mardi 28 septembre 2010

Les pyramides égyptiennes : “des temples élevés en l'honneur d'Osiris”, selon J. Lacroix de Marlès (XIXe s.)


On peut présumer que toute une génération de jeunes lecteurs a été formée à la culture égyptienne par l’ouvrage de l’historien Jules (ou Jean ?) Lacroix de Marlès (17...-1850 ?) Firmin, ou Le jeune voyageur en Égypte (6e édition 1861), dont j’ai extrait le texte ci-dessous.Tout porte à penser qu’il s’agit ici d’une fiction, propre à un genre littéraire adapté à la formation intellectuelle de la jeunesse. Mais fictive ou non, la relation n’en distille pas moins des connaissances que les lecteurs, jeunes ou pas, sont invités à joindre à leur bagage culturel. D’où la responsabilité de l’auteur qui s’inspire assurément ici des acquis de son époque (XIXe siècle) en matière d’égyptologie et plus spécialement de pyramidologie, les sources citées englobant autant Hérodote que Caviglia et Belzoni. On ne manquera pas toutefois de remarquer que ledit auteur se livre à une analyse plus personnelle sur le pourquoi de la construction, et donc sur la fonction des pyramides. Cette initiative littéraire était-elle justifiée ? On peut en douter.
 
“Ce fut en s'entretenant de la sorte que nos voyageurs arrivèrent aux pyramides. À l'aspect de ces masses, Firmin parut frappé d'un profond étonnement, dont lui-même n'aurait pu définir la nature ; car sa surprise ne venait point de l'admiration ; c'était plutôt de la stupeur devant cette œuvre de patience, ou, comme le dit Aristote, devant cet ouvrage de tyrans. Des tyrans seuls ont pu, en effet, employer tout un peuple à la construction de monuments semblables, et ce peuple a dû être un peuple d'esclaves. Firmin demanda d'abord par qui les pyramides de Dgizêh avaient été construites et pour quel usage.
- Ce sont là des choses bien controversées, lui dit M. Roland ; on peut dire qu'il y a sur ce point autant d'opinions qu'il y a d'écrivains. N'importe, je vous dirai ce que j'en sais. Hérodote, le premier qui en parle, attribue la construction de ces trois pyramides à Chéops, à Céphren et à Mycérinus. Chéops, dit-il, était un prince impie, ennemi des dieux. Il ferma les temples, prohiba l'exercice du culte, et, pour occuper ses sujets, il leur fit construire la grande pyramide. Cent mille hommes étaient constamment employés à ce travail. Diodore donne à ce prince le nom de Chemnis. Céphren ou Cabriès, frère de Chéops, régna avant son neveu Mycérinus. Hérodote combat l'opinion de ceux qui attribuent à une femme, qu'il nomme Rhodope, la construction de la troisième pyramide. Suivant quelques Arabes, Joseph , Nembrod et la reine Dalukah fondèrent ces monuments ; mais, par un singulier anachronisme, ce fut avant le déluge et comme par prévision. Ils ne manquèrent pas d'y enfermer beaucoup de trésors, bien convaincus que l'or ne leur serait pas moins nécessaire après le déluge qu'auparavant. Les Arabes venus de Saba regardaient les trois pyramides comme les tombeaux de Schout ou Seth d'Hermès et de Sab, fils d'Hermès. Comme ils se prétendent issus de ce dernier, ils ne manquent pas de se rendre en pèlerinage à la pyramide où ils croient ses restes ensevelis. Abdallatif parle de cette tradition des Sabéens ; mais a la place de Seth, il nomme Agathodaimon, qui est le dieu chef des anciens Égyptiens. Les Coptes ont d'autres traditions. Ils attribuent la fondation des pyramides au roi Saurid, qui, d'après une autre tradition constatée par une prétendue inscription, vivait trois siècles avant le déluge. Les Arabes se sont emparés de ce fait qu'ils ont singulièrement brodé. Saurid, disent-ils, averti par les prêtres que le déluge aurait lieu, fit construire les pyramides, et il y enferma de grands trésors qu'il entoura de talismans, afin de les défendre contre les mains avides. Dans la grande pyramide, c'était un serpent ; dans la seconde, une idole d'agate noire ; dans la troisième, une statue de pierre. Si un individu cherchait à s'approcher du trésor, le serpent s'élançait sur lui, l'entourait de ses replis, le piquait et le tuait ; l'idole le privait sur-le-champ de jugement et de raison ; la statue allait à lui, l'embrassait et l'étreignait si fortement dans ses bras qu'elle l'étouffait. C'est ainsi, mes amis, ajouta M. Roland, que les Arabes écrivent l'histoire.
