lundi 30 novembre 2009

L'utilisation d'un "grand nombre de bras" et du plan incliné a rendu possible la construction des pyramides, selon Jean-Jacques Guillemin (XIXe s.)

Extrait de Histoire ancienne de l'Orient, 3e édition 1863, par Jean-Jacques Guillemin (1814-1870), agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur au collège Stanislas à Paris, puis recteur à Douai et à Nancy. Dans cet ouvrage, l'auteur s'arrête à une conception somme toute "classique" pour son époque concernant les techniques de construction des bâtisseurs égyptiens : le plan incliné, la mobilisation d'un très grand nombre de bras... mais aussi "absence totale de mécanique".


Illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur



(...) ce qui assigne à l'Égypte une place à part parmi les peuples de l'ancien monde, ce sont les monuments qu'elle a élevés, et qui couvrent encore aujourd'hui la vallée du Nil.
Une première question se présente à l'aspect de ces prodigieuses constructions, qui de tout temps ont excité à un si haut degré l'étonnement des voyageurs. Comment les hommes ont-ils pu ériger de pareils monuments ? Quelques-uns ont pensé que les prêtres, qui dirigeaient le plus souvent ces grands travaux, employèrent des procédés mécaniques dont le secret est resté enseveli dans les sanctuaires de l'Égypte. Cette opinion, généralement adoptée au dix-huitième siècle, est aujourd'hui à peu près abandonnée. Déjà Diodore de Sicile avait dit positivement que les Égyptiens n'avaient pas de machines ; ce qui semble donner raison à cet historien, c'est que sur les monuments où sont représentées toutes les occupations et toutes les industries des Égyptiens, on n'a trouvé jusqu'ici nulle trace de la machine la moins compliquée.
Si les Égyptiens avaient connu les machines, on en trouverait la trace, dit M. Letronne, dans un bas-relief du temps de Sésortasen, qui nous représente le transport d'un colosse ; on le voit entouré de cordages, et tiré par plusieurs rangées d'hommes attachés à des câbles ; d'autres portent des seaux pour mouiller les câbles et graisser le sol factice sur lequel le colosse est traîné. La force tractive de leurs bras était concentrée dans un effort unique, au moyen d'un chant ou d'un battement rythmé, qu'exécutait un homme monté sur les genoux du colosse. Si mille hommes ne suffisaient pas, on en prenait dix mille, autant qu'on en pouvait réunir sur un point et pour une même action. C'est ainsi que, d'après le témoignage de Pline, Rhamsès avait employé cent vingt mille hommes pour dresser un des obélisques de Thèbes, fait qui seul annoncerait l'absence totale de la mécanique. Suivant Hérodote, on avait employé cent mille hommes à la construction de la grande pyramide. C'était donc à l'aide de procédés très simples, et en se servant d'un grand nombre de bras, qu'on parvenait à élever à de si grandes hauteurs des masses colossales. Parmi ces procédés, le plan incliné paraît avoir joué le principal rôle. On enterrait les colonnes, les architraves à mesure qu'elles s'élevaient, et l'on allongeait graduellement le plan incliné suivant le besoin. Une application du même procédé, c'est-à-dire un plan incliné en spirale, a fourni le moyen de dresser les obélisques sans autre secours que celui des leviers et d'une multitude de bras dont l'action était habilement combinée. Voilà quel est, sur un sujet si longtemps controversé, l'opinion des hommes compétents de notre âge. Cette opinion nous ramène en définitive, sauf quelques restrictions, à celle d'Hérodote.
(...) Nous avons déjà dit que les pyramides, au moins celles qui subsistent encore et qu'on appelle ordinairement les pyramides de Giseh, furent construites par les rois de la quatrième dynastie. On a imaginé beaucoup de systèmes pour expliquer l'origine et le but de ces prodigieuses constructions. Un fait est resté incontestable, c'est que les pyramides étaient des tombeaux. Déjà les auteurs anciens avaient reconnu la véritable destination de ces monuments, qui s'étendaient sur une longueur de vingt-cinq à trente lieues ; et comment en douter, aujourd'hui qu'on a trouvé le cercueil, le nom et probablement les os de l'un des rois qui les ont fait construire ? "Rien, dit M. Ampère, n'est plus conforme aux idées de tous les peuples que d'élever une montagne artificielle sur la dépouille d'un mort célèbre. Tantôt c'est un amas de terre, une véritable colline ; tantôt on construit l'image de la colline en pierre. On arrive ainsi, par des transitions insensibles, du tertre conique des montagnes de l'Écosse, des vallées scandinaves, de la plaine de Troie ou des rives de l'Ohio, aux tombeaux des rois lydiens, aux topas de l'Inde et aux pyramides d'Égypte."
Suivant Hérodote, la plus grande des trois pyramides n'avait pas coûté moins de vingt années de travail. D'après les mesures prises par les savants de l'expédition d'Égypte, sa hauteur, quand elle était encore intacte, était de 450 pieds ou 152 mètres ; c'est à peu près le double de la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. La base est longue de 232 m,75. Sauf un petit nombre de chambres, deux couloirs et deux étroits soupiraux, la pyramide est entièrement pleine. Les pierres dont elle se compose forment une masse véritablement effrayante d'environ 75 millions de pieds cubes,qui pourrait fournir les matériaux d'un mur haut de 6 pieds et long de 1000 lieues. On entre dans la grande pyramide du côté du nord par un corridor qui descend d'abord, puis remonte et conduit à la salle qu'on nomme la chambre du Roi. Cette chambre est placée au centre de la pyramide ; elle est oblongue et d'environ 132 pieds (*) de long sur 16 pieds de large. Elle est construite en granit. Cinq chambres plus basses sont placées au-dessus de la chambre du Roi ; après les avoir visitées, on redescend la pente qu'on a gravie, on retrouve le corridor par lequel on est entré, et en suivant une nouvelle galerie, on arrive dans une autre chambre placée presque au-dessous de la première et qu'on appelle chambre de la Reine. Plus bas est une autre chambre encore taillée dans le roc.
Telle est la disposition de la grande pyramide. Ce qu'il y a de plus remarquable peut-être, c'est la parfaite orientation de ce monument. Ses quatre faces regardent exactement les quatre points cardinaux. La disposition des deux autres pyramides est analogue ; seulement leur maçonnerie n'offre aucun vide, et les chambres qu'elles renferment sont taillées dans le roc. La seconde diffère par sa hauteur de la première ; cette différence est rendue plus sensible par l'élévation du rocher sur lequel la première est assise ; sa construction intérieure est loin aussi d'égaler en beauté celle de la grande pyramide. La troisième n'atteint pas en hauteur le tiers de la première, mais elle est plus ornée ; et ce qui donne à cette pyramide un immense intérêt, c'est qu'on y a trouvé le cercueil en bois du roi Mycérinus par qui elle fut construite. On n'a pas trouvé dans les deux autres les tombeaux des rois qui passent pour leurs fondateurs. Peut-être ces pharaons, si odieux à leurs peuples, comme l'atteste Hérodote, ont-ils été arrachés de leurs tombes, et, selon l'expression de Bossuet, "n'ont pas joui de leur sépulcre".

