De son ouvrage La France catholique en Égypte, publié en 1887, je n’ai bien sûr extrait que ce qui a trait directement au thème de ce blog, à savoir les pyramides, dont l’auteur dresse un tableau sans surprise, presque banal, dans la lignée de ces narrateurs qui, inspirés sans doute par le désir de partager l’émotion ressentie sur le plateau de Guizeh, croyaient bon ajouter leur plume à celle de très nombreux autres voyageurs.
Faut-il toutefois rechercher quelque particularité dans ces pages de Victor Guérin ? Sans qu’il s’agisse d’observations réellement originales, je relève toutefois chez l’auteur deux remarques ayant retenu son attention : les fossés, pratiqués dans le roc, qui entouraient les deux principales pyramides, et l’écho, “qui se répète jusqu’à dix fois, dans la Grande Pyramide. Je remarque dans le même temps que Victor Guérin, même abrité derrière le “dire des anciens”, ne s’est risqué sur ces deux points à aucune tentative d’explication : en bon universitaire, mais conscient sans nul doute de ses limites en ce domaine, il a préféré s’abstenir, ce qui, de sa part, revenait à faire preuve de sagesse.
“L'emplacement qu'occupent les trois plus célèbres d'entre elles [les pyramides de Guizeh] forme un plateau elliptique dans une sorte d'enfoncement de la montagne libyque. La hauteur du plateau au-dessus de la vallée est d'une quarantaine de mètres. Sa longueur de l'est à l'ouest est de deux kilomètres, et sa largeur du sud au nord, d'un kilomètre et demi. Il est entièrement rocheux, et les architectes chargés de bâtir la première et la plus grande des pyramides, celle de Chéops, ont dû d'abord commencer par le dresser et l'aplanir, mais en laissant néanmoins un noyau destiné à servir de soubassement à cet incomparable monument. Ils ont dû aussi disposer et élever les chaussées dont il est question dans Hérodote, et qui elles-mêmes ont coûté des sommes énormes. Les restes de trois de ces plans inclinés, en belles pierres de taille, se voient encore vers l'est, dans la direction du Nil.
La plupart des matériaux, en effet, avec lesquels ont été construites les pyramides proviennent des carrières de Torah et de Masarah, situées au delà du fleuve dans la chaîne arabique, et pour amener de ces deux points éloignés au plateau où elles devaient être employées des pierres d'une dimension et d'un poids si considérables à travers des plaines que le Nil inonde annuellement pendant plusieurs mois, il fallait de hautes et solides chaussées s'élevant progressivement de l'est à l'ouest jusqu'au niveau du plateau.
Les trois pyramides s'alignent dans la direction du nord-est au sud-ouest. La plus grande précède au nord ; la plus petite est la plus méridionale. Des fossés ont été pratiqués dans le roc autour des deux principales, et actuellement ils sont en partie comblés par le sables.
À peine le voyageur est-il arrivé en présence et auprès de ces prodiges des temps pharaoniques, qu'il éprouve un désir presque invincible d'escalader la plus haute des pyramides, désir auquel j'ai dû résister cette année, à cause de mes soixante-cinq ans, mais auquel autrefois j'avais cédé avec enthousiasme. Comme le revêtement extérieur de ce monument a été enlevé, les assises que ce revêtement recouvrait, étant en retrait les unes sur les autres, forment, à la vérité, de véritables gradins, mais des gradins gigantesques qu'il serait fort malaisé de gravir si l'on était réduit à ses seuls efforts et que l'on ne fut point aidé par des Arabes. (...)