- Je vois, dit Firmin, que, de toutes ces opinions, la moins invraisemblable est celle d'Hérodote.
- Oui, reprit le gouverneur, mais elle offre une difficulté ; c'est que les dynasties de Manéthon ne font aucune mention de Chéops ou Chemnis, ni des deux autres princes. D'un autre côté pourtant, on observe que Manéthon a nommé tous les rois de ses dynasties, à l'exception de ceux de la vingtième, se contentant de dire qu'elle se compose de douze rois de Diospolis. Et comme Hérodote affirme que les pyramides ont été construites après Sésostris, premier roi de la dix-neuvième dynastie, mais longtemps avant Apriès (l'Hophra de l'Écriture), qui appartenait à la vingt-sixième, on peut penser que Chéops, Céphren et Mycérinus appartenaient à la vingtième dynastie. Les calculs qui ont été faits sur cette donnée rapportent le règne de Chéops au commencement du XIIe siècle avant Jésus-Christ, environ quatre cents ans avant la première olympiade.
Cela posé, quand Bonaparte disait sous les pyramides à ses quatre mille soldats, en face de quarante mille mameluks : « Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent ! » il aurait dû dire trente au lieu de quarante. Au surplus, cette harangue vive, courte, énergique, l'enthousiasme des Français, leur confiance dans le général, enfantèrent l'héroïsme, et les quarante mille mameluks furent battus complètement après un combat opiniâtre.
Une question bien controversée et non encore décidée, c'est celle de savoir à  quel usage les pyramides furent destinées; et là-dessus, on s'est livré à des divagations sans nombre. Les uns ont voulu que les pyramides fussent des tombeaux ; d'autres en ont fait des observatoires, des édifices faits pour établir une méridienne invariable ; d'autres encore y ont vu des gnomons. Pour moi, si je devais avoir un avis, je soutiendrais volontiers que c'étaient des monuments érigés en l'honneur du soleil Osiris. Suivant l'opinion d'Hérodote et de beaucoup d'autres écrivains anciens et modernes, les pyramides étaient des tombeaux ; mais les princes qui les avaient fait construire n'y furent pas ensevelis ; le prétendu sarcophage qu'on a trouvé au milieu de la grande chambre, dite du Roi, n'a point la forme des cercueils égyptiens, ne laisse apercevoir aucune trace qui indique un couvercle, et de plus est placé horizontalement, contre la coutume générale et constante des Égyptiens de placer debout les caisses de leurs momies. Je dois convenir que le voyageur Caviglia a reconnu des routes souterraines qui s'enfoncent sous la grande pyramide, et qui probablement conduisent à la partie inférieure du puits qui se trouve en allant de l'ouverture aux chambres, puits dont l'existence était attestée par Pline longtemps avant qu'on fît l'ouverture de la pyramide. Un auteur arabe, qui prétend être descendu au fond de ce puits, dit qu'on y trouve quatre portes conduisant à quatre grandes pièces qui renferment des momies. J'admets ce fait ; il ne prouve pas plus que les pyramides étaient des tombeaux, que les caveaux de nos églises, naguère encore remplis de cadavres, ne prouveraient que nos églises sont des monuments funèbres.
