photo de Luigi Fiorillo (1847 - 1898) |
L'impression que les pyramides de Ghizéh font éprouver varie d'une manière singulière, selon la distance d'où on les voit. En remontant le Nil, dès qu'on les a découvertes à l'horizon, elles grandissent constamment à l'œil, à mesure qu'on avance vers le Caire ; près de cette ville on dirait que ce sont des montagnes, et quand on réfléchit que ces montagnes si régulières sont sorties de la main des hommes, l'étonnement s'unit à l'admiration. C'est ce que nous éprouvâmes, il y a trente-huit ans, quand nous nous disposions à combattre à leur ombre et que Napoléon nous disait : "Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !"
C'est du Caire que les pyramides apparaissent dans toute leur gloire. Digne ornement d'un pays dont les souvenirs ont tant d'éclat et remontent si haut dans les siècles écoulés, elles sont là comme pour rendre témoignage de ce que fut cette contrée que nous avons peine à comprendre, et qui exerça sur le monde une puissance que son étendue et sa population ne semblaient pas lui promettre. Une résidence habituelle au Caire accoutume à regarder les pyramides comme une des nécessités de cette terre, comme une parure qui lui est propre ; on ne conçoit pas que le paysage puisse en être dépouillé, elles en font partie comme un ouvrage de la nature.
À mesure qu'on approche des pyramides on croirait qu'elles s'abaissent et que leurs dimensions s'amoindrissent. Soit que l'œil s'habitue à leur aspect imposant, soit que le désert uni et monotone qui les entoure, n'offrant aucun point de comparaison, empêche d'apprécier leur masse énorme, il est certain que l'effet qu'elles produisent va toujours en s'affaiblissant. On le sent et l'on s'en étonne, sans pouvoir se soustraire à celte impression ; mais elle est passagère. Quand on arrive jusqu'à les toucher, quand on lève la tête et que les regards s'élancent vers leur sommet, lorsqu'enfin on en fait le tour et qu'on mesure ainsi leur étendue, la surprise renaît, et, en se rappelant les plus grands monuments que l'Europe possède, on se dit que si l'église de Saint-Pierre de Rome ou celle de Strasbourg étaient transportées ici, la croix qui les domine ne serait pas de niveau avec la plate-forme ; que si le Louvre était adossé à cette pyramide, le faîte ne correspondrait pas à la moitié de sa hauteur ; alors l'admiration subjugue, et ce que vous voyez a le prestige d'une illusion des sens."
extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.