vendredi 19 novembre 2010

Les pyramides égyptiennes “tiennent à un système religieux qui n’était pas celui de l’Égypte” (Louis Reynier - XIXe s.)

Le Suisse Louis Reynier (1763-1824) est connu pour ses études en botanique et les applications de cette science à la vie rurale. C’est ce domaine scientifique qui inspira les travaux qu’il mena en Égypte où il accompagna son frère, le général Ehen-Hezer Reynier, membre du groupe des savants invités par Bonaparte à faire partie de l’Expédition d’Égypte.
Au cours de son séjour en terre égyptienne, Louis Reynier fut nommé Directeur des revenus en nature et du mobilier national.
Il a résumé ses études dans son ouvrage De l’économie publique et rurale des Égyptiens et des Carthaginois, publié en 1823. Dans les extraits ci-dessous, on remarquera la lecture que l’auteur fait de l’histoire, selon laquelle la splendeur de Memphis résultait de la domination qu’y exerçaient des rois pasteurs ayant envahi la Basse-Égypte. C’est au cours de cette période, et conformément à un “système religieux” importé de l’extérieur, que les pyramides furent édifiées.




Inondation de 1880 
photo provenant de l’album FlickRTulipe Noire”,
 reproduite avec l’autorisation d’Islam A. Tha, auteur de l’album

“Manéthon, auteur égyptien, dont Josèphe à conservé quelques fragments, dit que des Pasteurs ont fait une invasion dans la basse Égypte, et qu'ils s'y sont maintenus l'espace d'environ trois siècles. Les rois, qui les gouvernaient, se sont établis à Memphis, dont ils ont fait leur capitale. Eusèbe a donné à peu près les mêmes détails, et les a puisés à la même source. Pendant cette occupation de la partie inférieure du pays, l'ancien gouvernement s'est concentré dans la haute Égypte d'où il est sorti ensuite avec une armée, et, après avoir éprouvé une longue résistance, de la part des Pasteurs, il est parvenu à les expulser. (...)
L'époque de cette domination étrangère, qui avait choisi Memphis pour le centre de son gouvernement, a été, pour cette ville, le commencement de sa grandeur. C'est à cette même époque aussi que j'ai cru devoir placer la construction des pyramides : elles sont toutes réunies dans la portion du pays où ces Pasteurs ont dominé ; il n'en existe aucune au-delà ; ainsi elles tiennent à un système religieux qui n'était pas celui de l'Égypte, et qui s'est étendu sur les mêmes espaces qu'eux (1). Il a vraisemblablement aussi pénétré dans quelques contrées de l'Asie, où on observe des monuments qui ont beaucoup de ressemblance avec ceux-ci.
Hérodote, qui n'a eu aucune connaissance de cette dynastie des rois pasteurs, a donné aux pyramides une origine en apparence différente : suivant lui, jusqu'à l'époque des rois qui en ont été les fondateurs, tout a été dans le meilleur ordre possible ; mais, de leur temps, il y a eu une désolation générale, tous les temples ont été fermés, et il a été défendu de faire des sacrifices. D'après ce que nous connaissons de la dépendance où les rois égyptiens étaient tenus, par la caste sacerdotale, il n'est pas possible d'attribuer à aucun d'eux des mesures pareilles. Eux qui ne pouvaient pas même satisfaire leurs premiers besoins, sans le consentement des prêtres, auraient-ils pu porter cette atteinte à leur pouvoir et s'opposer à l'exercice du culte ? Des actes aussi violents n'ont pu être ordonnés que par une dynastie étrangère, investie de son pouvoir par la force d'une armée.
Aristote a parlé de la construction des pyramides, comme d'un ouvrage entrepris par la tyrannie, afin que le peuple, étant occupé, ne pût se porter à aucune révolte. S'il y a eu un moment de tyrannie en Égypte, étranger à la théocratie sacerdotale, il ne peut avoir eu lieu que sous la domination militaire des Pasteurs, qui avaient un culte différent.
Il n'est pas surprenant que Hérodote ait ignoré cette domination des Pasteurs : toute son instruction sur l'Égypte, il l'a puisée dans ses conversations avec les prêtres d'Héliopolis, ou leurs interprètes, qui n'avaient aucun motif de lui en donner connaissance ; et il a fait, lui-même, la remarque, qu'il leur a trouvé de la répugnance à s'expliquer sur ce qui concernait l'époque où les pyramides ont été construites. Enfin, après avoir rapporté les contes qu'ils lui ont faits, il ajoute que, de son temps, le peuple donnait aux pyramides le nom de monuments du pasteur Philitès, et disait que ceux qui les avaient fait construire avaient ensuite été chassés par une armée sortie de la haute Égypte, et venue pour rétablir l'ordre. Il se trouve une bien grande ressemblance entre cette tradition populaire et ce que Manéthon a dit de la dynastie des rois pasteurs, expulsée par un mouvement semblable.
Quelques écrivains arabes ont aussi attribué la construction des pyramides à un peuple sorti de l'Arabie, qui, après avoir dominé en Égypte, en a été chassé (2). À ces témoignages historiques, il faut ajouter un fait qui vient à leur appui, et donne un grand degré de vraisemblance à l'opinion, qui attribue ces monuments à un peuple étranger à l'Égypte : c'est qu'ils n'ont jamais été l'objet d'un respect religieux pour les Égyptiens, tandis qu'ils l'ont été, et le sont peut-être encore, pour les Sabéens, dont le culte est répandu en Asie, depuis les époques les plus anciennes.
Ce sont là les motifs principaux qui m'ont fait regarder les pyramides comme des édifices religieux, élevés pendant la dynastie des rois pasteurs. J'ai déjà publié cette opinion depuis plusieurs années, et toutes mes nouvelles recherches n'ont fait que m'y confirmer davantage (3).
D'après les détails que Manéthon a donnés sur l'expulsion des Pasteurs, il paraît que, quoiqu'affaiblis par leurs pertes, ils se sont maintenus longtemps concentrés vers l'extrême frontière, et qu'ils n'ont entièrement évacué le pays, qu'au moyen d'un traité, qui leur assurait les moyens d'emmener tout ce qui formait leurs propriétés. Puisqu'on traitait avec eux, ils étaient encore en état de se faire craindre, ce qui motiverait la détermination qu'a prise le gouvernement de quitter Thèbes pour s'établir à Memphis, d'où il pouvait mieux surveiller leurs mouvements. Comme aucun auteur ancien n'a fait connaître les motifs de ce déplacement de la capitale, on est réduit aux conjectures, et celle-ci me paraît fondée sur de fortes probabilités.
La haine qu'avait inspirée cette domination étrangère, surtout en ce qu'elle avait porté atteinte au culte, a donné naturellement à la caste sacerdotale de nouveaux moyens d'échauffer la ferveur du peuple et d'accroître son influence en proportion. On peut le conclure d'un fait que nous a conservé Hérodote. On se rappelle que, dans l'origine, la caste des guerriers avait son tiers franc de toute redevance : qu'il lui en fut ensuite imposé une, dont une étendue seulement de douze aroures, pour chacun d'eux, fut exceptée. Cet historien dit qu'ils ont été dépouillés de ces terres par le roi Séthos, qu'il qualifie de prêtre de Vulcain, et dont le règne est postérieur à l'expulsion de ces étrangers. Que ce fut une spoliation réelle, comme il l'a dit, ou seulement une suppression de cette franchise, comme je serais disposé à le croire, c'était toujours une atteinte nouvelle portée à leurs prérogatives, qui prouve la tendance toujours croissante de la caste sacerdotale à s'élever au-dessus d'eux.”