(*) Michel Michel me fait remarquer que l'auteur a dû "se planter" et qu'il faudrait plutôt lire "32 pieds". Merci à Michel pour ce rectificatif.

dimanche 29 novembre 2009

La "situation extatique" de l'abbé Marie-Dominique de Binos (XVIIIe s.)

Il fut un temps où la découverte du site de Guizeh était une réelle aventure. On partait parfois pour plusieurs jours, avec armes (au sens premier du terme) et bagages. Pour pénétrer à l'intérieur de la Grande Pyramide, il fallait d'abord trouver l'entrée en déblayant un monticule de sable où même les ânes porteurs s'enfonçaient jusqu'aux oreilles ! Une fois à l'intérieur, il fallait ramper, transpirer, suffoquer par manque d'air, supporter la compagnie des chauves-souris, voire les facéties des guides locaux qui prenaient un malin plaisir à effrayer leurs clients... Souvent, les seules observations à caractère plus ou moins scientifique se limitaient aux mesures en longueur, largeur et hauteur que l'on prenait, pour les comparer éventuellement avec celles relevées par des prédécesseurs. On ne se posait pas toujours, en complément de la pure admiration, la question de savoir comment les bâtisseurs égyptiens avaient bien pu s'y prendre pour élever de telles montagnes de pierres. On se référait vaguement à Hérodote, point final !
Il n'empêche que les récits de telles aventures, outre leurs aspects anecdotiques, sont de réels témoignages des préoccupations et recherches d'une époque où le tourisme organisé n'existait évidemment pas. C'est pour cette raison que je leur fais place dans ce blog. Ils n'apportent pas toujours des éléments de réponse à la question qui nous rassemble ici, à savoir celle des techniques de construction mises en œuvre sur le plateau de Guizeh. Mais, pour les connaisseurs et faiseurs de théorie(s), tel ou tel détail, telle ou telle notation ne seront peut-être pas si anecdotiques que cela ! À chacun d'en juger...
Pour l'heure, place au Voyage par l'Italie, en Égypte, au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte, tome 2, 1787, par M. l'abbé Marie-Dominique de Binos (1730 ?-1804), chanoine de la cathédrale de Comminges. Suivons le guide, à l'intérieur de la Grande Pyramide, pour découvrir une étrange "chambre du secret", puis une chambre "longue de dix-huit pieds", puis "une espèce de sépulcre", puis "la salle destinée à servir de sépulture", et enfin une "petite chambre" au-dessus de cette salle...



Cette illustration, extraite de l'ouvrage de l'abbé de Binos, n'a aucun lien avec les pyramides. Je la reprends toutefois pour son côté insolite : les "imâms" (et non "imâns !) de l'époque ne ressemblaient en rien à ceux que nous connaissons maintenant !

