samedi 25 septembre 2010

“Quel devait être le degré de civilisation d'un peuple qui pouvait produire de tels ouvrages !” (A.H.L. Heeren - XVIIIe-XIXe s - à propos des pyramides d’Égypte)

Arnold Hermann Ludwig Heeren (1760-1842) fut professeur de philosophie, puis d'histoire à l'université de Göttingen (Allemagne). En 1822, il fut admis à l'Académie royale suédoise des Sciences, comme membre étranger.
Sa lecture et son enseignement de l'histoire peuvent être encore aujourd’hui considérés comme particulièrement modernes. Selon Heeren, les données et faits historiques ne sont en effet compréhensibles que compte tenu de leur contexte économique, politique, législatif et financier. Mais quant à savoir si sa version de l'histoire des pyramides égyptiennes est imparable dans ses tenants et aboutissants, les spécialistes apprécieront...
Dans le texte ci-dessous, extrait de l’ouvrage De la politique et du commerce des peuples de l'Antiquité, tome 6, 1834, traduit de l'allemand par W.Suckau, Heeren se situe donc en historien, laissant aux archéologues et égyptologues anciens et modernes le soin de débattre entre eux de l’identité des bâtisseurs des pyramides. Il indique toutefois des pistes de réflexion à partir de l’antériorité des pyramides de Méroé et de “la conjecture que les pyramides égyptiennes sont l'ouvrage des conquérants éthiopiens”.


 
A.H.L. Heeren 
"L'Égypte était en grande partie entourée de pays habités par des peuples nomades et puissants. Outre les tribus libyennes et éthiopiennes, elle avait pour voisins les Arabes, qu'attiraient les gras pâturages de la Basse-Égypte. À mesure que la culture se répandit de la vallée du Nil au Nord , on ne put éviter d'en venir aux mains avec ces peuples, poussés d'autant plus à la guerre que les richesses des habitants de la vallée du Nil s'accrurent. La nature et le genre de vie de ces hordes, qui ne fuient que pour revenir avec des renforts, indiquent assez que les guerres avec elles devaient être fréquentes et longues. L'ancienne histoire d'Égypte, où ces nomades sont compris sous le nom de Hyksos, en fait souvent mention jusque dans ses fragments. Il en résulte que si l'Égypte fut attaquée de différents côtés et par différents peuples sauvages, les Arabes, qui vinrent de l'Est, furent les plus redoutables. Ils inondèrent la Basse-Égypte, pénétrèrent dans l'Égypte moyenne, où ils prirent Memphis, détruisirent les villes et les temples, et élevèrent, à l'entrée du pays, à Avaris, près de Pelusium, un grand retranchement entouré de murs, pour s'y retirer en cas de détresse. Ils fondèrent un empire qui comprit la plus grande partie de l'Égypte, et exista longtemps sous une dynastie de rois dont Manéthon nous a fait connaître presque tous les noms.
Les vainqueurs semblent, comme les conquérants nomades le font d'habitude, avoir adopté plusieurs usages des vaincus ; ils s'établirent dans l'Égypte basse et moyenne. Memphis devint le principal siège de leur empire ; et il n'est donc pas étonnant de voir leurs rois compris dans les listes des dynasties égyptiennes. À en juger par les vestiges qui se sont conservés dans Hérodote (1), on peut, avec quelque vraisemblance, les regarder comme auteurs des pyramides, monuments propres à l'Égypte moyenne, et qui, par leur forme colossale, paraissent déceler le goût d'un peuple barbare, mais aidé, dans ses travaux, par des artistes mécaniciens pris parmi les vaincus. (…)


