vendredi 29 avril 2011

“La Pyramide de Chéops” - fragment dramatique, par Cordellier Delanoue

Le texte qui suit est selon toute vraisemblance d’Étienne Casimir Hippolyte Cordellier-Delanoue (1806-1854), auteur dramatique, romancier et poète français.
Il a été publié dans La Psyché : choix de pièces en prose et en vers, dédié aux dames (1826-1830)

Photo de Francis Frith - 1859
C’est sous un ciel d’airain, sur des sables arides,
Que les siècles ont vu s’asseoir les pyramides ;
Obélisques des rois, par les rois élevés,
Monuments de l’orgueil par le temps éprouvés :
Qui, des vieux fondateurs de leurs masses grossières,
En oubliant les noms, ont gardé les poussières.
À l’oeil sombre et perçant de l’errant Bédouin
Ces immenses tombeaux apparaissent au loin
Comme ces monts hardis dont la fière nature
Voulut à pans égaux disposer la structure,
Et qui, lorsqu’à leur front le soleil s’est fixé,
Ne présentant point d’ombre au voyageur lassé.

Il en est un surtout, parmi ces mausolées,
Qui vit des Pharaons les ombres désolées
Lever, au bruit des pas d’un calife insolent,
Leur bras accusateur drapé d’un linceul blanc ;
Le ravisseur marcha sous ces voûtes muettes,
Ôta du front des rois les saintes bandelettes,
Et le granit, brisé par le fer, dit encor
Qu’il voulut dans ses flancs découvrir un trésor.

De nos jours, un soldat vint avec une armée
Remuer de nouveau la cendre inanimée
De ces rois par l’Égypte autrefois adorés,
Dans un étroit cercueil aujourd’hui resserrés ;
Cet homme, tout guerrier, aux armes éclatantes,
Avait pris en venant ces tombeaux pour des tentes,
Et, d’un pas conquérant, il était, sans remords,
Entré, comme en un camp, sous ces voûtes de mort,
Pour lui dire les noms des monarques ancêtres
Il traînait après lui des mages et des prêtres
Dont les yeux exercés longtemps avaient appris
À lire l’alphabet d’Isis et d’Osiris.

Que venait-il  chercher dans ces mornes ténèbres ?
Venait-il insulter aux Majestés funèbres
Qu’en ces sombres palais rassemble le Trépas ?
Non : - Avec son épée il assurait ses pas ;
Des anguleux détours parcourant l’intervalle,
Il voulait contempler quelque cendre royale,
Afin de mieux savoir s’il siège un peu d’orgueil
Sur le front couronné d’un monarque au cercueil...

Mais il ne trouva pas ce que d’un œil avide
Bien longtemps il chercha dans ce sépulcre vide.
Rêveur il s’arrêta, - murmura : “Tout finit !”
Et s’assit sur le bord d’un cercueil de granit.

Autour du chef pensif étaient rangés les prêtres :
Nos guerriers, nos savants, debout, esclaves-maîtres,
Tous, dans un grand silence, aux clartés d’un flambeau,
Regardaient Bonaparte assis sur un tombeau.
Affiche de l'exposition "Bonaparte et l'Égypte - IMA 2008-2009

BONAPARTE

Dieu seul est grand et fort et ses œuvres sont belles !
Mais qui donc a construit ces masses éternelles,
Ouvrages de géants par des hommes conçus,
Des deux bouts du désert par l’Arabe aperçus ?

SULEIMAN

Nos pères nous ont dit (et nous devons le croire)
Qu’un puissant roi d’Égypte, ambitieux de gloire,
Chéops, les éleva ; grand comme toi, Sultan,
Il prit tout ce granit aux monts du Mokatan ;
Il voulait dérober sa cendre au sacrilège ;
Il voulait, descendant au cercueil qui protège,
Sur son royaume encor jeter de longs reflets,
Et jusque dans la mort habiter un palais.

BONAPARTE

Cyrus, moins orgueilleux, mourut sans sépulture ;
Il s’offrit en tribut au vœu de la nature ;
Et peu jaloux, dit-on, d’un cadavre embaumé
Restitua son corps à qui l’avait formé.
Ne fit-il pas mieux ?

SULEIMAN

                             Gloire à ta haute sagesse !

BONAPARTE

Honneur au grand Allah ! - Magnifique faiblesse !
De ces rois maintenant dépouillés du bandeau
La tombe pour la terre est un pesant fardeau...
Que sont ces vanités, pour nous, chefs de l’Europe ?
Je méprise Chéops encore plus que Rhodope ;
Aux siècles à venir, aux sables de Memnon,
La courtisane aussi voulut léguer son nom !
Le monde a de tous deux oublié l’épitaphe...
Et chaque pyramide est un grand cénotaphe.
       (une pause)
Mais quel fut le calife avide, audacieux,
Qui troubla du tombeau l’écho silencieux ?

MUHAMED

Ce fut, dit-on, Mahmoud : au berceau de l’aurore,
À Bagdad, de son règne on se souvient encore ;
Mais on impute aussi ces exploits effrayants
Au grand Aroun-Reychild, commandeur des croyants.
On raconte qu’étant entré dans ces sombres retraites
Au mépris des versets de la loi des prophètes,
Il dit à ses soldats : “Qu’on me trouve un trésor !”
Mais soudain, sur ce mur, il lut en lettres d’or :
“Un forfait inutile attend ici l’impie :
“C’est par de grands remords que tout forfait s’expie.”
- Il recula d’horreur et s’enfuit à grands pas,
Car, alignés en rangs par la main du trépas,
Ces coffres surchargés de signes, de peintures,
Des rois ensevelis vivantes sépultures,
Sur les murs adossés, de leurs yeux foudroyants,
Poursuivaient Al-Reychild, commandeur des croyants !

BONAPARTE

Le pain que le méchant dérobe est plein de sable.

MUHAMED, s’inclinant

De gloire et de sagesse, ô source intarissable !
Salut !

BONAPARTE

        Dieu seul est Dieu : que tout lui soit soumis !

SULEIMAN

Ainsi qu’à Mohamed.

BONAPARTE  
                               Je suis de ses amis.

SULEIMAN

Salut de paix ! salut sur le divin prophète !
Salut aussi sur toi que notre Égypte fête,
Sur toi, chef des Français, Général ou Sultan !
.../...

Source : Gallica