Du Caire, le 27 août 1777
Il était réservé au Royaume d'Égypte d'être à jamais le spectacle de la bonté du Tout-puissant. Les prodiges que l'historien sacré raconte y avoir été opérés, les influences périodiques d'un fleuve bienfaisant, les riches productions et la sagesse de ses lois suffisaient, sans doute, pour lui attirer les louanges de la Renommée ; mais comme si tant de bienfaits ne tenaient pas du merveilleux, les anciens qui ont été les premiers à en jouir ont cru devoir consacrer leur pouvoir et leur reconnaissance à des travaux extraordinaires, pour surpasser les merveilles de la nature. Ils construisirent des pyramides, que les uns ont prises pour des sépulcres des anciens Rois d'Égypte, que d'autres ont appelées montagnes de Pharaon, merveilles du monde, et que les Poètes prendraient pour des rochers entassés les uns sur les autres à une grande hauteur par les Titans qui voulaient escalader l'Olympe. J'étais déterminé à partir pour aller les voir avec la simple escorte d'un guide et le courage que donne la curiosité ; j'allais exécuter ce projet, lorsque j'appris que trois ou quatre Seigneurs français devaient aller à ces pyramides.
Je m'empressai de me joindre à leur société ; nous traversâmes le Nil pour aller reposer au village de Gifar dans la maison de campagne du Consul français ; nous continuâmes après minuit notre route, ayant les guides en avant ; trois heures de marche dans des plaines entr'ouvertes par les chaleurs nous conduisirent avant le jour au pied des pyramides. Le sable qui les entoure était pour nous un désagrément qui nous en faisait désirer l'approche, avec d'autant plus de raison que les ânes sur lesquels nous étions montés s'y enfonçaient presque jusqu'aux oreilles et avaient eux-mêmes besoin de secours pour se tirer d'embarras. Les guides qui les aidaient à se dégager profitaient de ce moment pour voler le cavalier. Je me rappelle que le mien, au lieu de secourir l'animal, s'occupait à fouiller dans la poche de mon habit, dans laquelle j'attrapai sa main.
Lorsque le jour montra les pyramides à découvert, notre premier coup d'œil se fixa sur elles. Il est difficile de peindre l'effet qu'elles causèrent sur nous ; nos sens en étaient si affectés que pendant plusieurs minutes le silence fut la seule expression de notre étonnement. Mais cette extatique situation fut suivie d'acclamations qui exaltaient la grandeur de ces masses énormes et l'immensité du travail. Les trois pyramides semblaient se disputer la préférence des regards par la ressemblance de leur forme, mais aucune ne nous ouvrait de porte pour y entrer, que la plus grande ; et on n'a pu encore deviner où [sortent] celles des deux autres. Toutes ont leurs quatre faces également brûlées et bâties de la même qualité de rochers. Parmi ceux qui ont mesuré leur hauteur, il y en a qui disent que la plus petite a trois cents pieds en carré, la seconde cinq cents, et la troisième six cents ; il n'y a de taillé que les angles des faces, et c'est à ces angles que sont les degrés pour y monter ; cependant, en gravissant les assises qui ont trois et quatre pieds d'élévation, je suis parvenu au sommet de la plus grande, avec moins de crainte et de peine que si j'eusse suivi directement les degrés des angles.
Elles sont éloignées d'environ vingt pas les unes des autres, et ont à leur dos un sphinx dont la tête s'élève à plus de 20 pieds au-dessus du sable ; le reste du corps, qu'on dit en avoir plus de cent de long, est enseveli dans les sables.
La principale pyramide a sa porte élevée à environ quinze pieds des sables qui couvrent sa base actuelle, et probablement à trois fois autant de sa base primitive ; la largeur de son ouverture est d'environ quatre palmes en carré ; on descend en rampant par une galerie de quatre-vingts pieds de long, dont un tiers est à demi bouché par de vieux débris. À droite, et environ un tiers de distance du bout de cette galerie, est une large ouverture, au milieu de laquelle est un grand rocher brute qu'on gravit avant d'arriver à une autre galerie qui va en montant : celle-ci a quatre-vingt-seize pieds de long et trois pieds quatre pouces de haut et de large. Au fond de cette seconde galerie, et à droite, est un puits très profond, près duquel était la chambre du secret ; on voit encore les coulisses de pierre. Au niveau du puits est une galerie de treize pieds de longueur et de trois pieds de largeur en carré, qui est terminée par une chambre longue de dix-huit pieds, large de seize, et haute de vingt.
On revient sur ses pas, jusques au haut de la seconde galerie : là est une espèce de sépulcre de quatre pieds de long et de deux de large. À ses côtés sont deux trous où l'on place les pieds, de manière que leur position à droite et à gauche forme un angle, dont le corps du passager est la pointe. On va ainsi franchissant l'espace, en enjambant d'un trou à l'autre, puis on trouve un talus de cent trente-six pieds de long, large de six, et haut de vingt-quatre. À ses côtés sont des bancs de pierre, placés à une égale distance les uns des autres. Arrivé au haut du talus, on trouve une plateforme et un corridor incrusté de granit, qui a vingt-un pieds de long, trois pieds huit pouces de large, et trois pieds quatre pouces de haut. Du corridor on entre dans la salle destinée à servir de sépulture : elle a trente-trois pieds de longueur, seize de large et seize de haut ; six larges pierres forment la longueur et la largeur du plafond. On y voit un sépulcre de granit à peu près semblable à celui que j'ai vu à Alexandrie dans l'église de S. Athanase ; il est d'une seule pierre de sept pieds de longueur, de trois de largeur et de trois de profondeur. Ce tombeau est absolument vide. Il paraissait livré à la garde des chauves-souris ; et comme si elles eussent craint que nous ne fussions venus pour l'enlever ou troubler leur sombre demeure, elles se jetaient sur nous et sur la lumière pour nous en dérober la vue.
Au sortir de cette salle on trouve en montant un autre corridor, moins grand, qui conduit à une petite chambre qui paraît être le couronnement de l'intérieur de la pyramide. Les oiseaux funèbres firent les honneurs de leur ténébreux hospice jusqu'à la porte par laquelle nous étions entrés.
Je ne fus pas plutôt sorti que je gravis extérieurement jusqu'au sommet de la pyramide. Ce sommet, qui de loin paraît fort pointu, a environ douze pieds en carré. Six grandes pierres, rangées en forme d'un L, sont placées dans cet espace qu'elles ne remplissent pas : on dirait que cette forme est hiéroglyphique. La plus grosse a six palmes de large; j'y lus les noms de plusieurs voyageurs.

