Le texte que j'ai repris ci-dessous (une lettre écrite d'Égypte en 1736) est extrait de l'ouvrage suivant : Le voyageur français, ou La connaissance de l'ancien et du nouveau monde, T. 1.
S'y rattachent plusieurs questions que je n'ai pu résoudre :
- qui est la destinatrice de la lettre ?
- quel est le Docteur auquel se réfère l'auteur ?
- et tout d'abord : quel est cet auteur ? L'ouvrage pris globalement comporte trois signatures : Joseph de La Porte (1714-1779), le compilateur, l'abbé de Fontenai (1736-1806) et Louis Domairon (1745-1807), ces deux derniers étant présentés comme "auteurs". Faute de critères, c'est à Joseph de La Porte que je relie le texte choisi.
Quel que soit l'auteur réel, on ne manquera pas de remarquer qu'il a la plume à la fois généreuse et imprécise, l'entrée de la Grande Pyramide étant décrite comme conduisant à "cinq autres conduits qui aboutissent au même point", à savoir deux chambres, l'une au milieu de l'édifice (la chambre contenant le sarcophage royal), l'autre au-dessous. Nulle mention n'est donc faite de la chambre intermédiaire (chambre de la Reine).
Quant à la fonction des conduits de la chambre du Roi, elle est mise en relation avec la survie des "sujets zélés" qui poussaient leur dévotion envers leur pharaon jusqu'à "s'enterrer tout vivants avec lui".
"Le village qui a succédé à Memphis se nomme Gize ou Giseh. Il n'a rien qui puisse faire souvenir de son ancienne splendeur. Ce qui le distingue le plus est le voisinage des pyramides. À ce nom seul, Madame, je crois voir redoubler votre attention.
Les pyramides sont réellement la principale merveille de l'Égypte ; et ce n'est qu'en Égypte qu'on trouve ces sortes de merveilles. Les plus considérables sont situées à deux ou trois lieues du village de Gize : leur distance de l'une à l'autre est environ de quatre cents pas ; et le Docteur me fit observer, avec enthousiasme, que leur quatre faces répondaient exactement aux quatre points cardinaux, au nord, au sud, à l'orient et à l'occident.
Toutes ces pyramides n'ont aucuns fondements artificiels ; c'est la nature seule qui en a fait tous les frais. La plaine où elles sont situées est un roc aplani avec le ciseau, et cette plaine a une lieue de circonférence : elle est à l'abri des inondations du Nil ; ce qui ne vous surprendra pas quand vous saurez qu'elle est élevée de quatre-vingts pieds au-dessus des terres que ce fleuve arrose. Mais ce qui étonne, c'est d'y trouver quantité d'huîtres et de coquillages pétrifiés : on en trouve jusque sur les pyramides. Je demandai au Docteur quelle pouvait en être la cause. Il parut embarrassé de la question et se rejeta sur le déluge. Mais, repris-je aussitôt, les pyramides sont donc plus anciennes que le déluge ? Elles ont donc pu résister à sa force ? Autres questions auxquelles le Docteur ne répondit pas.
Vous avez sans doute lu, Madame, quelques descriptions de ces masses énormes ! C'est une raison qui me dispense de trop appuyer sur certains détails. Je vous en dirai en gros que les deux plus élevées de ces pyramides ont cinq cents pieds de hauteur perpendiculaire. L'étendue de leur base est proportionnée à cette élévation. Je dis "proportionnée", eu égard à la forme des pyramides, ce qui suppose cette étendue très considérable.
Nous nous étions fait accompagner de quelques Arabes qui nous servaient de guides : ils nous enseignèrent les moyens de monter et de descendre dans ces tombeaux gigantesques (car les pyramides ne sont autre chose que des tombeaux). Il fallait pour cela et du courage, et de l'agilité. Le Docteur avait eu d'ailleurs la précaution de se munir de deux échelles de corde, une pour lui, l'autre pour moi ; elles nous furent d'un très grand secours. Vous en jugerez, Madame, par le détail qui va suivre.
Nous entrâmes par une ouverture qui était restée fermée durant bien des siècles : c'est un passage d'environ cent pieds de profondeur, garni du plus beau marbre blanc. Il a perdu une partie de son éclat, par la fumée des bougies et des flambeaux dont les curieux sont obligés de s'éclairer, pour pénétrer dans l'intérieur de l'édifice. Nous eûmes la précaution de tirer quelques coups de pistolet pour obliger les chauves-souris à déguerpir ; elles y sont en si grand nombre qu'il semble que ces superbes monuments n'aient été élevés que pour elles.
