Dans son journal de voyage En Égypte : Alexandrie, Port-Saïd, Suez, Le Caire, le libraire-éditeur parisien Henri Paul Charles Baillière (1840-1905) se présente comme un “touriste”. Ce détail médite d’être relevé, car en 1867, année de parution de l’ouvrage, les mots “touriste” et “tourisme” sont encore tout neufs en France : ils ont été empruntés seulement quelques décennies auparavant à la langue anglaise et ne commenceront à être utilisés qu’à partir de la publication par Stendhal de ses Mémoires d’un touriste (1838).
Dans son récit, Henri Paul Charles Baillière se montre très réservé sur la destination des pyramides égyptiennes et l’origine du Sphinx. Les théories globalement admises ne lui conviennent pas. Les points d’interrogation se succèdent donc les uns aux autres, avec pour toute conclusion un énigmatique “On ne sait rien - rien de certain au moins”. Puis l’auteur de compléter avec quelque solennité, afin de donner à sa réflexion une tournure plus positive : “En présence de ces monuments, l'homme n'est pas plus que le grain de sable du désert qui les entoure.”
“On a tout dit sur les Pyramides : le nom supposé de leur auteur, le mode de construction employé, la pensée, ou sérieuse ou frivole, qui en a été le prétexte, ont été l'objet de dissertations qui, je crois, n'ont prouvé qu'une chose, c'est qu'on ne sait rien - rien de certain au moins.
Était-ce des tombeaux qu'on avait intérêt à défendre contre la main sacrilège des hommes, l'envahissement du désert ou l'inondation du Nil ? Voulait-on leur confier la dépouille des rois, et assurer à tout jamais l'immortalité de ces âmes royales, par la conservation éternelle du corps ?
Était-ce, comme l'a soutenu M. Fialin de Persigny, une digue jetée aux portes du Delta pour arrêter l'invasion des dunes sablonneuses du désert, et pour fortifier artificiellement la brèche que laisse ouverte la région du fleuve sans eau, entre la chaîne des lacs de Natron et le Fayoum ?
Était-ce un monument scientifique destiné à servir à la démonstration perpétuelle du système géométrique ou à tenir lieu d'observatoire astronomique ?
Était-ce des tablettes gigantesques sur lesquelles devait être tracée l'histoire des Pharaons ?
Doivent-elles leur origine aux caprices de cette fille de Chéops, qui se fit donner une pierre par chacun de ses amants, ou à la reconnaissance de Rhodope, qui, comme Cendrillon, perdit ses sandales, et qui fut épousée par le Pharaon amoureux de celle qui se chaussait si finement ?
Était-ce les greniers d'abondance bâtis par Joseph pour garder le blé (puros) destiné à alimenter l'Égypte pendant les sept années de disette ?
Était-ce un temple consacré au soleil [pur) ou destiné à garder les livres du destin ?
Je ne sais, mais je croirais volontiers, de prime abord, que toutes les étymologies grecques sont trop modernes pour être vraies ; en tout cas, elles montrent bien le caractère léger et accapareur de ces hommes d'esprit qui, désireux de reculer dans la nuit des temps l'antiquité de leur race, auraient volontiers voulu faire passer les Égyptiens pour leurs ancêtres.
Si la destination des Pyramides est inconnue, leur destinée à travers les siècles ne l'est pas moins : on ne sait même pas à quelle époque la grande Pyramide fut ouverte et visitée intérieurement, pour la première fois.
En présence de cet amoncellement de pierres, qui, au dire de Bonaparte, représente un million cent vingt-huit mille toises cubes, ou un mur de 4 toises de haut et d'une toise de large sur une longueur de 563 lieues, ce qui frappe, c'est la tristesse grave et solennelle de ce monument : par sa base large et solide, il exprime l'idée de stabilité et d'immobilité, qui faisait le fond de la religion et des mœurs ; par sa masse, il atteste l'orgueil tout-puissant d'un despote qui estimait assez peu l'argent et la vie de l'homme pour jeter à tous les vents cette double richesse ; il atteste aussi l'abaissement profond d'une caste qui ne savait plus que courber la tête, et exécuter les ordres insensés d'un tyran et d'un grand-prêtre, la servilité d'une race pour qui la royauté était avant tout un sacerdoce, et qui accordait au fanatisme religieux ce qu'elle aurait peut-être refusé au respect du souverain. Il ne faut pas chercher ici l'enthousiasme naïf et l'élan mystique d'un peuple vivant par la religion et pour la religion, ni le sentiment du beau et de l'utile, qui pousse une nation à décorer sa demeure.
