samedi 16 janvier 2010

Selon Raoul Rochette (XIXe s.), Howard Vyse a rendu "un grand service à la science"


Dans un article publié, en 1841, par le Journal des savants, à propos de l'ouvrage Operations carried on at the Pyramids of Gizeh in 1837, du colonel Howard Vyse (Londres, 1840), Désiré Raoul Rochette (1790-1854), de l'Institut, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, nommé en 1838 secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts, dresse un éloge appuyé des travaux accomplis, sur le site des pyramides de Guizeh, par l'égyptologue anglais.
Pour mieux étayer ses propos louangeurs, il retrace sommairement l'histoire de l' "archéologie des pyramides", en la divisant en trois périodes :
- les témoignages ayant précédé la campagne d'Égypte ;
- les travaux des savants ayant été associés à cette expédition ;
- une dernière période marquée par "la nouveauté des résultats dus aux fouilles du colonel Howard Vyse".
Sans l'ombre d'un reproche concernant des techniques pour le moins invasives, dont les conséquences seront relevées ultérieurement par d'autres auteurs, Raoul Rochette énumère les faits de gloire du héros de l'égyptologie moderne. On en prendra connaissance dans le texte ci-dessous, dont j'ai souligné, en caractères gras, l'articulation.
Ce portrait de Raoul Rochette (une estampe de Luigi Calametta) est reproduit ici 
avec l'aimable autorisation 
© musée national du château de Compiègne, © Direction des musées de France

Les pyramides de Memphis sont, depuis tant de siècles, un objet de curiosité pour les voyageurs, d'observation et d'étude pour les savants, et d'admiration pour tous les hommes, qu'il semble qu'il ne doive plus rien y avoir à apprendre au sujet de ces monuments, les plus anciens qu'il y ait sur la terre. Il est de fait, cependant, qu'il restait encore jusqu'à nos jours beaucoup de questions graves à éclaircir, non seulement sur leur destination véritable, qui a toujours été fort controversée, et sur leur forme primitive, qui a perdu nécessairement, par l'action du temps et par celle des hommes, plusieurs de ses principaux éléments, mais même sur leur état actuel et sur leur distribution intérieure, que tant de causes contribuaient à soustraire à la curiosité des hommes.

C'est donc un grand service rendu à la science que celui qui résulte des opérations exécutées, dans le cours de l'année 1837, par les ordres et aux frais du colonel Howard Vyse, dans le groupe entier des pyramides de Gizeh, et qui vient d'être livré au public, avec tous ses détails et avec beaucoup de dessins à l'appui, par les soins de ce généreux ami de l'antiquité. Les découvertes qui furent le produit de ces grands et dispendieux travaux sont d'une telle importance qu'elles consacrent, dès ce moment, le nom de leur auteur à la reconnaissance publique, et que ce nom semble lié désormais à ce qu'il y a de plus impérissable au monde, à ces pyramides mêmes de Memphis, dont il était réservé à notre siècle de devoir au colonel Howard Vyse une connaissance plus exacte et plus approfondie qu'on ne l'eut peut-être à aucune époque.

H.Vyse (Wikimedia commons)

L'archéographie des pyramides, telle qu'elle résulte pour nous des notions acquises de siècle en siècle à la science, peut se diviser en trois époques principales.

La première comprend l'ensemble des témoignages fournis par l'antiquité classique, par les écrivains arabes et par les voyageurs modernes, jusqu'à la fin du dernier siècle, qui est l'époque de l'expédition française en Égypte. Tous les renseignements fournis sur les pyramides, durant tout le cours de cette première période, sont résumés dans l'ouvrage de Zoëga (1), avec une érudition immense, à laquelle il semble que rien n'ait échappé ; et l'on sait que cet ouvrage, chef-d'œuvre de savoir et de critique, où tant d'aperçus ingénieux et féconds sont mêlés à des discussions graves et profondes, parut à Rome en 1797, deux années seulement avant que l'Égypte, conquise par nos soldats, livrât à l'étude de nos antiquaires ses monuments jusqu'alors si imparfaitement connus par les plans et les dessins de Pococke et de Norden.

La seconde époque est celle qui est signalée par les résultats de l'expédition française en Égypte, résultats dans lesquels les pyramides entrent pour une part considérable. On connaît les travaux de MM. Nouet, Lepère, Coutelle, Grobert, et surtout Jomard, qui ont tant contribué à éclaircir les questions qui ont rapport au système de construction des pyramides en général et à leurs mesures, et qui nous ont donné, sur la grande pyramide en particulier, sur sa disposition intérieure et sur son état actuel, tant de renseignements exacts, auxquels il ne manque que d'avoir pu s'étendre sur des parties de cet édifice restées encore inaccessibles.

