que, malgré la défectuosité de ces tableaux, il est intéressant de dessiner et de décrire.”

(*) Dispositif, mis en place sous Louis XIV, destiné à alimenter en eau, à partir de la Seine, l’ensemble du parc de Versailles.

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