Que de regards, que d’impressions diverses, que d’interprétations concordantes ou, au contraire, divergentes, sur les pyramides égyptiennes ! Et cela dure depuis des siècles et des siècles. Notre blog-inventaire est un modeste écho de ce fourmillement où l’archéologie a rendez-vous avec la plus somptueuse des histoires.
Le texte dont je propose ici la lecture est extrait de En Orient, souvenirs de voyage, 1858-1861, édité en 1863, du baron Fernand David Georges de Schickler (1835-1909), qui fut membre fondateur de la Société de l’Histoire du protestantisme français et président de la Société de l’Histoire de France.À chacun son regard, en effet. À chacun son interprétation. Tout en cultivant leurs secrets bien gardés, les pyramides d’Égypte se prêtent au “jeu” des recherches scientifiques, des débats passionnés, des élans poétiques, des appropriations plus ou moins justifiées d’idées ou de théories... sans jamais perdre de leur sublime prestance.
Ici, à défaut de description jugée “superflue”, mais pourtant bien esquissée, le baron de Schickler se livre à une réflexion philosophique sur la religion égyptienne qui trouve, dans les formes pyramidales extrêmement épurées, son expression la plus dépouillée, car la plus proche de ses origines.
Un point de vue sans doute à méditer...
Photo Marc Chartier
“On ne saisit pas de loin l'imposante dimension des Pyramides, et, même lorsqu'on approche, il faut s'aider de la réflexion pour l'apprécier avec justesse.À l'endroit où la végétation s'arrête est groupé un village, accompagné de palmiers, près d'une eau un peu saumâtre qui n'est renouvelée que par la crue du Nil. On gravit alors les roches calcaires et sablonneuses, et l'on atteint enfin la base de la grande Pyramide.
Toute description serait ici superflue : la forme pyramidale appartient à la géométrie ; elle se dresse devant nous dans des proportions colossales, mais régulières, et la grandeur de l'élévation empêche de remarquer que la pointe est légèrement détériorée. On constate au premier abord la dimension des assises qui ne semblent pas égales ; chacune arrive au moins à hauteur d'appui. Elles sont superposées de manière à ne laisser en saillie qu'un espace d'une extrême exiguïté, plusieurs des pierres sont fort ébréchées, d'autres manquent en entier, surtout aux angles.
Les opinions peuvent différer sur le plus ou moins de beauté artistique de cette architecture : la grâce en est exclue, la ligne droite est sévère et inflexible ; mais, influencé peut-être par leur antiquité même, je ne saurais leur refuser un grand caractère. Et comment ne pas s'incliner devant ces Pyramides que Moïse trouva déjà debout depuis plusieurs siècles, devant la plus ancienne œuvre humaine connue et la plus durable de toutes ? C'est l'éternité humaine, s'il est permis d'unir deux idées si différentes ; c'est-à-dire une durée restreinte par des limites, mais des limites qui sortent entièrement du pouvoir de notre conception.
Il est étrange, et en même temps il est triste de penser que, toutes les fois que la main des hommes est parvenue à créer une œuvre vraiment permanente, c'est cette même main qui vient en activer la destruction, témoin le Parthénon, le Colisée et les Pyramides ; n'ayant pu détruire ces dernières, l'homme les a du moins ébréchées. (...)
(...) je procède ensuite à la visite intérieure après avoir gravi les trois premières assises de la face nord.
Au milieu, une ouverture carrée se prolonge en galerie dans laquelle on rampe avec la crainte continuelle de glisser, car la pente est rapide et le granit poli comme une glace. Ce chemin s'enfonce jusqu'au niveau du Nil et aboutit à une petite chambre carrée dont la destination est restée inconnue. À peu près à l'endroit où la galerie atteint le niveau du sol, il s'en embranche une seconde de même hauteur, mais dont la pente, de proportion semblable, se dirige de bas en haut : un V majuscule en donnera une idée exacte. Au lieu de la remonter directement, on est forcé de contourner, par une tranchée ouverte dans la maçonnerie, un bloc énorme de granit placé par les constructeurs pour dérouter les recherches. Ce couloir est coupé, au bout de trente-cinq mètres, par une plate-forme, point central de nouvelles bifurcations.