À ces travaux des savants de l'expédition d'Égypte se rattachent d'autres publications, qui eurent pour objet plus ou moins direct de compléter la connaissance historique des pyramides, telles que les Notes ajoutées par Langlès à la traduction française des Voyages de Norden, et surtout celles de l'illustre Sylvestre de Sacy, publiées à la suite de sa traduction de l'ouvrage d'Abd-Allatif, qui était lui-même un document historique du plus grand prix. C'est en s'aidant de ces travaux que des antiquaires, tels que M. Hirt et M. Quatremère de Quincy, dans des dissertations particulières, essayèrent d'expliquer le mode de construction des pyramides, et cherchèrent à se rendre compte de leur objet réel et de leur destination véritable ; que d'autres savants, tels que M. Letronne, purent résoudre quelques questions de détail, telles que celle de l'abaissement progressif de la grande pyramide, question grave autant que curieuse, à laquelle se rattache celle du revêtement de ce grand édifice. L'importance et le mérite des travaux qui avaient été le résultat de l'expédition française en Égypte furent certainement pour beaucoup dans l'intérêt nouveau que les monuments de ce pays excitèrent au sein de toute l'Europe savante, et qui se signala à son tour par des découvertes, prélude de celles qui viennent d'être opérées sous nos yeux. Le capitaine Caviglia sonda le puits de la grande pyramide, qui n'avait été visité par les savants français que jusqu'à une médiocre profondeur, et pénétra jusqu'à l'appartement souterrain qui était encore inconnu. Le même habile explorateur découvrit, entre les pattes du grand sphinx, un temple resté enfoui depuis des siècles, au fond duquel on soupçonna qu'il pouvait exister une communication avec la grande pyramide, qui s'est pourtant dérobée jusqu'ici à toutes les recherches. À la même époque, un autre voyageur, au nom duquel il est impossible de ne pas joindre l'expression du regret de sa mort prématurée, en même temps que le témoignage de la reconnaissance qui est due à ses services, l'infatigable et malheureux Belzoni, parvenait à ouvrir la seconde pyramide, et rendait accessible au monde civilisé l'intérieur de ce monument, où jamais n'avait pénétré aucun Européen. Quelques années plus tard enfin, un noble et savant voyageur, M. de Minutoli, faisait ouvrir une des grandes pyramides de Sakkarah, et, pour la première fois, il montrait à l'Europe savante des inscriptions hiéroglyphiques gravées sur une porte intérieure de cet édifice, précisément au moment où notre illustre Champollion appliquait, d'une main plus sûre et plus heureuse, au déchiffrement de ce système d'écriture, l'instrument encore imparfait qu'il avait reçu des mains du célèbre docteur Young, et qu'il perfectionnait en l'appliquant.

C'est à ce point que s'arrêtaient les travaux entrepris jusqu'alors pour nous faire connaître les pyramides. Champollion et ses compagnons ne semblent pas, en effet, avoir porté sur ces grands édifices l'esprit d'investigation qui s'exerçait principalement, de leur part, sur les monuments écrits et figures de l'archéologie égyptienne. Ici donc finissent les explorations comprises dans la seconde époque ; et telle est l'importance, telle est aussi la nouveauté des résultats dus aux fouilles du colonel Howard Vyse, qu'ils méritent à eux seuls de signaler une troisième époque, celle à laquelle il ne me paraît pas possible que le nom du généreux auteur de cette grande entreprise ne demeure pas attaché, comme le juste prix d'un pareil service rendu à la science.

Canal de "ventilation"de la chambre du Roi
Cliché John et Morton Edgar (Wikimedia commons)

(...) Il ne s'agissait encore [pour Vyse] que de continuer les excavations précédemment commencées à l'extrémité inférieure des deux soupiraux nord et sud de la chambre du Roi ; de rechercher, à la base de la seconde pyramide, l'entrée inférieure qui devait s'y trouver, et d'ouvrir, dans la face de la troisième pyramide, une tranchée, pour découvrir, s'il était possible, l'entrée encore inconnue de ce monument. Tels étaient les principaux points qu'avait en vue le colonel How. Vyse, en y joignant un plan topographique des pyramides, plus exact, plus complet et plus détaillé qu'on ne l'avait fait encore ; et il semble que de pareils travaux, d'après le seul aperçu de la dépense considérable qu'ils devaient entraîner, à raison des masses énormes d'édifices sur lesquels il s'agissait d'opérer, devaient suffire à son activité, et satisfaire pleinement son honorable ambition de procurer au monde savant des connaissances nouvelles sur les pyramides. Mais il s'en faut bien que l'entreprise soit restée circonscrite dans les bornes de ce premier programme ; et, les idées s'étendant avec les découvertes, en même temps que les dépenses s'accroissaient avec les travaux, il en est résulté l'ensemble des opérations dont le détail entier, rédigé en forme de journal, jour par jour, est devenu le sujet du livre qui nous occupe.