(1) J'ai développé, dans un mémoire particulier, les motifs qui me font regarder les pyramides comme des édifices consacrés au culte. Cette opinion est aussi celle de M. Langlès et de M. Heeren. Les fouilles faites depuis peu, dans les pyramides, confirment cette opinion : la salle inférieure, récemment découverte dans la principale, où aurait dû se trouver le tombeau, si elle avait été un monument sépulcral, comme l'a dit Hérodote, ne contenait aucun sarcophage. Il ne s'agit plus maintenant que de découvrir d'où part le soupirail qui s'ouvre dans la grande salle, et qui me paraît avoir été le porte-voix secret, par où les oracles étaient transmis.
(2) Il est à remarquer que la plus grande incertitude a régné chez les anciens, sur l'époque de la construction des pyramides. Pline donne une longue liste d'auteurs qui en ont parlé, et qui tous ont eu un avis différent : il est malheureux qu'il ne nous les ait pas conservés.
(3) Quelques objections peuvent être faites à cette manière de voir, mais il est facile d'y répondre. La plus forte est celle de l'existence des pyramides qu'on a trouvées près des ruines de Méroé, et sur deux ou trois autres points de l'Éthiopie peu éloignés. Quoique construites d'une manière un peu différente que celles de l'Égypte, puisqu'elles ont un espèce de sanctuaire extérieur qui manque à ces dernières, elles paraissent avoir appartenu à un culte semblable. Mais si elles ont été élevées par les anciens Éthiopiens, dont l'Égypte a reçu son culte, pourquoi n'en existe-t-il aucune autour de Thèbes, ancien centre de ce culte, non plus que dans le reste de l'Égypte supérieure ? N'est-ce pas là où elles auraient dû se trouver plutôt qu'à Memphis, ville beaucoup plus moderne ? Tout ce qu'on peut conclure de l'existence des pyramides de Méroé, c'est qu'une invasion, semblable à celle qui a dominé dans la basse Égypte, s'est aussi emparée, soit à cette époque, soit à une autre, des plaines de l'Éthiopie, dont ensuite elle aura été expulsée.
Une autre objection, qu'on peut aussi faire, est le rapport qu'on a trouvé entre les proportions de la grande pyramide et les anciennes mesures usitées en Égypte, qui étaient une partie aliquote du degré du méridien à cette latitude. Ce fait a été démontré par M. Jomard dans son beau travail sur le système métrique des Égyptiens. Mais il me paraît que, si ce monument avait été destiné à conserver l'étalon des mesures nationales, il aurait dû être placé vers Thèbes, centre du gouvernement, et non pas à Memphis qui, si elle existait à ces époques anciennes, n'avait encore aucune importance ; M. Jomard ne s'est pas dissimulé cette difficulté. L'orientation de cette pyramide l'a fait aussi considérer comme un monument astronomique des Égyptiens ; mais si elle l'avait été, pourquoi les temples de la haute Égypte ne l'étaient-ils pas aussi ? (...) Il me paraît que, ni les rapports de mesure dont je viens de parler, ni l'orientation, ne sont des objections solides, puisque les Pasteurs peuvent également avoir connu l'astronomie, comme elle l'a été de beaucoup d'autres peuples anciens, dont le culte était une commémoration des phases célestes.


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