“Un art si parfait dans la construction de ce gigantesque édifice”
Mais entrons maintenant dans quelques détails plus précis. La grande pyramide, dans son état actuel, se compose de deux cent trois gradins qui lui donnent, au-dessus du socle rocheux qui la porte, une hauteur verticale de cent trente-sept mètres et une hauteur oblique d'environ cent quatre-vingts mètres. Les quatre faces sont orientées vers les quatre points cardinaux et mesurent chacune à la base deux cent trente mètres de développement. Le périmètre de celle-ci est par conséquent de neuf cent vingt mètres. Qu'on songe à ce qu'il a fallu de temps et de bras d'hommes pour exploiter les carrières, élever les chaussées, niveler et préparer le plateau, charrier cette quantité prodigieuse de pierres et les agencer ensuite avec un art si parfait dans la construction de ce gigantesque édifice, qu'après tant de siècles écoulés depuis aucune assise n'a fléchi, aucun bloc n'a bougé de place.
Au dire des anciens, des centaines de mille hommes ont concouru pendant de longues années à ce travail, qui semble dépasser les bornes ordinaires des forces et de la puissance humaines, et qui n'a pu s'accomplir qu'avec les efforts réunis d'un peuple tout entier. Qu'on songe aussi à l'habileté singulière et à la science consommée des architectes qui ont conçu et exécuté une pareille oeuvre. Ils devaient être certainement secondés par des astronomes fort instruits ; car l'orientation toute seule d'un semblable monument, sans être mathématiquement irréprochable, est néanmoins si suffisamment exacte, qu'aujourd'hui encore on ne réussirait peut-être pas à tracer, sans dévier un peu, une méridienne d'une aussi grande étendue que celle-là.
Photo de Francis Fritz - 1859 |
L'entrée de la pyramide est sur la face nord, et à une quinzaine de mètres au-dessus de la base. On pénètre dans une galerie étroite et peu élevée qui descend avec une inclinaison de vingt-cinq degrés jusqu'à trente-deux mètres au-dessous de la base. Elle devient ensuite horizontale et conduit à une chambre qui est restée inachevée. Remontant cette galerie jusqu'à vingt-cinq mètres de l'orifice extérieur, on s'engage dans un autre couloir ascendant qui aboutit à une galerie horizontale. Celle-ci mène à la chambre dite de la Reine. Cette chambre est précisément dans le grand axe vertical de la pyramide, à cent dix-huit mètres au-dessous de la plate-forme supérieure. Elle est couverte en forme de toit par de belles dalles arc-boutées et placées en décharge. Vide actuellement, elle mesure cinq mètres quatre-vingt-cinq centimètres de long sur cinq mètres de large, et est bâtie avec de superbes pierres calcaires.
Revenant sur ses pas et parvenu à l'extrémité extérieure de la galerie horizontale, on gravit une haute et large galerie ascendante qu'on appelle la grande galerie et qui conduit à la chambre du Roi. Cette chambre est précédée d'un vestibule que fermaient autrefois quatre blocs de granit glissant dans des coulisseaux. Elle est elle-même tout entière construite avec de magnifiques blocs de granit parfaitement polis et appareillés. Sa hauteur est de cinq mètres vingt-cinq centimètres ; sa longueur, de dix mètres quarante-cinq centimètres, et sa largeur, de cinq mètres trente centimètres.
Le sarcophage en granit qu'elle renferme, et pour lequel la pyramide entière semble avoir été faite, est long de deux mètres trente centimètres sur un mètre de large. Quand on le frappe, il produit le son d'une cloche. Vide depuis longtemps de la momie royale qu'il devait contenir, il a perdu également son couvercle.
Au-dessus de cette chambre, cinq autres ont été ménagées à dessein, dans le but unique d'alléger le poids de la masse énorme de maçonnerie qui la presse, et qui semble devoir t'écraser. C'est dans l'une de ces petites chambres de soulagement qu'on a trouvé, écrit en hiéroglyphes, le nom du roi Choufou, nom dont ceux de Chéops et de Souphis sont de pures altérations. Il règne dans ces divers souterrains, dans ces caveaux et dans une espèce de puits très profond qui les relie ensemble, une chaleur excessive, et l'on a hâte, quand on sort des entrailles mystérieuses de ce mausolée, de respirer à pleins poumons l'air du dehors. J'ajouterai aussi que l'écho qui s'y produit est tellement puissant, qu'il répète le son jusqu'à dix fois.