samedi 28 novembre 2009

"Tant d'auteurs escrivent de la rareté et excellence de ces édifices" (Henry de Beauvau - XVIIe s.)

Le texte et les illustrations de cette page sont extraits de la Relation journalière du voyage au Levant (1615), du baron (ou marquis ?) Henry de Beauvau.
Pour la saveur particulière des mots de la langue française du début du XVIIe siècle, j'ai préféré garder le texte tel quel, sans le rétablir dans son orthographe actuelle.



Continuons à ceste heure nostre dessein : laissant ceste mosquée, nous passâmes trois fois l'eau à cause du susdict desbordement, passants au dessus d'une digue nous vinsmes au pied de ces trois Pyramides, vrayement admirables à cause de leur hauteur et grosseur.
La plus haute a par le pied trois cens pas de quarrure, qui font douze cens de tour ; sa hauteur peut avoir six cent pieds. L'on dit qu'elle fust bastie par Pharaon durant la captivité des enfans d'Israel, qu'il emploia au travail de ceste grande piece ; les pierres dont elle est construicte sont quasi esgalles ayant trois pieds de long et deux de large et autant d'espoisseur ; le sommet encor que sa haulteur il paroisse en poincte, si est il faict en terrasse de 21 pied de quarrure.
Nous entrasmes dedans descendant premierement cinquante pas, puis remontant environ quarante nous tirasmes par une allée large de quatre pieds et cinq de hault et longue environ de trente pas, qui a au bout une petite chambre quarrée environ de huict pas, mais toute ruinée et pleine d'ordure, et retournant pas la mesme allée, nous vismes à main droicte la bouche d'une cysterne fort profonde et grande, et montant soixante six marches nous entrasmes une chambre fort haulte revestue de marbre, longue de quarante pieds et demy, et large de vingt et un, où l'on voit une grande pierre creuse de marbre Thébaicque qui est espoise de trois ou quatre doigts, longue de douze pas, large de cinq, et profonde de cinq et demy. La pierre en est si fine que touchant dessus avec un autre, elle sonne clair comme une cloche.
La seconde Pyramide est un peu moindre que l'autre, et ne monte (...) au dessus a cause qu'elle estoit toute couverte de marbre y en restant encor par le hault environ quatre pieds.
La troisiesme beaucoup plus petite que celle-cy fut bastie par Rodolphe pour luy servir de sepulture. Tant d'Auteurs escrivent de la rareté et excellence de ces edifices que nous n'en parlerons plus. Mais avant que retourner a la grande ville, nous irons voir les Mômies, choses aussi rares et remarquables.
A un mil de la, nous vismes une teste taillée et attachée au roc, qu'ils appellent la teste de Pharaon, aiant le visage de la haulteur au moins de douze pieds, et la largeur proportionnée a cela. Puis laissant beaucoup d'autres petites Pyramides, avec le lieu des Mommies derriere nous, et a dix mils des grandes Pyramides allasmes coucher cinq mils plus loing, en un village ou se tiennent ceux qui ont accoustume de monstrer lesdictes Mommies.

vendredi 27 novembre 2009

"On a seulement observé la figure pyramidale, sans s'embarrasser de présenter des degrés réguliers" (divers auteurs - XIXe s.)