Le besoin d'un endroit commode et sûr pour conserver le corps dut donc se faire sentir (...). Ce ne pouvait être des tombeaux comme chez nous, où le cadavre est livré à la corruption, et encore bien moins des sépulcres romains ou grecs, où l'on en conservait seulement les cendres. Il fallait des demeures particulières pour les morts, où leur conservation et leur repos fussent assurés. La plaine fertile de l'Égypte, dont le sol est resserré, offrant d'ailleurs à peine assez de place pour les vivants, ne se prêtait pas à cet usage, à cause des inondations du Nil ; mais la nature semblait avoir pris à tâche d'assigner aux morts leurs demeures. La plaine rocailleuse au pied de la chaîne des montagnes occidentales, ainsi que cette chaîne elle-même, n'étaient pas seulement à l'abri des débordements du fleuve, mais contenaient encore des grottes naturelles propres à recevoir les dépouilles mortelles des Égyptiens. Lorsque ces grottes commencèrent à manquer, il fut facile à l'art d'en construire d'autres ; aussi l'Égypte moyenne et la Basse-Égypte renferment-elles, le long de la chaîne libyque, un nombre infini de ces tombeaux, en partie pratiqués dans les rochers des montagnes, en partie placés dans des souterrains artificiels, où l'on pénètre par des ouvertures ou des puits. Chaque ville avait un pareil asile de repos pour ses morts, dont l'étendue devait varier dans la même proportion que celle des villes. Les tombeaux des rois de Thèbes, qui se trouvent dans une vallée de rochers isolée, ainsi que les autres monuments funèbres de cette cité, ont excité jusqu'ici le plus l'attention des voyageurs ; cependant il y en a d'autres qui offrent aussi ample matière à des recherches.
Ce fut, au rapport de Diodore, à l'ornement de ces demeures éternelles qu'on consacra les plus grands soins. L'idée que la vie à venir est une continuation de celle-ci est trop naturelle à l'homme pour qu'il ne s'y attache pas. C'est pourquoi les tombeaux furent en grande partie des tombeaux de famille, et cela explique aussi le genre de peintures et de sculptures dont ils sont ornés. L'Égyptien étant partagé, dans ce monde, entre les devoirs de la religion et la vie domestique, voulut aussi se les tracer pour l'autre monde. C'est pourquoi les parois de ces sépulcres sont remplies à la fois d'hiéroglyphes, de scènes religieuses, et des occupations de la vie, de l'agriculture, des arts, etc.
Comme plusieurs de ces tombeaux, dans lesquels on descendait par des puits, se trouvaient sous le sol rocailleux couvert de sable, il devenait nécessaire d'élever au-dessus des monuments pour qu'on en pût reconnaître l'ensemble, et pour que l'entrée ne fût pas comblée de sable. C'est là probablement ce qui a donné naissance aux pyramides. Leur forme répondit assez bien à ce but, et ce ne fut qu'insensiblement qu'on arriva à l'idée de les élever jusqu'à une grandeur colossale ; ce qui résulte déjà de l'existence des pyramides basses, et ce qui deviendra encore plus évident, si on parvient à confirmer la conjecture que les monuments étaient l'ouvrage des anciens Pharaons éthiopiens, et une imitation des pyramides de Méroé. (2)
Hérodote fait déjà remarquer que les grottes sous les grandes pyramides sont dignes de la plus haute admiration, et les ouvertures ou les puits que l'on trouve dans ces pyramides ainsi que dans celles de Sakkara n'avaient guère d'autre destination que de conduire aux tombeaux souterrains, dont l'examen plus approfondi est encore réservé à d'autres voyageurs. (…)


Nous ne pouvons pas nous dissimuler que beaucoup de choses, et pour nous les plus importantes, restent encore à explorer. Si l'architecte et l'artiste sont satisfaits, si le mythologiste n'a peut-être plus beaucoup à regretter dans les nombreux ouvrages de sculpture, l'historien se trouve dans une position bien différente. Ce qui l'intéresse, ce sont les bas-reliefs historiques et ethnographiques, ainsi que ceux qui représentent la vie domestique de la nation et de ses rois ; et c'est justement dans cette partie qu'en proportion on a le moins fait. Cependant les matériaux que nous possédons ouvrent aux recherches un nouveau champ, on peut dire un nouveau monde d'antiquités ; car même avant d'entrer dans les détails, leur ensemble nous donne des idées toutes différentes de la haute antiquité que celles qui existaient. Quel devait être le degré de civilisation d'un peuple qui pouvait produire de tels ouvrages ! Tant qu'on ne connut pour ainsi dire de l'Égypte que les pyramides, l'opinion que des despotes firent entasser ces masses énormes par un peuple d'esclaves, dut suffire pour éclaircir la question. Mais dès qu'on s'est familiarisé avec ces ouvrages accomplis de l'art, on parvient bientôt à la conviction qu'un goût aussi noble n'a pas pu se développer sous le fléau de la tyrannie, mais qu'il y a eu une époque où l'esprit humain, quelque différentes que fussent les formes de constitution des nôtres, put se faire jour et marcher sans entraves pour s'élever à une hauteur que sous certains rapports aucun peuple, pas même en Europe, n'a pu atteindre. Et s'il devient en même temps constant que la religion fut le principal levier qui fit mouvoir ces forces imposantes, ne devons-nous pas prendre de cette religion une autre opinion que celle que nous donne la superstition grossière dans laquelle elle dégénéra dans la suite ?"