Je causais de tout cela avec mon compagnon ; mais notre conversation était sans doute sans intérêt pour les bédouins, qui sont les concierges des Pyramides ; ils considèrent ces monuments comme leur chose, et savent retirer de leurs fonctions tous les bénéfices qu'elles comportent ; ailleurs, cela se passe ainsi : pourquoi en serait-il autrement dans la patrie du baghisch ?
Ils nous pressaient de commencer l'ascension, et il semblait que nous nous devions à eux.
Après le premier mouvement, où l'esprit se livre tout entier à une admiration dont il n'est pas le maître, les instincts d'historien et d'artiste, d'archéologue et de philosophe, que nous portons en nous, se taisent, pour laisser notre pauvre machine s'effrayer devant ces
Et dire qu'il s'est trouvé des hommes assez désœuvrés et assez insensés pour tracer leur nom sur ces pierres : ils n'ont pas reculé devant la tentation sacrilège de mêler leur petite personnalité aussi inconnue qu'inutile à l'éternité des Pyramides et de leur imposer une association infâme : artistes de contrebande, boutiquiers enrichis, Anglais égoïstes, Italiens vaniteux, c'est mal respecter la majesté des grands souvenirs, c'est mal comprendre l'humilité dont on doit être saisi devant le spectacle sublime qui s'offre aux yeux et qui permet de contempler la nature face à face, au milieu de ses plus grandioses manifestations, comme un dieu dans son temple ; en présence de ces monuments, l'homme n'est pas plus que le grain de sable du désert qui les entoure. (...)
Nous ne nous arrêtons que sur la rangée de gradins qui correspond à l'ouverture ménagée en retrait pour permettre l'accès dans l'intérieur de la Pyramide.
Il ne faut pas chercher ici le portique d'un temple grec, qui, tout inondé de lumière, appelle le peuple à la prière, ni le portail d'une cathédrale gothique, qui tout enguirlandé de statuettes et de fleurs, déroule comme un long chapelet ses litanies sculpturales et prépare l'âme à toutes les splendeurs du mysticisme symbolique ; ces arrachements de blocs énormes témoignent tout à la fois de la proportion colossale des matériaux employés pour la construction, du soin que l'on a pris de déguiser l'entrée, et de la somme d'efforts qu'il a fallu dépenser pour la découvrir : ici le mystère est partout et dans tout. (...)
Se peut-il que ce soit là tout ? Et que l'on ait ainsi entassé pierre sur pierre, sans autre but final que d'abriter deux chambres ? N'est-ce pas seulement une partie de l'œuvre qu'il nous est donné de connaître ? N'est-ce pas seulement le faîte du temple que nous visitons ? Sous ces frontons massifs, n'y a-t-il pas une colonnade gigantesque, dont nous donnerait l'idée la colonne de Pompée, et qu’auraient comblée les sables du désert ? N’a-t-on pas vu ce modèle réalisé en petit au Tombeau de la Chrétienne près de Tlemcen en Algérie (*), ou sur la voie Appienne à Rome ?
Mais ce n'est là qu'une hypothèse, sans plus de valeur assurément que toutes les autres. (...)
Les fouilles entreprises pour déblayer la base du Sphinx ont mis à découvert quatre lions, dont un fut vendu à un Anglais, et dont les trois autres ont été depuis cachés par le sable ; elles n'ont du reste rien appris : est-ce le dôme d'un temple ? Est-ce un rocher naturel dont l'art a régularisé les formes ? On ne sait; on croit, depuis qu'on a lu le nom de Theutmosis IV, gravé sur le granit, que c'est là son image.
Ce monolithe date des bonnes époques de la sculpture égyptienne. Mais quelle en est la signification ?
Ce n'est pas un être mystérieux, car c'est là encore un préjugé grec imposé par ce peuple vantard et vaniteux. Les Grecs ne lui ont attribué ce caractère que par une fausse association d'idées : celle du Sphinx, qui avait eu l'Égypte pour première patrie, et celle du mystère, qui enveloppait tout ce pays et s'attachait à tout ce qui en venait.
Ce n'est pas une femme, comme le sont les Sphinx grecs.
Ce n'est pas un nègre, ainsi qu'on l'a dit : le type africain domine dans ses traits ; mais il était peint en rouge et, çà et là, on voit encore subsister des traces de cette couleur indélébile.