Les quelques extraits ci-dessous de Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français de 1792 à 1815 par une société de militaires et de gens de lettres, tome 9, 1818, constituent une parenthèse dans un ouvrage consacré au récit d'événements militaires. La description des pyramides, proposée par les auteurs, comporte quelques erreurs ou imprécisions que l'on ne manquera pas de relever et qui inciteraient à penser que lesdits auteurs n'ont pas réellement visité eux-mêmes le site des pyramides (ou alors, leurs souvenirs sont restés très confus) :
- "les grandes pyramides sont au nombre de quatre" (quelle est la quatrième ?) ;
- les deux plus grandes pyramides "peuvent avoir à peu près trois cents mètres de hauteur perpendiculaire" (étrange évaluation) ;
- le sarcophage de la Chambre du Roi situé "à gauche de l'entrée".
Et encore une fois cette manie de se poser la question de la technique que l'on pourrait employer si l'on voulait démolir les pyramides...



Illustration extraite de l'ouvrage

(...) avant de continuer le récit des événements militaires, nous terminerons ce neuvième volume de nos Annales par la description des pyramides, monuments éternels élevés par les anciens habitants de l'Égypte, moins sans doute pour exciter l'admiration de la postérité que pour être l'objet de ses méditations profondes sur le néant de l'orgueil humain.
Les grandes pyramides ou pyramides de Giseh, pour les distinguer de celles qui se trouvent plus au midi dans la plaine ou désert de Sakara, sont situées à l'E.-S.-E. du village de Giseh, dont elles sont éloignées d'à peu près deux heures de chemin.
(...) À mesure qu'on avance vers les pyramides, elles paraissent en quelque sorte s'abaisser et diminuer de l'étendue que l'œil a pu calculer à une plus grande distance : cette illusion tient à leurs formes anguleuses et inclinées ; mais si l'on vient à mesurer par une échelle connue cette masse élevée par la main des hommes, c'est alors qu'elle reprend toute sa grandeur. Ceci sera facilement conçu, si l'on veut se représenter quelques hommes, par exemple, au pied de l'un de ces monuments : la disproportion immense qui se trouve entre ces individus, ou tout autre objet d'une dimension à peu près pareille, et la pyramide rendra à celle-ci tout son grandiose.
Les grandes pyramides sont au nombre de quatre, placées sur une ligne diagonale, et distantes l'une de l'autre d'environ cinq à six cents pas ; leurs quatre faces répondent aux quatre points cardinaux, le nord, le sud, l'est et l'ouest.
Les deux pyramides septentrionales sont les plus grandes et peuvent avoir à peu près trois cents mètres de hauteur perpendiculaire ; les deux autres sont beaucoup moins hautes.
Le premier de ces édifices que l'on rencontre, et que l'on croit, d'après Hérodote, avoir servi de sépulture au roi Chéops, est le seul qui soit ouvert.
Pour parvenir jusqu'à l'ouverture, qui se trouve sur la face septentrionale, à soixante pieds environ de la base de cette pyramide, on gravit un monticule de décombres et de sables, formé vraisemblablement par suite des fouilles faites dans l'intérieur à différentes époques.
Cette ouverture, avant qu'elle ne fût découverte, était masquée par le revêtissement général de l'édifice, lequel revêtissement formait la dernière clôture des chambres sépulcrales pratiquées dans l'intérieur de la pyramide.
Si l'on veut entrer dans cet asile de la mort, il faut d'abord traverser une première galerie qui se dirige vers le centre et la base de l'édifice. Les matériaux, que l'on a mal extraits ou qui, par la pente de la galerie , sont naturellement retombés dans l'intérieur, joints au sable que le vent du nord y engouffre journellement et qui n'en est point retiré, encombrent ce passage et le rendent malaisé à traverser. Lorsqu'on est parvenu, avec beaucoup de peine, à l'extrémité, on rencontre deux blocs de granit qui fermaient autrefois la seconde entrée des chambres. Il semblerait que cet obstacle arrêta d'abord les premiers individus qui tentèrent la fouille de la pyramide : après avoir voulu faire une percée infructueuse en entamant le massif de la construction, ils tournèrent autour des deux blocs, qu'ils surmontèrent, et découvrirent une seconde galerie ascendante, mais d'une raideur telle qu'il fallut faire des tailles sur le sol pour en rendre la montée possible. Cette galerie conduit à une espèce de palier où se trouve un trou, que les Arabes et les voyageurs qui ont décrit les pyramides appellent le puits, et l'embouchure d'une galerie horizontale qui mène à une chambre d'une grandeur médiocre, sans corniche ni ornements, à moitié remplie de pierres qu'on a tirées de la muraille à droite, pour y ouvrir un passage qui aboutit près de là à une espèce de niche. Cette chambre est voûtée en dos d'âne, et revêtue partout en granit, autrefois parfaitement poli, mais noirci maintenant par la fumée des flambeaux dont on se sert pour visiter ces lieux. On revient par le même chemin au palier dont nous venons de parler, et l'on continue à suivre la galerie ascendante jusqu'à un second palier où se trouvent des espèces de banquettes taillées dans la pierre, et la troisième et dernière clôture : celle-ci est la plus compliquée dans sa construction, afin sans doute de rendre plus impraticables les tentatives que l'on supposait devoir être faites dans la suite pour la découverte du lieu qui renfermait le corps du souverain.
Une nouvelle ouverture permet de parcourir une autre galerie qui conduit à la chambre dite supérieure ou chambre du roi ; celle que nous venons de décrire plus haut s'appelle vulgairement chambre de la reine. À moitié chemin, on trouve un petit carré plus élevé que la galerie, mais qui n'est pas plus large ; il y a de chaque côté un conduit pratiqué dans la pierre, dans le dessein sans doute de faire rouler les pierres qui devaient fermer l'entrée de la chambre.
Celle-ci est revêtue en granit comme celle de la reine. On trouve à gauche de l'entrée un sarcophage en granit qui présente la figure d'un parallélépipède sans ornements, parfaitement creusé, et rendant, quand on le frappe avec un morceau de fer, le son d'une cloche.
Au nord du sarcophage, on remarque un trou assez profond dont on ne peut savoir l'usage ni l'origine ; on aperçoit aussi deux petites galeries au nord et au midi de la chambre ; leur issue est inconnue, et il est impossible d'y pénétrer, autant par leur peu de largeur que par les pierres qui les encombrent.
Ainsi, c'est pour placer dans un tombeau de trois pieds de haut sur un peu plus de six pieds de large, le corps d'un roi inconnu aujourd'hui, car les historiens anciens ne nous ont fourni que de simples conjectures sur le nom de ce monarque ; c'est, disons-nous, pour un but aussi peu important, aussi inutile dans ses résultats, qu'un édifice aussi immense a été construit ; et c'est sans aucun doute dans un semblable motif que les autres pyramides ont été élevées après celle-ci.
(...) Les grandes pyramides ont été construites à l'extérieur avec de grandes pierres carrées, taillées dans le Mokatam, cette chaîne de montagnes dont nous avons déjà parlé, et qui se trouve sur la rive droite du Nil. On remarque encore aujourd'hui les carrières ou grottes formées par l'extraction de ces pierres, dont le volume est inégal, mais qui ont toutes la figure d'un prisme. On pourrait croire que chaque rang de ces pierres, ainsi taillées pour être l'une sur l'autre, et comme collées ensemble, doit former un degré sur les quatre faces de la pyramide ; mais on a seulement observé la figure pyramidale, sans s'embarrasser de présenter des degrés réguliers. Les assises extérieures sont jointes, par le propre poids des pierres, sans chaux, sans plomb, et sans ancres d'aucun métal. Le corps de la pyramide est construit avec des pierres irrégulières, cimentées avec un mortier composé de chaux, de sable et d'argile.
La forme pyramidale étant la plus solide que l'on puisse donner à une construction en pierres, il n'y a pas moyen de ruiner un édifice de cette nature, si l'on ne commence pas par son sommet : sa base est trop ferme pour qu'on puisse espérer de le renverser en l'attaquant par ce point. La destruction d'une des grandes pyramides exigerait au moins autant de temps qu'il en a fallu pour élever ce monument.