Devant nous s'ouvre en ligne droite un couloir qui mène, sous le centre de la pyramide, dans un caveau dont les parois sont en pierres tendres et le plafond en dalles arc-boutées ; on l'appelle la Chambre de la Reine. Revenus à la bifurcation, nous suivons le plan incliné du couloir, d'arrivée qui forme d'abord de chaque côté, à l'entrée du passage horizontal, une rampe étroite ; ces deux rampes se rejoignent ensuite et, la galerie s'agrandissant, prend une largeur d'un mètre et demi sous un plafond élevé de huit mètres. Ce plafond est fait d'assises qui surplombent légèrement les unes au-dessus des autres.
La galerie a cinquante mètres de longueur, et j'arrive alors au petit vestibule qui précède la grande chambre du Sarcophage. Elle a 10 m,33 de long sur 5 m, 34 de large, et renferme à l'extrémité un sarcophage en granit rouge sans ornements. La respiration dans ce caveau n'est pas aussi étouffée qu'on pourrait s'y attendre, et cependant, entre soi et l'air extérieur, au-dessus de ce plafond élevé de cinq mètres, il y a une maçonnerie de cent mètres de hauteur. Cinq espaces vides, mais peu considérables, ont été ménagés de manière à alléger ce poids effrayant. Les parois sont en granit ; on peut se convaincre de la perfection du travail par la précision avec laquelle les blocs sont réunis. (...)
Le voisinage des Pyramides offre de nombreux sujets d'étude. En avant de la seconde s'élève le Sphinx, que des travaux récents permettent de juger dans son ensemble. La tête mutilée est expressive encore ; les proportions bien observées font une véritable œuvre d'art de ce rocher rosâtre transformé en colosse, ou plutôt seulement restauré par Thoutmès IV.
En effet, à quelques pas, de nouvelles fouilles ont dégagé un temple où le Sphinx était adoré sous le nom d'Hor-em-Khu. Contemporain des Pyramides, il date d'une époque où l'architecture s'attachait au choix des matières plus qu'à l'ornementation. La syénite et l'albâtre oriental sont partout employés. Le plan est simple : il forme une cour dont les douze piliers carrés, disposés sur deux rangs, supportent quelques fragments de plafond. Cette cour est séparée en deux par une galerie transversale dont les piliers monolithes gisent à terre ; elle donne accès à de petites chambres remarquables par les blocs de granit qui les recouvrent et les larges plaques d'albâtre qui en revêtent les parois. Un puits retrouvé dans un angle du temple renfermait la statue de Chéphren : c'est le chef-d'œuvre de la statuaire égyptienne.
Ce temple, un des plus anciens connus, est dépourvu d'emblèmes hiéroglyphiques. Les Pyramides n'en offrent également que peu de traces : faudrait-il en conclure qu'on les employait rarement dans les premiers temps ? À mesure qu'on retourne vers le passé, la religion égyptienne se dépouille de plus en plus de ses formes symboliques matérialisées ; elle se simplifie en se rapprochant de son origine.
Ce n'est qu'avec le temps que se produisent ses subdivisions infinies de la pensée du Dieu unique. Lorsque l'accroissement des populations obligea de fonder des centres nouveaux, on détacha l'un après l'autre de l'universalité du Créateur ses attributs divers, d'abord comme symboles, bientôt comme divinités distinctes. Ces dieux, représentant chacun une des perfections multiples de l'Être suprême, se sont nécessairement accrus, car de la création des uns devait résulter celle des autres : plus leur nombre s'est étendu, plus l'idée primordiale s'est effacée à l'arrière-plan.
Ne saurait-on y rattacher le changement survenu dans les beaux-arts, plus libres de se donner carrière tant qu'ils ne représentaient qu'un emblème, et devenus de moins en moins indépendants selon que la pure pensée symbolique disparaissait pour faire place à l'idolâtrie matérielle ?”
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