(1) Les fondateurs des pyramides furent dépeints par les Égyptiens eux-mêmes comme oppresseurs du peuple et ennemis de la religion. (Hérodote, II, 144). Ils n'aimaient pas à en parler, et ils nommaient les pyramides les ouvrages du pasteur Philitis, qui aurait fait paître ses troupeaux en ces lieux. Lors même que ce récit ne serait qu'une tradition figurée, comme le suppose Zoëga avec quelque raison, et qu'on aurait voulu désigner par Philitis le maître des enfers, cela n'affaiblit cependant pas les autres raisons qui militent en faveur de cette opinion. D'ailleurs, en Égypte même, il y eut plusieurs données sur l'âge et les fondateurs des pyramides (Diodore, I, 75), preuve certaine qu'elles devaient remonter à une haute antiquité. Depuis qu'on a fait connaissance avec les constructions pyramidales de Méroé, qui semblent être en petit ce que sont celles de l'Égypte en grand, on sera peut-être plus porté à admettre la conjecture que les pyramides égyptiennes sont l'ouvrage des conquérants éthiopiens dont, au témoignage d'Hérodote (II, 100), dix-huit auraient régné on Égypte bien avant l'époque de sa splendeur sous les Sésostrides. Je laisse à d'autres le soin d'apprécier cette conjecture qui, du moins, ne pèche pas par l'invraisemblance, et je me borne à ajouter que, suivant le passage cité de Diodore, une autre tradition, accréditée chez les Égyptiens, fait remonter la fondation des pyramides jusqu'aux temps d'un roi Amasis ou Ammosis , dépeint également comme tyran, mais détrôné par un conquérant éthiopien, nommé Actisane.

(2) Nous avons déjà fait remarquer plus haut que l'indication donnée par Hérodote sur les fondateurs des pyramides ne fut nullement la seule. Hérodote la tenait des prêtres de Memphis, dont la connaissance ne se bornait qu'aux fondateurs de leur temple et des monuments voisins. Ils ne savaient rien des pyramides de Sakkara et des autres de l'Égypte moyenne. Cependant leur nombre montre que la dynastie sous laquelle ces pyramides furent élevées doit avoir régné un long espace de temps, de même que la comparaison avec les tombeaux des rois de Thèbes prouve que cette dynastie ne fut pas de Thèbes. C'est un autre genre d'architecture ; on n'y trouve ni hiéroglyphes, ni bas-reliefs. Il est certain, d'après les dernières découvertes, que la construction des pyramides, sur une échelle inférieure, à la vérité, appartint dans le principe à Méroé. Ces raisons me font croire que les pyramides égyptiennes font partie des monuments les plus anciens, et qu'elles ont été élevées par les dix-huit Pharaons éthiopiens qui, au rapport d'Hérodote, régnèrent bien longtemps avant Sésostris, et étaient du nombre des 330 rois dont les prêtres récitaient les noms. Cette conjecture explique du moins tout, et est encore confirmée par Manéthon, qui place dans la quatrième dynastie (dynastie de Memphis, mais d'une maison étrangère), la construction de la grande pyramide, qu'Hérodote attribue à Cheops. C'est le troisième roi de cette race, nommé Suphis, qui doit l'avoir élevée (Eusèbe, Chron., p. 207 ). On a ouvert cette pyramide de Sakkara, à l'instigation du comte Minutoli, qui a remarqué que la disposition de ce monument s'accordait avec ceux de Méroé. Les hiéroglyphes inscrits sur les poteaux d'une porte accessoire semblent réfuter l'opinion accréditée qu'il n'y a pas d'hiéroglyphes dans les pyramides ; mais si l'on n'en trouvait pas d'autres, on pourrait bien former la conjecture qu'ils datent d'une époque plus récente, puisqu'on en a rencontré d'autres dessinés en noir sur une autre porte, qui certainement n'y avaient pas été mis lors de la construction du monument.


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