Selon Édouard de Montulé (XIXe s.), les bâtisseurs des pyramides ont utilisé des "chemins inclinés sur lesquels on roulait simplement les pierres"

Le Sarthois Édouard de Montulé (1792-?), voyageur et dessinateur, chevalier de l'Ordre royal de la Légion d'Honneur relate, dans son ouvrage Voyage en Amérique, en Italie, en Sicile et en Égypte pendant les années 1816, 1817, 1818 et 1819, tome 2, sa découverte du site de Guizeh, en se référant à Hérodote, tout en précisant qu'il ne comprend pas toujours les descriptions de cet historien.
De ce récit, Françoise Chaserat, conservateur, directeur des musées du Mans, note qu'il est "à plus d'un titre exemplaire. Édouard de Montulé se montre un esprit ouvert, intéressé par tout ce qu'il voit et sans aucun préjugé. Son regard à la fois sur le pays et sur ses habitants est digne d'un disciple de Rousseau." "L'Arabe, écrit de Montulé, est bon, généreux, complaisant même ; esclave d'un gouvernement despotique, sans cesse il cherche à améliorer son sort." (source : Maine Découvertes, n° 17, juin-juillet-août 1998)
J'ai retenu de l'ouvrage d'Édouard de Montulé les quelques extraits qui suivent. L'auteur y développe notamment sa théorie sur les techniques mises en œuvre pour hisser les blocs de pierre à flanc de pyramide en cours de construction, à savoir le recours à un "chemin tournant" et à des "manivelles en bois susceptibles d'être portées d'un gradin à l'autre".