Ce fantôme de pierre, c'est le maître, c'est le roi ; malgré les proportions colossales, le contour est pur, l'expression est douce et gracieuse, sereine et paisible, pleine de calme et de repos, pleine aussi d'une majesté singulière ; le regard a une profondeur qui trouble, une fixité qui fascine :
(*) sur ce tombeau ou mausolée royal de Maurétanie : voir ICI
Sur cet auteur, un morceau choisi dans l'Égypte entre guillemets :
Dans son récit, Henri Paul Charles Baillière se montre très réservé sur la destination des pyramides égyptiennes et l’origine du Sphinx. Les théories globalement admises ne lui conviennent pas. Les points d’interrogation se succèdent donc les uns aux autres, avec pour toute conclusion un énigmatique “On ne sait rien - rien de certain au moins”. Puis l’auteur de compléter avec quelque solennité, afin de donner à sa réflexion une tournure plus positive : “En présence de ces monuments, l'homme n'est pas plus que le grain de sable du désert qui les entoure.”
Illustration de David Roberts (1839) |
Était-ce des tombeaux qu'on avait intérêt à défendre contre la main sacrilège des hommes, l'envahissement du désert ou l'inondation du Nil ? Voulait-on leur confier la dépouille des rois, et assurer à tout jamais l'immortalité de ces âmes royales, par la conservation éternelle du corps ?
Était-ce, comme l'a soutenu M. Fialin de Persigny, une digue jetée aux portes du Delta pour arrêter l'invasion des dunes sablonneuses du désert, et pour fortifier artificiellement la brèche que laisse ouverte la région du fleuve sans eau, entre la chaîne des lacs de Natron et le Fayoum ?
Était-ce un monument scientifique destiné à servir à la démonstration perpétuelle du système géométrique ou à tenir lieu d'observatoire astronomique ?
Était-ce des tablettes gigantesques sur lesquelles devait être tracée l'histoire des Pharaons ?
Doivent-elles leur origine aux caprices de cette fille de Chéops, qui se fit donner une pierre par chacun de ses amants, ou à la reconnaissance de Rhodope, qui, comme Cendrillon, perdit ses sandales, et qui fut épousée par le Pharaon amoureux de celle qui se chaussait si finement ?
Était-ce les greniers d'abondance bâtis par Joseph pour garder le blé (puros) destiné à alimenter l'Égypte pendant les sept années de disette ?
Était-ce un temple consacré au soleil [pur) ou destiné à garder les livres du destin ?
Je ne sais, mais je croirais volontiers, de prime abord, que toutes les étymologies grecques sont trop modernes pour être vraies ; en tout cas, elles montrent bien le caractère léger et accapareur de ces hommes d'esprit qui, désireux de reculer dans la nuit des temps l'antiquité de leur race, auraient volontiers voulu faire passer les Égyptiens pour leurs ancêtres.
Si la destination des Pyramides est inconnue, leur destinée à travers les siècles ne l'est pas moins : on ne sait même pas à quelle époque la grande Pyramide fut ouverte et visitée intérieurement, pour la première fois.
En présence de cet amoncellement de pierres, qui, au dire de Bonaparte, représente un million cent vingt-huit mille toises cubes, ou un mur de 4 toises de haut et d'une toise de large sur une longueur de 563 lieues, ce qui frappe, c'est la tristesse grave et solennelle de ce monument : par sa base large et solide, il exprime l'idée de stabilité et d'immobilité, qui faisait le fond de la religion et des mœurs ; par sa masse, il atteste l'orgueil tout-puissant d'un despote qui estimait assez peu l'argent et la vie de l'homme pour jeter à tous les vents cette double richesse ; il atteste aussi l'abaissement profond d'une caste qui ne savait plus que courber la tête, et exécuter les ordres insensés d'un tyran et d'un grand-prêtre, la servilité d'une race pour qui la royauté était avant tout un sacerdoce, et qui accordait au fanatisme religieux ce qu'elle aurait peut-être refusé au respect du souverain. Il ne faut pas chercher ici l'enthousiasme naïf et l'élan mystique d'un peuple vivant par la religion et pour la religion, ni le sentiment du beau et de l'utile, qui pousse une nation à décorer sa demeure.
Je causais de tout cela avec mon compagnon ; mais notre conversation était sans doute sans intérêt pour les bédouins, qui sont les concierges des Pyramides ; ils considèrent ces monuments comme leur chose, et savent retirer de leurs fonctions tous les bénéfices qu'elles comportent ; ailleurs, cela se passe ainsi : pourquoi en serait-il autrement dans la patrie du baghisch ?
Ils nous pressaient de commencer l'ascension, et il semblait que nous nous devions à eux.
Auteur inconnu (1902) |
Monstrueux degrés
Faits pour des pas de six coudées.
