Marquis d'Argens |
Le roman est basé sur une correspondance fictive de deux cents lettres entre Aaron Monceca, en visite en France, Jacob Brito, un juif génois, et Isaac Onis, rabbin de Constantinople. La plupart des lettres sont adressées par Aaron Monceca à Isaac Onis.
Les deux extraits qui suivent ont été choisis pour leurs allusions aux pyramides égyptiennes. Il y est question pêle-mêle de l’époque de la construction de ces monuments (avant ou après le Déluge ?), de l’identité des monarques qui les firent édifier, de la décadence culturelle (“avilissement”) de certains peuples “si fameux autrefois”, dont les Coptes, descendants des anciens Égyptiens...
Une surprenante tirade est consacrée à la célèbre Rhodope et à ses “faveurs”. Tout en avançant qu’Hérodote s’est laissé berner par la “fable” liée à cette “belle personne”, l’auteur semble se complaire dans quelques détails visant à prouver que si les anciens Égyptiens n'étaient pas “délicats en amour”, du moins, “on ne saurait leur refuser d'être généreux à l'excès”.
Après le Père de l’Histoire, c’est au tour des auteurs arabes, avec leurs ridicules histoires de Géants, d’en prendre pour leur grade. Cela nous vaut toute une leçon de choses sur l’esprit critique à avoir face à la “fantaisie” d’écrivains qui méprisent le genre humain au point de prétendre lui faire gober n’importe quoi.
Le marquis d’Argens est connu pour le scepticisme qui l’a inspiré dans ses écrits à teneur philosophique. Il en donne ici une démonstration particulièrement probante, et, pourquoi pas, salutaire. “Quiconque veut étudier l'histoire, écrit-il - et nous pourrions préciser, vu le contexte : l’histoire des pyramides - ne saurait être trop attentif à bien choisir les auteurs qu'il prend pour guides.” Sage précaution en effet...
Lettre soixante-et-dix-huitième
Aaron Monceca à Jacob Onis, Caraïte, autrefois Rabbin de Constantinople.
“J’ai reçu, mon cher Isaac, ta Lettre sur les mœurs et les coutumes des Coptes, descendants des anciens Égyptiens.
Leur avilissement me rappelle celui des Grecs, des Romains, et des Carthaginois. Je ne puis comprendre comment ces quatre peuples, si fameux autrefois, sont devenus les plus vils et les plus méprisables de l'univers. Les Égyptiens furent les premiers qui connurent et cultivèrent les sciences et les arts. Nous ne connaissons point d'aussi anciens édifices que les fameuses pyramides, qui sont des preuves de la grandeur de ceux qui les ont fait construire, et de la connaissance dans l'architecture de ceux qui les ont bâties. Cependant, on n'était pas plus instruit il y a deux mille ans du nom de ceux qui ont élevé ces superbes monuments, que nous le sommes de nos jours. Juge par-là quelle doit être leur ancienneté.
Les Égyptiens la faisaient remonter bien au-delà du Déluge. Mais, puisque les Livres Saints déterminent notre croyance il y a apparence que les pyramides ont été faites peu d'années après le Déluge.
Une raison semble s'opposer à cette opinion. L'Égypte était-elle pour lors assez peuplée, pour que ces peuples pussent entreprendre d'aussi grands bâtiments, et qui demandaient tant d'ouvriers et tant de travaux ? Les environs du Tigre et de l'Euphrate furent les premiers pays qui furent habités par les descendants des enfants de Noé, et l'Égypte ne le fut que dans les suites.
Quelques personnes prétendent que les pyramides peuvent avoir été bâties avant le Déluge. Mais ce sentiment est sujet à bien des difficultés, et semble n'avoir pour lui que l'antiquité inconnue de ces mêmes pyramides.”
Marquis d'Argens
Lettre quatre-vint-neuvième
Isaac Onis, Caraïte, autrefois Rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca
“Je ne t’ai point encore parlé, mon cher Monceca, des fameuses pyramides d’Égypte bâties par les anciens rois de ce pays, qui les avaient élevées pour leur servir de tombeaux. Quelques ignorants et quelques savants prévenus ont regardé ces superbes monuments comme des masses de pierres entassées les unes sur les autres, sans beaucoup d'art. Mais, lorsqu'on examine que la passion favorite des anciens Égyptiens était de faire construire pendant leur vie de superbes tombeaux où leurs corps pussent être à couvert contre la corruption à laquelle tous les morts sont sujets, et contre la curiosité et l'avarice des hommes, on ne s'étonnera point que des rois aussi puissants que l'étaient ceux d'Égypte aient fait bâtir ces monuments éternels pour se procurer le repos dont ils voulaient jouir après leur mort.
On ignore le nom des monarques qui se sont fait construire d'aussi magnifiques tombeaux. On met dans leur nombre un certain Psammeticus ; mais, sans appuyer cette opinion par aucune raison qui puisse la rendre probable. Quelques-uns ont prétendu que Mercure fit bâtir les trois grandes pyramides. D'autres soutiennent que la plus considérable fut bâtie par ce Pharaon , persécuteur de notre nation, qui fut noyé dans la mer Rouge. Ils croient prouver leur sentiment par l'ouverture de cette pyramide, qu'ils disent n'avoir jamais été fermée. Mais, en cela, ils se trompent grossièrement. Car, pour peu qu'on l’examine avec attention, on voit qu'elle a été ouverte, et même avec beaucoup de peine et de travail.