Selon Hérodote, la première des pyramides fut bâtie par Chéops ; elle coûta vingt ans de travail, et des sommes immenses. Cet historien nous dit qu'elle était séparée des autres par un canal du Nil. La plus vigoureuse inspection des lieux ne m'a pas laissé apercevoir la moindre trace de ce canal ; je vous ferai part de mes autres réflexions, à mon retour de la Haute-Égypte, époque à laquelle je me propose de visiter encore les pyramides. Avant de les quitter, je veux pourtant vous soumettre une idée sur les moyens qu'on a employés dans leur construction.
On a généralement supposé que les Égyptiens se servaient de grandes machines pour enlever les masses de pierres dont leurs monuments sont formés, quoiqu'on n'en ait trouvé aucun reste, et que leurs plus petits instruments se soient conservés presqu'intacts jusqu'à nos jours. Ne serait-il pas plus naturel de croire qu'ils faisaient usage de chemins inclinés sur lesquels on roulait simplement les pierres ? Cette manière qui paraîtra d'abord étonnante par la longueur du travail, était peut-être plus rapide que toute autre ; car les enfants même pouvaient apporter les terres.
Voici donc en peu de mots comment je me figure que les pyramides ont été élevées : supposons que la première assise de pierres est placée ; pour poser la seconde, près de l'un des angles, on construisit un chemin en pente douce sur lequel on amena sans peine les pierres de la seconde, qu'on plaça de même que la première assise, dépassant celle-ci de trois pieds. Pour former le troisième lit de pierres, on poussa le chemin en pente jusqu'à l'angle voisin du premier. Si les trois pieds, dont la première assise débordait la seconde, ne suffisaient pas pour le soutenir, on le fit appuyer jusqu'à terre. Arrivés à la quatrième assise, le chemin courut jusqu'au troisième angle en s'appuyant sur les deux premiers gradins. Le talus des terres pouvant être supposé de quarante-cinq degrés, et celui de la pyramide étant aussi de quarante-cinq degrés, vous verrez que le chemin eut toujours six pieds de large et que sa pente n'augmenta pas sensiblement. Si je me suis expliqué clairement, vous devez voir que les pierres seront facilement arrivées par ce chemin tournant jusqu'au sommet, et que de-là, commençant à les tailler en abattant leurs angles, on fit de chaque face un triangle uni, ainsi que le prouve le revêtement qui reste encore à la seconde pyramide. Vous sentez que les espèces de gradins irréguliers.sur lesquels on monte maintenant ne sont autre chose que les pierres qui supportaient celles qui servirent au revêtement : je ne veux pas vous fatiguer plus longtemps du récit des pyramides, nous allons retourner au Caire.