Et dire qu'il y a 203 assises, de la base au sommet ; il est vrai que la barbarie de l'homme et le sable du désert en ont réduit le nombre, l'un ayant abattu les derniers, l'autre ayant caché les premiers. (...)Et dire qu'il s'est trouvé des hommes assez désœuvrés et assez insensés pour tracer leur nom sur ces pierres : ils n'ont pas reculé devant la tentation sacrilège de mêler leur petite personnalité aussi inconnue qu'inutile à l'éternité des Pyramides et de leur imposer une association infâme : artistes de contrebande, boutiquiers enrichis, Anglais égoïstes, Italiens vaniteux, c'est mal respecter la majesté des grands souvenirs, c'est mal comprendre l'humilité dont on doit être saisi devant le spectacle sublime qui s'offre aux yeux et qui permet de contempler la nature face à face, au milieu de ses plus grandioses manifestations, comme un dieu dans son temple ; en présence de ces monuments, l'homme n'est pas plus que le grain de sable du désert qui les entoure. (...)
Nous ne nous arrêtons que sur la rangée de gradins qui correspond à l'ouverture ménagée en retrait pour permettre l'accès dans l'intérieur de la Pyramide.
Il ne faut pas chercher ici le portique d'un temple grec, qui, tout inondé de lumière, appelle le peuple à la prière, ni le portail d'une cathédrale gothique, qui tout enguirlandé de statuettes et de fleurs, déroule comme un long chapelet ses litanies sculpturales et prépare l'âme à toutes les splendeurs du mysticisme symbolique ; ces arrachements de blocs énormes témoignent tout à la fois de la proportion colossale des matériaux employés pour la construction, du soin que l'on a pris de déguiser l'entrée, et de la somme d'efforts qu'il a fallu dépenser pour la découvrir : ici le mystère est partout et dans tout. (...)
Se peut-il que ce soit là tout ? Et que l'on ait ainsi entassé pierre sur pierre, sans autre but final que d'abriter deux chambres ? N'est-ce pas seulement une partie de l'œuvre qu'il nous est donné de connaître ? N'est-ce pas seulement le faîte du temple que nous visitons ? Sous ces frontons massifs, n'y a-t-il pas une colonnade gigantesque, dont nous donnerait l'idée la colonne de Pompée, et qu’auraient comblée les sables du désert ? N’a-t-on pas vu ce modèle réalisé en petit au Tombeau de la Chrétienne près de Tlemcen en Algérie (*), ou sur la voie Appienne à Rome ?
Mais ce n'est là qu'une hypothèse, sans plus de valeur assurément que toutes les autres. (...)
Auteur inconnu (1900) |
Ce monolithe date des bonnes époques de la sculpture égyptienne. Mais quelle en est la signification ?
Ce n'est pas un être mystérieux, car c'est là encore un préjugé grec imposé par ce peuple vantard et vaniteux. Les Grecs ne lui ont attribué ce caractère que par une fausse association d'idées : celle du Sphinx, qui avait eu l'Égypte pour première patrie, et celle du mystère, qui enveloppait tout ce pays et s'attachait à tout ce qui en venait.
Ce n'est pas une femme, comme le sont les Sphinx grecs.
Ce n'est pas un nègre, ainsi qu'on l'a dit : le type africain domine dans ses traits ; mais il était peint en rouge et, çà et là, on voit encore subsister des traces de cette couleur indélébile.
Ce fantôme de pierre, c'est le maître, c'est le roi ; malgré les proportions colossales, le contour est pur, l'expression est douce et gracieuse, sereine et paisible, pleine de calme et de repos, pleine aussi d'une majesté singulière ; le regard a une profondeur qui trouble, une fixité qui fascine :
Il n'est vent de sable au désert
Qui lui fît baisser la paupière.
Ses yeux tournés vers l'Orient semblent épier l'avenir ; ses oreilles semblent recueillir les bruits du passé ; le nez écrasé a été horriblement mutilé ; la bouche, malgré l'épaisseur des lèvres, a de la délicatesse ; le seul reproche à lui faire, c'est que la tête, belle de simplicité et de naturel, manque de style, c'est-à-dire de ces lignes droites et hardies, qui donnent tant d'expression aux figures sous lesquelles la Grèce représentait ses dieux et ses déesses, et dont elle ne trouva la divine pureté que dans les marbres de Paros ou du Pentélique.”(*) sur ce tombeau ou mausolée royal de Maurétanie : voir ICI
Sur cet auteur, un morceau choisi dans l'Égypte entre guillemets :