Quelques auteurs anciens rapportent qu'un de ces principaux monuments a été construit par une fameuse courtisane appelée Doricha, à qui d'autres donnent le nom de Rhodope. Hérodote prétend que la femme qui bâtit cette pyramide des faveurs de ses amants, était la fille d'un roi d'Égypte nommé Cheopès, lequel s'était entièrement ruiné à faire élever les autres. Cependant, cela paraît absolument fabuleux ; et je ne saurais y donner la moindre croyance, quoique cet auteur assure avoir appris ce fait des Égyptiens mêmes.
Voici ce qu'il en dit :”Les prodigieuses dépenses qu'il fallut faire pour cet édifice furent cause que Cheopès, qui manquait d'argent, se laissa aller jusqu'à cette ignominie que de prostituer sa fille dans une certaine maison, pour en tirer le gain qu'il pourrait. Cette fille non seulement exécuta le commandement de son père, mais elle songea encore au moyen de laisser quelque monument qui la rendît célèbre aux siècles suivants. C'est pourquoi, elle pria chacun de ceux qui la venaient voir de lui donner une pierre pour faire un bâtiment qu'elle désignait. On me dit que l'on avait bâti de ces pierres la pyramide qui est au milieu des trois vis-à-vis de la grande, et qui a de chaque côté cent cinquante pieds de face.” (Hérodote, Histoire, livre 1)
Je ne comprends pas, mon cher Monceca, comment Hérodote a pu se résoudre à rapporter aussi sérieusement une fable aussi peu vraisemblable ; et, quoiqu'il ne fasse qu'écrire ce qu'on lui avait dit, il devait donner ce fait comme un conte vulgaire, et le réfuter après l'avoir cité.
Quelle apparence y a-t-il qu'une beauté assez vulgaire pour pouvoir amasser la quantité de pierres qu'il fallait pour les fondements et pour le bas de la pyramide, restât toujours assez précieuse pour trouver des amants assez empressés pour fournir aux frais que coûtait ce superbe bâtiment ? Il semble d'abord qu'une pierre n'était pas grand-chose, et qu'on ne pouvait obtenir à meilleur marché les faveurs d'une belle personne. Mais, si l'on considère que cette pierre devait être de marbre granité, et que la carrière d'où on la faisait venir était à près de deux cents lieues, on avouera que ceux qui fournirent les dernières pierres achetèrent très chèrement les faveurs d'une beauté bien commune. Peut-être les anciens Égyptiens n'étaient-ils pas délicats en amour ; mais on ne saurait leur refuser d'être généreux à l'excès.
Ces pyramides étaient autrefois revêtues de marbre, selon toutes les apparences ; mais elles ne le sont plus actuellement ; et les souverains qui ont eu besoin de marbre ont mieux aimé dépouiller ces monuments que d'être obligés de le faire venir de bien loin.
Les auteurs arabes donnent une plaisante origine aux pyramides. Ils assurent qu'elles ont été bâties longtemps auparavant le Déluge, par une nation de Géants. Chacun transportait, en venant des carrières, à l'endroit où sont les pyramides, une pierre de vint à vint-cinq pieds de longueur, comme on porte un livre sous son bras. II fallait ainsi moins de peine pour bâtir une pyramide qu'il n'en faut à un enfant pour élever un château de cartes.
II arriva pourtant à un de ces Géants une fâcheuse aventure. Je t'ai parlé dans mes lettres précédentes de cette fameuse Colonne de Pompée, la plus grosse et la plus haute de l'Univers. Le Géant, qui la transportait sous son bras, et qui, pour se délasser, la passait d'un côté à l'autre, se rompit une côte, en faisant cet exercice, pour n'avoir pas bien pris ses mesures. Cela ne l'empêcha point d'achever son voyage. Il arriva avec son paquet sous le bras, et se fit raccommoder sa côte par un habile chirurgien.
Conte pour conte, mon cher Monceca, j'aime encore mieux celui d'Hérodote que celui des Arabes. Je voudrais que les hommes se respectassent un peu davantage, et que les historiens ne méprisassent point assez le genre humain, pour le croire capable d'ajouter foi à de pareilles ridiculités. La plupart des écrivains semblent abuser du droit qu'ils ont de traduire certains faits à la postérité : ils les déguisent, il les accommodent à leur fantaisie ; et ils laissent plutôt aux races futures un ramas chimérique de leurs idées, qu'une véritable exposition de ce qui s'est passé. Toutes les nations ont un grand nombre d'historiens, insupportables compilateurs des fables.
Les Turcs ont les docteurs de leurs lois ; les Juifs, plusieurs de leurs rabbins ; et les Nazaréens, leurs moines. Quiconque veut étudier l'histoire ne saurait être trop attentif à bien choisir les auteurs qu'il prend pour guides.
Les premiers préjugés dans les matières historiques sont aussi difficiles à détruire que dans les questions qui regardent la philosophie. On se prévient pour un historien, tout comme pour un philosophe ; et c'est un excès aussi vicieux de donner une croyance aveugle à Hérodote que d'adopter aveuglement tous les sentiments d'Aristote. II faut du jugement et du discernement, pour profiter de la lecture des meilleurs livres. ll n'en est point qui ne se ressente dans quelques endroits de la faiblesse humaine. II faut tâcher de les découvrir, et d'y suppléer par le sentiment de ceux qui leur sont opposés dans cette occasion.”