La découverte de Caviglia piqua d'émulation. On croyait que la seconde pyramide n'avait jamais été ouverte ; Belzoni chercha un passage pour y pénétrer, et il le découvrit. On prétend qu'il y avait parmi les Arabes une tradition relative à ce passage et que Belzoni la connaissait. Du reste, il est bien permis de croire que cette tradition existait, puisqu'une inscription arabe trouvée dans la chambre dite Sépulcrale prouvait que les Arabes y étaient entrés dans le XIIe siècle de l'ère vulgaire. On y trouva, comme dans la première, une grande cuve qu'on appela sarcophage, et dans ce sarcophage des ossements qu'on reconnut pour être ceux d'un bœuf. Quant à la troisième pyramide, elle n'a jamais été ouverte. On croit que la première le fut par ordre du calife Almanoun (*), fils et successeur du fameux Haroun-al-Raschid ; et comme cela eut lieu par l'enlèvement d'une grosse pierre située sur la face septentrionale, à cinquante pieds environ du sol, nul doute que la situation de cette pierre ne fût connue par tradition, car le hasard seul n'aurait pu l'indiquer. Il parait même que le secret n'était pas ignoré des anciens. Hérodote, il est vrai, n'en parle que d'une manière assez vague, se bornant à dire qu'il y a dans le corps des pyramides des routes ; mais Strabon, mieux instruit, affirme qu'à une certaine hauteur, vers le milieu des côtés, il y a une pierre mobile qui, étant ôtée, laisse à découvert une entrée oblique par laquelle on pénètre dans l'intérieur.
On sait aujourd'hui qu'on arrivait au cœur de ces monuments non seulement par l'entrée ordinaire, mais encore par des avenues secrètes ; que les eaux du Nil y arrivaient par des conduits souterrains ; qu'il existe des communications du dedans au dehors ; qu'auprès des pyramides se trouvaient de nombreuses excavations où l'on croit que les prêtres faisaient leur demeure ; tous ces faits, appuyés par les conséquences qu'on peut tirer de la forme extérieure des pyramides, forme qui mieux que toute autre permet aux rayons du soleil de les embrasser dans tous leurs contours, peuvent m'autoriser à penser que ces pyramides furent des temples élevés en l'honneur d'Osiris, dispensateur de la lumière. Qui ne sait que, dans les anciens temps, les hommes représentèrent leurs dieux sous la forme d'une colonne ou d'une pierre. Callirhod, prêtresse de Junon, dit Clément d'Alexandrie, parait de guirlandes la colonne de la déesse, et Scaliger, sur ce passage, observe que les statues des dieux ne furent d'abord que des colonnes pyramidales. Jupiter et Diane, suivant Pausanias, étaient représentés à Corinthe, l'un sous la forme d'une pyramide, l'autre sous celle d'une colonne; et, pour ne pas sortir de l'Egypte, je vous dirai, avec Diodore, que les Égyptiens ont honoré sous forme de colonnes Osiris et Isis, et qu'ils regardaient les pyramides et les obélisques, terminés en pointe, comme représentant des rayons du soleil.
Tandis que M. Roland parlait, on s'était avancé du côté du nord ; Firmin n'aurait pas cru avoir vu les pyramides d'Égypte s'il n'était entré au moins dans l'une d'elles. Ils se trouvaient sur le bord de l'espèce de glacis que les sables, poussés par les vents et probablement aussi par la main des hommes, ont formé au-dessous de l'ouverture, et qui s'élève jusqu'à cette dernière. Nos voyageurs arrivèrent par cinq canaux ou galeries, qui vont de haut en bas, de bas en haut et horizontalement, à la chambre dite du Roi. L'autre chambre, dite de la Reine, est sous la première. Quatre de ces canaux sont de même grandeur; comme ils n'ont que trois pieds et demi de haut, on est obligé de s'y glisser courbé ou couché. Les quatre côtés sont revêtus de tables de marbre blanc si bien poli, qu'il serait impossible de monter ou de descendre si on n'y avait pratiqué des entailles de distance en distance. La cinquième galerie est beaucoup plus haute que les autres. Ce qu'on veut bien appeler sarcophage n'est qu'une grande cuve de granit dur et sonore, très poli, mais sans ornements ; elle est de forme oblongue.