Cette unique entrée nous mena à cinq autres conduits qui aboutissent au même point, c'est-à-dire à deux chambres, l'une placée au milieu de l'édifice, l'autre au-dessous. Ils sont également revêtus de marbre et ont environ trois pieds et demi en carré. Le marbre en est si uni qu'il a fallu y pratiquer de petits trous pour fixer les pieds ; autrement, il serait impossible de s'y soutenir.
Ces difficultés sont cependant peu de chose en comparaison de celles qui s'offrent ensuite : il faut encore passer, ou plutôt grimper trois autres canaux plus droits et plus glissants que les premiers, pour arriver à la chambre de dessus ; elle est entièrement revêtue de marbre granite.
Du côté gauche est un tombeau de même matière, d'environ huit pieds de long sur quatre et demi de profondeur. Il paraît avoir été couvert autrefois : on en peut juger par la forme de ses bords, mais le couvercle ne subsiste plus, et le tombeau est absolument vide. C'est une pièce de marbre très bien creusée, mais sans aucun ornement ; elle sonne comme une cloche quand on frappe dessus avec une clef.
Nous vîmes aussi au nord et au sud de la chambre deux petits conduits dont nous ne pûmes mesurer la profondeur perpendiculaire : elle était bouchée par des pierres que des curieux y ont sans doute jetées, pour sonder jusqu'où cette profondeur pouvait s'étendre. Le Docteur me fit part de ses conjectures sur l'usage de ces deux trous. Selon lui (et il parlait d'après quelques autres), les pyramides étaient non seulement destinées à receler, après sa mort, le corps du prince qui les avait fait construire : elles devaient encore servir de tombeau à plusieurs sujets zélés qui voulaient bien s'y enterrer tout vivants avec lui. Il faut supposer que chacun d'eux, en entrant, s'était pourvu d'un cercueil pour lui-même. Quant à leur manière de subsister, la voici. L'un de ces deux conduits était destiné à leur faire passer leurs aliments, par le moyen d'une corde à laquelle était attachée une caisse, ou peut-être un panier. L'autre avait un usage tout à fait contraire.
Il s'agissait de descendre dans la chambre basse, ce qui ne pouvait se faire que par une espèce de puits sans degrés. L'usage est d'y descendre et d'y monter, comme font les Savoyards dans nos cheminées. Jugez, Madame, combien une telle opération devenait embarrassante pour le Docteur et pour moi. Ce fut là surtout que nos échelles de corde nous servirent. Mais que trouvâmes-nous dans cette chambre inférieure ? Des pierres, des décombres et, au bout d'une issue fort étroite, une niche sans statue. Tandis que le Docteur en mesurait les dimensions, je m'occupais de tout autre chose : j'admirais la singularité du goût qui me faisait venir de si loin m'ensevelir, pour quelques moments, dans cette vaste sépulture ; et parodiant la réflexion d'un certain doge de Gênes à Versailles, ce qui m'étonnait le plus dans les pyramides, c'était de m'y voir.
Nous fûmes peu tentés d'en visiter d'autres : leur construction intérieure doit être à peu près la même ; et d'ailleurs, toutes ne sont pas ouvertes. Les quatre principales sont situées sur la même ligne. La troisième a cent pieds d'élévation de moins que les premières, et cent pieds de plus que la quatrième ; elles sont entourées de quantité d'autres pyramides bien moins considérables, et en partie ruinées.
J'avoue, Madame, que ces monuments donnent une très grande idée de la puissance des Égyptiens ; mais elles prouvent encore mieux l'esclavage où ce peuple était réduit. Les rois d'Égypte, avec des oignons et du pain d'Olyra, parvinrent à élever des édifices dont la construction épuiserait tous les trésors de la France. Ils vexèrent leurs sujets, pour avoir l'honneur d'entasser des montagnes de pierre et de lutter contre la nature, en déplaçant des rochers pour les transporter ailleurs. Les pyramides devaient servir de tombeau au monarque qui les faisait élever. Avec cette précaution, il espérait pourrir quelques années plus tard ; et cela valait sans doute bien la peine de fatiguer des millions d'hommes.
C'est aussi dans ces environs que se trouve la fameuse statue du Sphinx ; elle n'a que le cou et la tête hors de terre ; et ces seules parties ont vingt-sept pieds de hauteur. Jugez, Madame, quelle devait être celle du colosse entier ! Il a un trou au dos, par lequel on dit que les prêtres descendaient dans un appartement souterrain. Quelque curieux ont découvert qu'il avait aussi, un trou à la tête ; et c'était là, sans doute, l'organe des oracles que le Sphinx était supposé rendre."