(...) [Suite aux travaux de recherche effectués par Caviglia, Perring et Vyse sur les "canaux d'aération" de la Grande Pyramide] Ainsi fut résolu un grand problème, qui avait occasionné tant de dépenses et de travaux inutiles, et si fortement excité, en pure perte, l'imagination des voyageurs. Ainsi fut acquis à la science un fait des plus extraordinaires et des plus curieux, le fait qu'il exista, dans la grande pyramide, deux canaux de ventilation, destinés à faire pénétrer l'air extérieur dans la chambre principale de cet édifice, et à y entretenir une température égale et salubre, d'accord avec un système de croyances religieuses, où la conservation éternelle des corps se liait à la doctrine de l'immortalité des âmes. (...) Ce résultat, tel qu'il vient d'être énoncé, est déjà, en effet, d'une grande conséquence par le fait même qu'il constate, et qui n'avait été soupçonné ni indiqué par aucun des auteurs anciens et modernes qui ont parlé des pyramides de Memphis. Il le devient encore davantage, par la preuve péremptoire qu'il fournit, que les canaux en question ne communiquaient point, comme on l'avait supposé, à d'autres appartements, et qu'ainsi il n'existe, dans la pyramide, en fait de chambres et de passages, que ceux qui sont aujourd'hui connus, puisqu'il ne saurait plus être mis en doute que la chambre, pour la ventilation de laquelle ces deux canaux avaient été construits, ne fut effectivement la chambre principale, conséquemment, cette chambre même, avec le sarcophage qu'elle contenait, l'objet réel de l'érection de la pyramide, dont toutes les dispositions intérieures furent dirigées vers ce but unique.
Un second résultat des fouilles du colonel How. Vyse, qui n'est ni moins important, ni moins curieux, c'est la découverte des chambres superposées au plafond de la chambre du Roi.

(...) Une particularité qu'il n'est pas inutile de mentionner ici, c'est que, lorsqu'on entra pour la première fois dans cette chambre [celle de Wellington] si hermétiquement close et restée en cet état depuis tant de siècles, on trouva un sédiment noirâtre, qui avait la consistance d'une gelée blanche, et qui était également distribué sur le sol, en même temps qu'accumulé à une certaine profondeur dans les interstices des blocs. Ce sédiment fut recueilli et soumis à une analyse, d'abord dans l'établissement français du Caire, où l'on fut d'avis qu'il contenait des particules ligneuses, puis en Angleterre, où l'on jugea que ce devaient être des débris (exuvae) d'insectes. Aucune de ces suppositions ne paraît satisfaisante au colonel How. Vyse, qui pense que le sédiment en question, tout à fait pareil à celui qui fut trouvé dans une pièce de la seconde pyramide, ouverte pour la première fois en sa présence, résulte tout simplement de la décomposition de la pierre.

(...) En y entrant [dans la cinquième chambre de décharge, dite de Campbell] pour la première fois, depuis qu'elle avait été hermétiquement murée, on trouva sur le pavé le même sédiment qui avait été observé dans les chambres inférieures, et, de plus, sur les parois de pierre calcaire, une sorte d'exsudation, qui avait l'apparence de plumes blanches, et qui ressemblait à ce qui fut découvert plus tard dans la troisième pyramide; ce devait être une efflorescence saline.

Mais ce qui avait bien autrement d'importance pour l'histoire de ces grands monuments et pour la science de l'antiquité égyptienne, et ce qui constitue une des révélations les plus graves, les plus curieuses, les plus inattendues, que nous ait procurées la découverte de ces quatre nouvelles chambres, ce sont les marques hiéroglyphiques tracées au pinceau, en couleur rouge, sur les blocs de pierre calcaire employés à leur construction, particulièrement dans la chambre dite de lady Arbuthnoth. Jusqu'ici, en effet, il n'avait été découvert, dans aucune des parties accessibles de la première et de la seconde pyramide, non seulement sur les parois des murailles, mais sur le sarcophage même, qui, comme l'on sait, est resté à sa place antique dans la chambre principale de l'une et de l'autre pyramide, aucun signe hiéroglyphique, aucune inscription quelconque ; et cette absence totale d'hiéroglyphes dans de pareils édifices, comparée à l'excessive profusion des signes de cette écriture sur tous les monuments de ce pays, avait donné lieu à beaucoup de conjectures, toutes plus ou moins arbitraires, et toutes aussi peu satisfaisantes les unes que les autres.