Nos jeunes gens renoncèrent à voir la chambre inférieure ; et surtout ils rejetèrent bien loin l'idée de descendre dans le puits, comme ils en avaient d'abord eu le projet. M. Roland, qui n'était monté que par complaisance pour Firmin, qu'il ne voulait point perdre de vue, n'eut garde d'insister pour la visite du puits. Après avoir passé une heure à parcourir aux flambeaux ces sombres galeries, il lui tardait de revoir le jour et de respirer l'air libre. (...)
- Ce que je puis dire, répliqua Firmin, c'est que, si les pyramides n'ont pas été des tombeaux, leur intérieur n'a rien de gai ; mais croyez-vous qu'elles aient été construites par les Israélites durant leur séjour en Égypte, comme le dit Josèphe ?
- Non, certes, je ne le crois pas, répondit M. Roland. Je prétends, au contraire, que l'assertion de cet historien est doublement erronée. Il résulte, en effet, de plusieurs passages de l'Exode, que les Hébreux ne furent employés qu'à des ouvrages en brique, et les pyramides sont en grandes pierres carrées de dix à vingt coudées de long sur deux à trois pieds de largeur et d'épaisseur ; elles sont liées entre elles par une couche de ciment dont l'épaisseur égale à peine celle d'une feuille de parchemin ; mais il n'y est pas entré la moindre parcelle de brique, et Moïse assurément n'a pas confondu des briques avec d'énormes blocs de pierres. D'un autre côté, s'il est vrai que Chéops et ses deux successeurs appartiennent à la vingtième dynastie, l'érection des pyramides ne peut remonter au-delà du XIIe siècle avant Jésus-Christ, et, par conséquent, elles n'existaient pas encore au temps de Moïse.
- Ce qui m'étonne, reprit Firmin, c'est que ces pyramides ne sont nulle part ornées d'hiéroglyphes, comme les obélisques, qui en sont tout couverts de haut en bas.
- Il est a présumer, répondit M. Roland, qu'elles avaient des hiéroglyphes comme tous les autres monuments de l'Égypte ; mais il paraît qu'ils n'existaient que sur le revêtement extérieur, que les Arabes ont enlevé pour construire d'autres édifices. La seconde pyramide conserve encore une partie du sien en beau granit rouge extrêmement poli. Si l'on n'y voit pas d'hiéroglyphes, c'est parce qu'à cette élévation il n'aurait pas été possible de les apercevoir.
- Cela est vrai, dit Firmin, quoique cette élévation soit moindre que je ne le croyais. La plus grande des trois, à laquelle Strabon donne six cent vingt-cinq pieds de hauteur perpendiculaire, ne me paraît pourtant pas plus élevée que le clocher de Strasbourg.
- Elle l'est même un peu moins, s'il est vrai que la croix soit à quatre cent quarante pieds du sol, puisque la grande pyramide, mesurée avec le plus grand soin par l'ingénieur Nouet, qui faisait partie de l'expédition française, n'a de hauteur perpendiculaire que quatre cent vingt-un pieds neuf pouces. Il faut dire qu'elle à été tronquée et privée de son sommet, ce qui lui a enlevé quelques pieds de hauteur. Cette masse a six cent quatre-vingt-dix-neuf pieds neuf pouces de largeur à sa base, qui repose immédiatement sur le sol, comme en général tous les monuments égyptiens. Il est vrai que le sol se compose partout d'une assise de roche très dure. Celui qui supporte les pyramides est élevé de quatre-vingts pieds au-dessus des terres que le Nil inonde à l'époque de la crue. Ce sphinx colossal qui est au pied de la pyramide de Céphren, long de cent quarante-trois pieds, s'il faut en croire Pline, et qui, dit-on, était le tombeau d'Amadis, n'est vraisemblablement qu'une protubérance de ce sol de roche, haute d'environ trente à trente-cinq pieds, et qu'on a eu l'idée de tailler et de sculpter en sphinx. Cette masse était presque en entier ensevelie sous le sable. Toute la partie antérieure a été mise à découvert; la tête et le cou s'élèvent à vingt-sept pieds au-dessus du sol.”
(*) lire : Al-Ma’moun

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