En 1759, il publia un court roman philosophique - The History of Rasselas, Prince of Abissinia (titre original : The Choice of Life) -, dans lequel il décrivit la vie du Prince Rasselas (un Candide anglais) et de sa sœur Nekayah, gardés dans un endroit nommé Happy Valley, en Abyssinie. Cette vallée est un lieu idyllique ; mais avec l'aide du philosophe Imlac, Rasselas s'en échappe pour aller explorer le monde où il constate que la société est plutôt en proie à la souffrance.
Au cours de ce voyage initiatique, une halte est faite aux pyramides d’Égypte.
Deux traductions françaises de l’ouvrage sont disponibles sur Gallica : l’une sous le titre La Vallée heureuse, ou le Prince mécontent de son sort, 1803 (traduction de Louis ?) ; l’autre, éditée en 1819, sous le titre Rasselas, prince d'Abyssinie. C’est cette seconde version que j’ai retenue pour les extraits qui suivent.
Samuel Johnson, par Reynolds (1772)
- “Je suis disposé, dit le prince, à voir tout ce qui peut mériter ma recherche.”
- “Et moi, dit la princesse, je trouverai, du plaisir à apprendre quelque chose des coutumes de l'antiquité.”
- “Les plus pompeux monuments de la grandeur de l'Égypte, et l'un des ouvrages les plus massifs de l'industrie manuelle, dit Imlac, ce sont les pyramides, ces fabriques élevées avant les temps historiques, et dont les récits les plus reculés ne nous offrent que des traditions incertaines. La plus grande existe encore, très peu endommagée par le temps.”
- “Allons les visiter demain, dit Nekayah ; j'ai souvent entendu parler des pyramides, et je n'aurai de repos que lorsque je les aurai vues en dedans et en dehors. de mes propres yeux.”
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Cette résolution prise, ils partirent le lendemain. Ils chargèrent leurs tentes sur leurs chameaux, étant résolus de ne quitter les pyramides que quand ils auraient pleinement satisfait leur curiosité. Ils voyagèrent à leur aise, se détournèrent pour voir tout, ce qu'il y avait de remarquable, s'arrêtèrent de temps en temps pour converser avec les habitants, et observèrent les divers aspects des villes ruinées et désertes, de la nature sauvage et de la nature cultivée.
Lorsqu'ils arrivèrent à la grande pyramide, ils furent étonnés de l'étendue de la base et de la hauteur du sommet. Imlac leur expliqua les principes d'après lesquels on avait choisi la forme
pyramidale pour une fabrique destinée à prolonger sa durée à l'égal de celle du monde. Il leur fit voir que sa diminution graduelle lui donnait une stabilité telle qu'elle bravait les attaques ordinaires des éléments, et pourrait à peine être renversée par les tremblements de terre eux-mêmes, violence naturelle à laquelle on peut le moins résister. Une secousse qui pourrait ébranler la pyramide, menacerait de la dissolution du continent.
Ils mesurèrent toutes ses dimensions, et dressèrent leurs tentes auprès. Le lendemain, ils se préparèrent à entrer dans les appartements intérieurs, et après avoir loué les guides ordinaires, ils grimpèrent jusqu'au premier passage, quand la favorite de la princesse, en examinant l'ouverture, recula en arrière, et trembla.
- “Pekuah, dit la princesse, de quoi es-tu effrayée ?”
- “De l'entrée étroite, répondit la favorite, et de l'obscurité épouvantable. Je n'ose entrer dans un lieu habité certainement par des âmes malheureuses. Les premiers propriétaires de ces horribles voûtes s'élanceront devant nous, et peut-être nous y enfermeront pour toujours.”
(...)
Pekuah descendit vers les tentes, et les autres entrèrent dans la pyramide. Ils traversèrent les galeries, contemplèrent les voûtes de marbre, et examinèrent la caisse où l'on supposait que le corps du fondateur avait été placé. Ils s'assirent dans une des chambres les plus spacieuses, pour se reposer quelque temps, avant d'entreprendre leur retour.
- “Nous avons maintenant, dit Imlac, satisfait notre esprit par une vue détaillée du plus grand
ouvrage des hommes, excepté la muraille de la Chine. Il est aisé d'assigner le motif de la muraille. Elle garantissait une nation riche et timide des incursions des barbares, dont l'ignorance dans les arts leur faisait trouver plus aisé de suppléer à leurs besoins par la rapine que par l'industrie ; et qui, de temps en temps, se répandaient sur les habitations du paisible commerce, comme les vautours fondent sur les oiseaux domestiques. Leur célérité et leur férocité rendirent la muraille nécessaire, et leur ignorance la rendit efficace.
“Mais quant à la pyramide, on n'a jamais donné de justes raisons de la dépense et du travail de l'édifice. La petitesse des chambres prouve qu'elles ne pouvaient offrir de retraite contre les ennemis ; et on aurait pu cacher des trésors avec bien moins de frais et avec autant de sûreté.
“Elle semble n'avoir été élevée que pour se prêter à ces ardents désirs de l'imagination qui
consument constamment la vie, et qu'il faut toujours apaiser par quelque entreprise. Il faut que ceux qui ont déjà tout ce dont ils peuvent jouir, donnent plus d'étendue à leurs désirs. Il faut que celui qui a bâti pour l'utilité, lorsque ce but est rempli, commence à bâtir pour la vanité, et étende son plan jusqu'au-delà de ce que les hommes peuvent produire, afin de ne pas être bientôt réduit à former d'autres vœux.
“Je considère ce puissant édifice comme un monument de l'insuffisance des jouissances de
l'homme. Un roi, dont le pouvoir est illimité, et dont les trésors surpassent tous les besoins réels
et imaginaires, est entraîné à égayer, par l'érection d'une pyramide, la satiété de la puissance et l'insipidité des plaisirs ; et à amuser l'ennui du déclin de sa vie par la vue de milliers d'ouvriers travaillant sans cesse, et de pierres posées l'une sur l'autre sans aucun but. Qui que tu sois, qui n'es pas content d'une situation modérée, qui imagines que le bonheur est dans une magnificence royale, et qui rêves que l'autorité ou les richesses peuvent nourrir l'appétit de la
nouveauté par des jouissances continuelles, regarde les pyramides, et avoue ta folie.”
Texte anglais