Source : Gallica
S'y rattachent plusieurs questions que je n'ai pu résoudre :
- qui est la destinatrice de la lettre ?
- quel est le Docteur auquel se réfère l'auteur ?
- et tout d'abord : quel est cet auteur ? L'ouvrage pris globalement comporte trois signatures : Joseph de La Porte (1714-1779), le compilateur, l'abbé de Fontenai (1736-1806) et Louis Domairon (1745-1807), ces deux derniers étant présentés comme "auteurs". Faute de critères, c'est à Joseph de La Porte que je relie le texte choisi.
Quel que soit l'auteur réel, on ne manquera pas de remarquer qu'il a la plume à la fois généreuse et imprécise, l'entrée de la Grande Pyramide étant décrite comme conduisant à "cinq autres conduits qui aboutissent au même point", à savoir deux chambres, l'une au milieu de l'édifice (la chambre contenant le sarcophage royal), l'autre au-dessous. Nulle mention n'est donc faite de la chambre intermédiaire (chambre de la Reine).
Quant à la fonction des conduits de la chambre du Roi, elle est mise en relation avec la survie des "sujets zélés" qui poussaient leur dévotion envers leur pharaon jusqu'à "s'enterrer tout vivants avec lui".
"Le village qui a succédé à Memphis se nomme Gize ou Giseh. Il n'a rien qui puisse faire souvenir de son ancienne splendeur. Ce qui le distingue le plus est le voisinage des pyramides. À ce nom seul, Madame, je crois voir redoubler votre attention.
Les pyramides sont réellement la principale merveille de l'Égypte ; et ce n'est qu'en Égypte qu'on trouve ces sortes de merveilles. Les plus considérables sont situées à deux ou trois lieues du village de Gize : leur distance de l'une à l'autre est environ de quatre cents pas ; et le Docteur me fit observer, avec enthousiasme, que leur quatre faces répondaient exactement aux quatre points cardinaux, au nord, au sud, à l'orient et à l'occident.
Toutes ces pyramides n'ont aucuns fondements artificiels ; c'est la nature seule qui en a fait tous les frais. La plaine où elles sont situées est un roc aplani avec le ciseau, et cette plaine a une lieue de circonférence : elle est à l'abri des inondations du Nil ; ce qui ne vous surprendra pas quand vous saurez qu'elle est élevée de quatre-vingts pieds au-dessus des terres que ce fleuve arrose. Mais ce qui étonne, c'est d'y trouver quantité d'huîtres et de coquillages pétrifiés : on en trouve jusque sur les pyramides. Je demandai au Docteur quelle pouvait en être la cause. Il parut embarrassé de la question et se rejeta sur le déluge. Mais, repris-je aussitôt, les pyramides sont donc plus anciennes que le déluge ? Elles ont donc pu résister à sa force ? Autres questions auxquelles le Docteur ne répondit pas.
Vous avez sans doute lu, Madame, quelques descriptions de ces masses énormes ! C'est une raison qui me dispense de trop appuyer sur certains détails. Je vous en dirai en gros que les deux plus élevées de ces pyramides ont cinq cents pieds de hauteur perpendiculaire. L'étendue de leur base est proportionnée à cette élévation. Je dis "proportionnée", eu égard à la forme des pyramides, ce qui suppose cette étendue très considérable.
Nous nous étions fait accompagner de quelques Arabes qui nous servaient de guides : ils nous enseignèrent les moyens de monter et de descendre dans ces tombeaux gigantesques (car les pyramides ne sont autre chose que des tombeaux). Il fallait pour cela et du courage, et de l'agilité. Le Docteur avait eu d'ailleurs la précaution de se munir de deux échelles de corde, une pour lui, l'autre pour moi ; elles nous furent d'un très grand secours. Vous en jugerez, Madame, par le détail qui va suivre.
Nous entrâmes par une ouverture qui était restée fermée durant bien des siècles : c'est un passage d'environ cent pieds de profondeur, garni du plus beau marbre blanc. Il a perdu une partie de son éclat, par la fumée des bougies et des flambeaux dont les curieux sont obligés de s'éclairer, pour pénétrer dans l'intérieur de l'édifice. Nous eûmes la précaution de tirer quelques coups de pistolet pour obliger les chauves-souris à déguerpir ; elles y sont en si grand nombre qu'il semble que ces superbes monuments n'aient été élevés que pour elles.
