lundi 8 novembre 2010

“Les pyramides se sont dressées dans les airs, afin de réaliser les caprices de quelques rois avides d'immortalité” (Alexander William Kinglake - XIXe s.)


Le Britannique Alexander William Kinglake (1809-1891) était historien et écrivain. Son aventure littéraire a commencé en 1844 avec Eothen ; or Traces of travel brought home from the East, un ouvrage publié de façon anonyme et devenu rapidement très populaire, dans lequel il relatait un voyage effectué en 1835, en Syrie, Palestine et Égypte.
Présentation de la traduction française (1847) de l’ouvrage : “L'écrit que nous offrons aujourd'hui aux lecteurs français se distingue par une tout autre physionomie. Eothen (ce nom signifie du pays de l’aurore, soit dit en passant pour ceux qui ne savent pas le grec et pour ceux qui se sont hâtés d'oublier tout ce qu'ils étaient censés en avoir appris au collège), Eothen est l'oeuvre d'un touriste, plein de gaieté, de jeunesse, de franchise, qui s'est mis en route avec un fonds inépuisable de bonne humeur et de santé. Il voit les choses sous un aspect tout autre qu'elles ne se sont montrées à des savants préoccupés de médailles ou de géographie, qui en savaient bien plus que lui en fait de philologie et d'antiquités, mais qui n'avaient pas le moins du monde cette ironie, cette verve, ce caprice, ce laisser-aller, cette prestesse pour sculpter en deux coups les caricatures des originaux qui se trouvent sur sa route vagabonde. Il ne joue point au classique ; il est réellement épris des charmes de la vie nomade ; il se hâte toujours d'arriver dans quelque endroit nouveau ; à peine arrivé, il s'empresse de repartir. Il se montre à nous sous les murs de Belgrade, sans nous donner le moindre détail au sujet de ses antécédents de voyage ; il disparaît dans les défilés du mont Taurus, ayant grand soin de ne dire adieu à personne.“


Portrait d'Alexander William Kinglake 
par Harriet M. Haviland (Wikimedia commons)
“J'allais voir et explorer les pyramides. Leurs formes sont familières à chacun de nous depuis les jours de sa première enfance ; je les reconnus au premier coup d'oeil ; nul changement ne s'était opéré, les pyramides étaient bien telles que je les avais toujours connues. Ce ne fut que lorsque je parvins à la base de la plus grande d'entre elles que je me rendis compte de la réalité des choses. Circonstance étrange, la grandeur des blocs de pierre fut le premier indice qui me fit comprendre l'immensité de cette construction. Lorsque je vis et lorsque je touchai, lorsque je grimpai avec peine au sommet d'une seule pierre, alors, et d'une façon soudaine, le sentiment, la révélation de l'énormité de la pyramide descendit, pour ainsi dire, en ma cervelle et l'accabla.(...)
Le mystère qui couvre l'origine des pyramides, leur antiquité, l'énormité de leurs proportions, tout se réunit pour les préserver du contact familier de nos modernes intelligences ; la terre finit à leur base ; au-dessus s'élève un monde, un monde que Dieu n'a pas créé, qui ne semble point être sorti de la main des hommes, mais qui paraît l'œuvre colossale de quelque période perdue dans la nuit des temps contemporains, des origines de notre jeune planète.

