samedi 5 mars 2011

“Aucune grande idée n’a présidé à la construction (des) pyramides” (Alexis-François Rio - XIXe s.)

Se référant autant au “consciencieux” Hérodote, auquel on ne doit pas moins un récit “naïf” sur les compétences techniques des Égyptiens de l’antiquité, qu’aux résultats de la critique contemporaine, l’écrivain historien de l’art Alexis-François Rio (1797-1874) considère la civilisation égyptienne comme un cas d’exception, ne serait-ce que par la bipolarité de la société dont elle était le foyer : d’un côté, la caste sacerdotale ; de l’autre, la “multitude fanatique et servile” d’une deuxième “nation”.
Traduite en termes de compétences architecturales, cette civilisation suscite une “terreur religieuse” due aux formes colossales des monuments qu’elle a produits. Mais par-delà l’orgueil et la tyrannie dont ils sont les témoins, quelle fut la réelle “utilité intellectuelle et morale” de ces monuments, et en tout premier lieu des pyramides, dans l’ “histoire de l’esprit humain” ?
À la lecture du vol. 2 de son Essai sur l’histoire de l’esprit humain dans l’Antiquité (1829-1830), on ne manquera pas de remarquer que l’auteur s’écarte très sensiblement des critères d’appréciation généralement admis.

Illustration extraite de la Description de l'Égypte
“On sait les efforts tentés par le consciencieux Hérodote pour trouver, sur les lieux mêmes, un fil qui le guidât dans le labyrinthe de cette mystérieuse antiquité. Mais on voudrait savoir de plus où les Égyptiens avaient puisé le fond de leurs traditions mythologiques, jusqu'à quel point leur religion et leur gouvernement étaient favorables au développement de leur intelligence, et si, parmi les monuments littéraires ou scientifiques que le temps a détruits, il en était qui fussent propres à justifier la réputation de sagesse de l'ancienne Égypte.
S'il est permis de choisir entre les opinions contradictoires des savants qui ont travaillé à résoudre ces questions, j'avoue que je suis porté à regarder l'Inde comme le foyer commun de la civilisation de la Perse et de l'Égypte. Dans cette hypothèse, les Éthiopiens auraient reçu ce bienfait de première main, la lumière aurait éclairé peu à peu la longue vallée du Nil, en descendant le cours de ce fleuve, et aurait fixé sur ses bords les tribus pastorales, et les misérables pêcheurs qui erraient entre les deux chaînes de montagnes. Une colonie étrangère y aurait apporté les premiers éléments d'un ordre social, des croyances déjà revêtues de symboles : ces éléments et ces croyances se seraient combinés avec les idées grossières et le fétichisme des indigènes, et de cette combinaison seraient sortis avec le temps un culte,une constitution, un caractère national, qui ont fait des Égyptiens un peuple à part, et de leur histoire une longue exception aux lois qui règlent la marche des sociétés.
La mythologie d'un peuple est comme un miroir où se réfléchit son génie, et ce génie lui-même est l'effet d'une organisation plus ou moins heureuse et de l'aspect sous lequel la nature se présente à ses yeux. Quelque difficile qu'il soit de démêler l'action de cette dernière cause, on peut néanmoins en faire dériver les traits les plus saillants de la civilisation égyptienne, et même en prenant toujours l'analogie pour guide, il serait possible de faire la part des localités et des influences extérieures. Les inondations périodiques du Nil, ses sources mystérieuses, le voisinage du désert, le flux et reflux de ses flots de sable, le contraste qu'il fait avec la vallée qu'arrose le fleuve, les révolutions sidérales, leurs rapports avec les vicissitudes des saisons, voilà le fonds primitif sur lequel les Égyptiens ont bâti leurs légendes d'Isis et d'Osiris, d'Horus et de Typhon; et si plus tard ils y ont rattaché des idées d'un ordre supérieur, et même d'antiques traditions sur l'origine de l'agriculture et des arts, tout porte à croire que c'est du dehors qu'elles leur sont venues. (...)
Encore la lumière venue de si loin a-t-elle été concentrée dans la caste sacerdotale, qui en a fait un instrument de domination, et qui semble avoir perpétué à dessein l'ignorance des castes inférieures. Aussi pour observer la marche de l'esprit humain en Égypte, faut-il y voir deux nations distinctes. Mais cette distinction est plus odieuse que celle qu'on établirait entre des vainqueurs et des vaincus : d'une part ce sont les précepteurs des rois, les régulateurs de l'état, les possesseurs de la science : ils gardent pour eux seuls les vastes connaissances qu'une vie exempte de tous les soins vulgaires leur a permis d'acquérir ; à peine daignent-ils en faire part à quelques philosophes venus de contrées lointaines pour consulter leur vieille expérience ; de l'autre, c'est une multitude fanatique et servile prosternée devant des fétiches ou des momies, qui ne sort de son apathie que pour célébrer des fêtes ridicules ou obscènes, et qui semble s'être rendu justice, en se disant issue du limon du Nil. C'est elle qui a fait ces immenses travaux de terrassement et d'irrigation, qui a multiplié ces canaux et creusé ces lacs, qui a bâti ces pyramides, ces labyrinthes et ces palais, qui a transformé le granit de ces montagnes en obélisques et en colosses monolithes, et qui a prêté gratuitement ses bras à l'érection de ces monuments incommensurables, dont les ruines commencent à être interrogées avec succès ; mais en disant gratuitement, je me trompe : ceux qui ont travaillé à quelques-uns de ces ouvrages ont eu leur récompense, et si l'on n'y a pas gravé leurs noms, du moins on a eu soin d'apprendre à la postérité combien ils ont consommé d'ail, d'oignons et de poireaux.
Cependant si la postérité n'a pas su tout ce qu'elle aurait voulu savoir, ce n'a pas été la faute des Égyptiens ; car ils avaient des annales qui, si elles n'eussent pas péri avec celles de tant d'autres peuples, les auraient peut-être absous d'une partie des torts qui leur sont imputés. Pour suppléer à leurs écrivains nationaux, nous avons le naïf récit d'Hérodote et quelques fragments épars dans des historiens qui lui sont de beaucoup postérieurs. Il déclare qu'on peut ajouter foi à tout ce qu'il dit sur l'Égypte, et à l'opinion de ceux qui lui ont fourni des renseignements ; que ceux qui occupaient les parties ensemencées du pays conservaient avec grand soin le souvenir des événements, et lui ont paru plus instruits en faits historiques que tous les autres peuples qu'il a connus. Il a combiné les documents qu'il en a tirés avec ceux que lui ont fourni quelques membres de la caste sacerdotale, et il a fixé l'attention des Grecs sur une nation qui, non seulement les avait vus naître, mais les avait aidés à sortir de leur enfance sociale. (...)