Cette unique entrée nous mena à cinq autres conduits qui aboutissent au même point, c'est-à-dire à deux chambres, l'une placée au milieu de l'édifice, l'autre au-dessous. Ils sont également revêtus de marbre et ont environ trois pieds et demi en carré. Le marbre en est si uni qu'il a fallu y pratiquer de petits trous pour fixer les pieds ; autrement, il serait impossible de s'y soutenir.
Ces difficultés sont cependant peu de chose en comparaison de celles qui s'offrent ensuite : il faut encore passer, ou plutôt grimper trois autres canaux plus droits et plus glissants que les premiers, pour arriver à la chambre de dessus ; elle est entièrement revêtue de marbre granite.
Du côté gauche est un tombeau de même matière, d'environ huit pieds de long sur quatre et demi de profondeur. Il paraît avoir été couvert autrefois : on en peut juger par la forme de ses bords, mais le couvercle ne subsiste plus, et le tombeau est absolument vide. C'est une pièce de marbre très bien creusée, mais sans aucun ornement ; elle sonne comme une cloche quand on frappe dessus avec une clef.
Nous vîmes aussi au nord et au sud de la chambre deux petits conduits dont nous ne pûmes mesurer la profondeur perpendiculaire : elle était bouchée par des pierres que des curieux y ont sans doute jetées, pour sonder jusqu'où cette profondeur pouvait s'étendre. Le Docteur me fit part de ses conjectures sur l'usage de ces deux trous. Selon lui (et il parlait d'après quelques autres), les pyramides étaient non seulement destinées à receler, après sa mort, le corps du prince qui les avait fait construire : elles devaient encore servir de tombeau à plusieurs sujets zélés qui voulaient bien s'y enterrer tout vivants avec lui. Il faut supposer que chacun d'eux, en entrant, s'était pourvu d'un cercueil pour lui-même. Quant à leur manière de subsister, la voici. L'un de ces deux conduits était destiné à leur faire passer leurs aliments, par le moyen d'une corde à laquelle était attachée une caisse, ou peut-être un panier. L'autre avait un usage tout à fait contraire.
Il s'agissait de descendre dans la chambre basse, ce qui ne pouvait se faire que par une espèce de puits sans degrés. L'usage est d'y descendre et d'y monter, comme font les Savoyards dans nos cheminées. Jugez, Madame, combien une telle opération devenait embarrassante pour le Docteur et pour moi. Ce fut là surtout que nos échelles de corde nous servirent. Mais que trouvâmes-nous dans cette chambre inférieure ? Des pierres, des décombres et, au bout d'une issue fort étroite, une niche sans statue. Tandis que le Docteur en mesurait les dimensions, je m'occupais de tout autre chose : j'admirais la singularité du goût qui me faisait venir de si loin m'ensevelir, pour quelques moments, dans cette vaste sépulture ; et parodiant la réflexion d'un certain doge de Gênes à Versailles, ce qui m'étonnait le plus dans les pyramides, c'était de m'y voir.
Nous fûmes peu tentés d'en visiter d'autres : leur construction intérieure doit être à peu près la même ; et d'ailleurs, toutes ne sont pas ouvertes. Les quatre principales sont situées sur la même ligne. La troisième a cent pieds d'élévation de moins que les premières, et cent pieds de plus que la quatrième ; elles sont entourées de quantité d'autres pyramides bien moins considérables, et en partie ruinées.
J'avoue, Madame, que ces monuments donnent une très grande idée de la puissance des Égyptiens ; mais elles prouvent encore mieux l'esclavage où ce peuple était réduit. Les rois d'Égypte, avec des oignons et du pain d'Olyra, parvinrent à élever des édifices dont la construction épuiserait tous les trésors de la France. Ils vexèrent leurs sujets, pour avoir l'honneur d'entasser des montagnes de pierre et de lutter contre la nature, en déplaçant des rochers pour les transporter ailleurs. Les pyramides devaient servir de tombeau au monarque qui les faisait élever. Avec cette précaution, il espérait pourrir quelques années plus tard ; et cela valait sans doute bien la peine de fatiguer des millions d'hommes.
C'est aussi dans ces environs que se trouve la fameuse statue du Sphinx ; elle n'a que le cou et la tête hors de terre ; et ces seules parties ont vingt-sept pieds de hauteur. Jugez, Madame, quelle devait être celle du colosse entier ! Il a un trou au dos, par lequel on dit que les prêtres descendaient dans un appartement souterrain. Quelque curieux ont découvert qu'il avait aussi, un trou à la tête ; et c'était là, sans doute, l'organe des oracles que le Sphinx était supposé rendre."
Source : Gallica
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