La seconde pyramide
La seconde pyramide s'élève à cent quatre-vingts mètres environ au sud-ouest de la précédente. Presque aussi grande que celle-ci, elle mesure cent trente-cinq mètres de hauteur verticale et deux cents mètres de largeur à chacune des faces de sa base. Elle est encore couverte de son revêtement à sa partie supérieure ; ce qui n'empêche pas les Arabes d'un village voisin, comme autrefois ceux de Busiris, d'en atteindre le sommet.
Belzoni, en 1816, a eu le mérite de retrouver le couloir qui conduit à la chambre funéraire. Le sarcophage en granit qu'il y découvrit avait été violé vers l'an 1200 par le sultan El-Aziz Othman, qui ensuite avait ordonné de boucher l'entrée de la pyramide.
D'après Hérodote, ce monument fut construit par le roi Chéphren. On n'a pas pour ce souverain, comme pour Chéophs ou Choufou, retrouvé son nom dans la pyramide elle-même ; mais on l'a lu sur l'un des tombeaux voisins, accompagné de la figure d'une pyramide.
La troisième pyramide et le sphinx
La plus petite des trois pyramides, située de même à cent quatre-vingts mètres au sud-ouest de la seconde, est à peine le tiers de la première. Elle avait un revêtement de granit, comme l'affirme Hérodote et comme le témoignent encore les nombreux fragments qui en subsistent. Ouverte à l'époque des califes, puis refermée, elle a livré de nouveau, en 1837, tous les secrets de son intérieur au colonel anglais Wyse, qui est parvenu à y pénétrer. Il y découvrit le cercueil en bois doré du roi Menkéra, le Mycérinus d'Hérodote, pour qui elle fut construite. Ce cercueil est maintenant à Londres. Quant au sarcophage en granit qui le contenait primitivement, il a péri dans la traversée.
Peut-être les auteurs des deux premières pyramides, si odieux à leurs peuples, au dire des anciens, à cause des corvées intolérables qu'ils imposèrent pendant tant d'années à leurs sujets pour la construction de semblables mausolées, n'ont-ils pas joui de leurs sépulcres, selon l'énergique expression de Bossuet ; dans tous les cas, on ne les y a pas retrouvés.
D'autres pyramides beaucoup plus petites, comme autant de satellites, environnent les trois dont je viens de dire quelques mots.
À cinq cents mètres à l'est de la deuxième pyramide surgit, du milieu des sables qui l'assiègent de toutes parts, la colossale et énigmatique figure du sphinx. C'est un lion assis, à tête humaine, mais d'une dimension colossale. Il ne mesure, en effet, pas moins de cinquante-sept mètres de
long, depuis l'extrémité des pattes de devant jusqu'à la naissance de la queue. Sa face, malheureusement en partie mutilée, car une portion du nez manque, accuse le type égyptien et non pas te type nègre, comme on l'a cru quelquefois, par suite des dégradations qu'elle a subies. Tout entière façonnée dans le roc, cette figure gigantesque inspire aux Arabes une secrète épouvante : aussi l'ont-ils surnommée Abou-l’Houl (le père de la terreur).
En 1817, le capitaine Caviglia dégagea les abords de ce monument et découvrit entre les pattes du sphinx un autel un lion et trois stèles, sur l'une desquelles était représenté le roi Thoutmès IV offrant de l'encens et des libations au colosse divinisé.
En 1852, le sable s'étant de nouveau amoncelé alentour, M. Mariette, aux frais de M. le duc de Luynes, commença par déblayer une seconde fois les approches du sphinx. Obligé d'interrompre ce travail, il le reprit et l'acheva quelques années plus tard. Une inscription qu'il découvrit, en 1838, sur une stèle qu'il désensabla, lui apprit que le colosse était la représentation du dieu Har-em-Khou, l’Harmachis des Grecs, ou le Soleil levant.”
Source : Gallica
Sur cet auteur, voir la note qui lui a déjà été consacrée (ICI)