Photo Marc Chartier
À s'en tenir à la première impression produite à l'aspect des monuments de l'architecture égyptienne, on ne se lasserait pas d'admirer le peuple qui eut la hardiesse de les concevoir et la patience de les exécuter. L'imagination se perd au milieu de ces ruines disséminées dans toute la longueur de la vallée du Nil, au fond de ces carrières d'où sont sortis les matériaux de tant de temples et de colosses, au pied de ces obélisques et de ces pyramides contre lesquelles le temps semble n'avoir pas osé essayer sa faux. Leur caractère colossal, joint à leur durée, produit dans l'âme du spectateur une terreur religieuse qu'il prolonge aussi soigneusement qu'une sensation de plaisir, et cette préoccupation rend nécessairement importuns les avertissements de la critique. Cependant, dût-elle troubler les jouissances de l'imagination, elle doit remonter à l'origine de ces monuments, dévoiler leur destination et discuter leur utilité ; non pas cette utilité matérielle qui n'est qu'une considération secondaire dans l'histoire de l’esprit humain, mais cette utilité intellectuelle et morale à laquelle les peuples heureusement organisés n'ont jamais oublié de pourvoir. En procédant ainsi, on verra bientôt les objets sous une toute autre face. On se souviendra que des rois captifs attelés au char de Sésostris ont vu leurs sujets ensevelis par milliers dans les carrières, pour en tirer les matériaux du magnifique temple de Vulcain ; on saura qu'aucune grande idée n'a présidé à la construction de ces pyramides ; que pour les Égyptiens, elles réveillaient des souvenirs d'orgueil et de tyrannie, et que même il y en avait une laissée par la fille de Chéops comme un monument de la prostitution à laquelle l'avait condamnée son père. Que sera-ce, si on ajoute à ces renseignements fournis par l'histoire les résultats d'une critique contemporaine qui a fait évanouir bien d'autres prestiges, et particulièrement ceux qui entouraient les grands monuments de l'architecture égyptienne ? Il n'y en a pas un seul, dit M. Quatremère de Quincy, dont les péristyles égalent en hauteur le péristyle de Sainte-Geneviève : nous pouvons l'affirmer le compas à la main. Que serait-ce, si dans ce parallèle, en évaluant les sommes de travail, non par masse cubique de matière, mais par détail, quantité et qualité d'ouvrage, on arrivait à prouver que l'église dont on vient de parler l'emporte de beaucoup sur la grande pyramide ?”

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