Le progrès graduel de l'architecture pyramidale
Voici de belles phrases, mais, en vérité, il me semble qu'après tout, les pyramides sont bien de ce monde, et qu'elles se sont dressées dans les airs, afin de réaliser les caprices de quelques rois avides d'immortalité, afin de satisfaire la cupidité de quelques prêtres jaloux de toucher des honoraires dus pour les pompes funèbres ; elles ont été bâties de même que des essaims d'insectes élèvent les bancs de coraux, elles se sont élevées sous les efforts d'essaims de pauvres Égyptiens, qui étaient les instruments abjects et serviles du pouvoir, et qui mangeaient des oignons, en récompense de leurs travaux immortels. Les pyramides sont tout à fait de ce monde.
Il va sans dire que je montai au sommet de la grande pyramide, et que je visitai les chambres qui s'y rencontrent, mais il serait fort inutile que je vinsse décrire ce qui déjà et si souvent a été décrit. (...)
Je visitai les très anciennes pyramides d'Aboukir et de Sakkara ; elles sont en grand nombre, et leurs formes, leurs dimensions varient beaucoup ; il me semble que, les prenant dans leur ensemble, on pourrait les regarder comme montrant le progrès graduel de l'architecture pyramidale, depuis ses premiers débuts jusqu'à ce qu'elle arrive à un degré relatif de perfection. Une des pyramides de Sakkara rivalise presque avec le géant de Gizeh ; d'autres ne sont guère que de grandes piles de brique et de pierre ; ces dernières me donnent l'idée qu'après tout, la pyramide n'est, ni plus ni moins, qu'une variété de ces collines sépulcrales si connues en tous pays, y compris, je crois, l'Hindoustan, contrée d'où l'on supposé que sont venus les Égyptiens. Des hommes accoutumés à ériger pareille structure, en l'honneur de leurs rois défunts, devaient porter avec eux, de pays en pays, pareils usages, dans le cours de leurs migrations, mais arrivant en Égypte et voyant l'impossibilité de trouver en cette région de sable, de la terre assez tenace pour bâtir un coteau factice, susceptible de quelque durée, ils y suppléèrent en érigeant un amas circulaire de pierres, en d'autres termes, en élevant des pyramides coniques,comme il s'en trouve encore à Sakkara, sans parler de celles qui ne sont plus qu'un tas de ruines. Plus tard, la pyramide quadrangulaire vint naturellement se substituer au cône, et il me semble que je voyais, à Sakkara, la marche graduelle des progrès de l'art sous ce rapport.


Photo Marc Chartier

Près des pyramides, objet de surprise et de vénération, supérieur à tout ce qu'offre le reste de l'Égypte, repose le sphinx au sein de la solitude. Cette créature est gracieuse, mais sa grâce n'est pas de ce monde ; la bête, jadis adorée, est, pour notre génération, un monstre difforme. Vous pouvez reconnaître, toutefois, que ces lèvres si lourdes et si épaisses, ont été dessinées d'après quelque type antique de beauté, type aujourd'hui oublié parce que la Grèce fit sortir Cythérée de la brillante écume de la mer Égée, et qu'elle créa, d'après cette riante image, de nouvelles formes assignées à la beauté, et qu'elle érigea en loi que la lèvre petite et fièrement relevée se maintiendrait à travers tous les âges futurs, comme le signe et la condition indispensables de la beauté. Elle n'est cependant point éteinte, la race de ceux qui ont possédé le don d'une beauté conforme aux idées du vieux monde, et les jeunes filles de la race copte attacheront sur vous un regard triste et sérieux comme celui du sphinx ; les grosses lèvres boudeuses qu'elles imprimeront sur votre main charitable seront aussi les lèvres du sphinx.

Vous n'osez pas railler le sphinx
Ayez, si vous le voulez, des rires et des railleries pour le culte rendu à des idoles de pierre, mais remarquez bien, briseurs d'images, c'est qu'à certain égard, l'idole de pierre présente avec la Divinité une similitude effrayante : l'immuabilité, au milieu du changement perpétuel des choses humaines ; la même volonté apparente, toujours inexorable, toujours la même. D'anciennes dynasties de rois éthiopiens et égyptiens ; des conquérants grecs, romains, arabes et ottomans ; Napoléon rêvant à l'empire de l'Orient ; des batailles et des épidémies ; des voyageurs curieux et ardents dans leurs investigations ; hier Hérodote et aujourd'hui Warburton, que d'hommes et que de choses ont passé devant le sphinx ! Que de révolutions il a contemplées d'un oeil toujours impassible, d'un air constamment grave et triste !
Nous aussi, nous mourrons ; la religion de Mahomet s'éteindra ; l'Anglais se penchant, afin d'atteindre son opulent domaine de l'Inde, posera un pied ferme sur les bords du Nil, il s'assoira sur les sièges des fidèles, et ce roc vigilant continuera sans cesse de contempler les démarches d'une race nouvelle et inquiète, sans que sa physionomie perde rien de son éternelle sérénité, sans que ses yeux deviennent moins attentifs. Vous n'osez pas railler le sphinx.”

Source : Gallica

Pour le texte anglais : ICI
Voir également : Présentation d’Eothen dans La Revue des Deux Mondes, en 1845.

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