(...) Ce résultat de la découverte d'inscriptions hiéroglyphiques cursives dans les chambres de la grande pyramide, fût-il unique, serait déjà d'une immense portée par rapport à l'usage de cette écriture à une si haute époque de l'histoire égyptienne ; mais il y a plus. Dans la série des signes, sorte d'hiéroglyphes linéaires qu'on peut appeler semi-hiératiques, figuraient deux cartouches royaux, dont les éléments, purement phonétiques, interprétés suivant la méthode de Champollion, donnent un résultat bien propre à constater la valeur de cette méthode, en même temps qu'il confirme les témoignages de l'histoire (...).

Le colonel How. Vyse déclare qu'il ne croit pas qu'il existe dans le monde une construction qui approche, pour la finesse et la précision des joints et pour la beauté de l'appareil, de celle du pavé et du revêtement de la grande pyramide ; il n'y a que la chambre du Roi, construite tout entière en granit et offrant la même perfection, qui surpasse encore, par la difficulté du travail dans une matière si dure et si rebelle à l'outil, ce miracle de patience et d'industrie, si remarquable en soi, et si étonnant quand on se reporte à la haute antiquité de cette construction, et que l'on songe à son immensité. Une particularité curieuse de ce revêtement, c'est que chacun des blocs qui entraient dans sa composition fut taillé sous l'angle requis pour la place qu'il devait occuper ; puis dressé et poli, après avoir été mis en place, de manière à produire une surface uniforme. La preuve de ce fait a été acquise par les excavations pratiquées plus tard à la base de la huitième pyramide, la même qui passe pour être précisément celle de la fille de Chéops, et qui offre d'ailleurs tous les caractères d'une fabrique contemporaine.

Pour terminer ce que j'ai à dire des opérations exécutées à la première pyramide, je n'ai plus à mentionner que les fouilles entreprises pour découvrir, à la base, une entrée qui conduisît à un appartement souterrain. On avait cru d'abord à la possibilité de cette entrée, d'après une ouverture dans le pavé qui paraissait artificielle. On y établit donc des travailleurs, qui poussèrent leur excavation jusqu'à une profondeur de quarante-sept pieds. Mais, arrivé à ce point, on reconnut que c'était simplement une fissure dans le roc, qui se resserrait à mesure qu'on pénétrait au-dessous du sol ; et cette fouille infructueuse fut abandonnée. On ne renonça pourtant pas encore à trouver, au-dessous du niveau de la chambre souterraine découverte en 1820, cet appartement mystérieux dont parle Hérodote, et qui formait, au centre de la pyramide, à une profondeur inconnue, une île entourée, de quatre côtés, par un canal rempli de l'eau du Nil. Pour arriver par une autre voie à cet appartement si soigneusement caché dans les entrailles de la terre, le colonel How. Vyse ordonna une fouille dans le pavé de la chambre souterraine, et il voulut, à son départ de l'Égypte en 1837, qu'elle fût poussée à cinquante pieds de profondeur ; mais, quelques mois plus tard, cette excavation était arrivée à trente-huit pieds, sans qu'on eût encore trouvé aucune apparence de l'appartement que l'on cherchait ; et j'ignore si la fin de cette opération aura été couronnée du succès que l'on attendait, et qui serait, sans doute, s'il s'effectuait, le plus extraordinaire de tous ceux qu'on a obtenus jusqu'ici dans l'exploration de la pyramide. Mais il est bien probable que l'appartement en question n'a jamais existé, et qu'Hérodote, qui certainement ne visita point l'intérieur de ce grand monument, s'était laissé tromper par le récit des prêtres, qui se fondait peut-être sur le fait de la chambre souterraine actuellement connue, fait exagéré à dessein pour détourner l'attention des curieux de la véritable chambre du Roi, qui était bien celle où reposait effectivement et où se voit encore aujourd'hui le sarcophage de Chéops.


(1) De origine et usa obeliscorum, Roma, 1797

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