(...) La grande pyramide, celle de Chéops, a, comme vous savez, deux canaux, tous deux en pente, dont l'un conduit et descend jusqu'aux tombeaux creusés dans le roc et sous l'axe même de l'édifice, et l'autre monte jusqu'à la chambre : vers le milieu de celui-ci, on trouve à droite une ouverture, c'est celle du puits ; au bas du premier, on en trouve une absolument semblable. Moustapha, placé à l'ouverture supérieure, me parla, et j'entendis sa voix du bas du puits où je me trouvais ; ayant même lâché la bougie qu'il tenait à la main, elle tomba à mes pieds. Comme j'avais la certitude que les deux ouvertures se communiquaient, je résolus de parcourir tout l'intérieur de cette espèce de cheminée ronde, mais tant soit peu irrégulière. M. Forest m'accompagna ; chacun de nous était armé d'une lumière que les chauves-souris venaient éteindre à chaque instant.
Nous montions avec peine ; vous vous figurerez la fatigue qu'on éprouve dans un lieu si resserré où l'on étouffe de chaleur. Il est aussi difficile que nécessaire de bien placer ses pieds dans de petites entailles faites dans la pierre ; si l'on en manquait une, on tomberait infailliblement au fond du puits en entraînant tous ceux qui se trouveraient plus bas. Après un quart d'heure, nous arrivâmes à l'ouverture supérieure par laquelle, au premier voyage, j'avais en vain essayé de descendre.
Quel était l'usage de ce puits ? Servit-il, comme a prétendu M. Maillet, à retirer les ouvriers qui firent glisser les pierres destinées à fermer la galerie et le canal ascendant de la pyramide ; ou ne fut-il qu'une communication secrète avec la chambre sépulcrale ? Je le croirais d'autant plus volontiers que, dans cette hypothèse, les tombeaux creusés dans le roc au pied de la pyramide n'auraient été faits que pour tromper la curiosité du voyageur, et la fureur du conquérant qui aurait voulu violer le sarcophage du roi, et que le puits, toujours facile à fermer, aurait néanmoins offert un passage aux prêtres et aux parents du défunt.
(...) Arrivé au pied de la seconde pyramide, au revêtement de laquelle je désirais si ardemment de parvenir, les Arabes m'assurèrent qu'aucun Européen n'y était jamais allé ; cela m'encourageant encore, je commençai à monter, et les deux plus hardis me suivirent. Cette expédition était d'autant plus difficile que, maladroitement, je choisis une des faces qui, nécessairement, ont moins de talus que les angles. Les pierres énormes auxquelles je m'attachais et que je croyais solides, se dérobaient tout-à-coup sous mes mains et roulaient comme une avalanche jusqu'au pied de la pyramide. J'étais exténué ; M. Forest m'avait depuis longtemps abandonné, et je désespérais presque de réussir lorsque je trouvai les assises de pierres un peu plus solides, et bientôt je me vis sous les masses avancées du revêtement. Je m'applaudis pendant quelques moments de mon heureuse réussite, et j'inscrivis mon nom sur l'angle sud-est ; aucun autre n'y était encore..
Il ne reste du revêtement qu'une pointe d'environ quatre-vingts ou cent pieds, toute formée de vastes pierres dont les angles auront été abattus et la surface égalisée de la façon que je vous expliquai à mon premier voyage. J'en ai détaché un très gros morceau qui pourra prouver par la petite mousse qui se trouve encore dessus, que jamais ces monuments ne furent couverts ni de stuc ni de marbre, à moins qu'on ne veuille appeler de ce nom toutes les pierres calcaires ; celles-ci cependant sont un peu plus dures que celles qu'on employa pour la construction du corps de la pyramide.
À l'extrémité, sur une espèce de plate-forme à laquelle les pierres, extrêmement lisses, ne me permettaient pas de parvenir, j'aperçus un bloc qui me sembla de marbre, et travaillé comme le fronton d'un temple grec, ou plutôt comme le piédestal renversé d'une statue colossale.
D'après la tradition, il paraît que ces deux pyramides supportaient chacune une statue d'or, ce qui serait d'autant moins étonnant qu'Hérodote nous dit que deux statues terminaient les pyramides qu'on voyait au milieu du lac Moeris ; qu'au temple de Bélus, à Babylone, il en existait aussi sur des monuments ; et qu'enfin cette idée expliquerait la fureur avec laquelle on s'est attaché à détruire la surface polie qui seule défendait ces édifices.
Peut-être qu'arrivé sous le revêtement encore existant de la seconde pyramide, fatigué du travail, on trouva quelque moyen de parvenir au sommet ; ce qu'on put faire, en enfonçant successivement des morceaux de fer entre le joint des pierres, ou bien en lançant, au moyen d'une flèche, au-dessus de la plate-forme, une petite corde qui en entraîna une plus grosse, ou même une échelle. Je sais qu'on m'objectera que, pour arriver aux statues, on n'avait pas besoin de détruire le revêtement entier ; mais la fureur de Cambyse a dû nécessairement s'assouvir sur des monuments qui, par leur grandeur et leur renommée, blessaient plus que tout autre les yeux d'un barbare. On croirait que du sommet de la première pyramide on pourrait distinguer ce qui occupe la plate-forme de la seconde ; mais non, ces deux masses si rapprochées par la base sont tellement éloignées par leur sommet qu'on ne voit que confusément de l'une sur l'autre.
Avant de quitter la pyramide, je dois vous faire observer qu'on n'y trouve aucune espèce d'hiéroglyphes ; ce qui est contraire à l'assertion d'Hérodote, qui dit qu'elles en étaient couvertes ; je dois avouer d'ailleurs que je ne comprends pas toujours les descriptions de cet auteur : il dit que la pyramide de Chéops était entourée du Nil, et, comme je l'ai déjà remarqué, on n'en voit pas la possibilité. La seconde pyramide n'avait point, selon lui, de canal ni de chambre intérieure ; vous avez vu que M. Belzoni les a trouvés, et que je m'y suis promené pendant plus de trois quarts d'heure. L'opinion de l'historien grec sur la construction des pyramides me paraît plus plausible, et convient d'autant plus volontiers qu'elle ne suppose point ces grandes machines dont on a prétendu que les Égyptiens faisaient usage ; il dit qu'après avoir placé la première assise, on se servit, pour élever les pierres de la seconde, de manivelles en bois peu pesantes et susceptibles d'être portées d'un gradin à l'autre; il cite une inscription qui indiquait les dépenses en argent, en aulx et en oignons qu'avait nécessitées l'érection de ce fastueux tombeau : si jamais elle exista, elle fut détruite avec le revêtement, peut-être même est-ce cette suite d'hiéroglyphes qu'on voit gravés dans une carrière voisine. Je vous ai sans doute bien fatigué du récit des pyramides ; mais en visitant ces monuments, la curiosité craint toujours d'oublier quelque chose.

Les illustrations sont extraites de l'ouvrage d'Édouard de Montulé

jeudi 26 novembre 2009

La pyramide : "Un grand monceau de pierres en forme de feu" (Greffin Affagart - XVIe s.)

Voici un extrait de la Relation de Terre Sainte (1533-1534), de Greffin Affagart (1490 ou 1495 - v. 1557), seigneur de Courteilles du Bois (ou de Nocé), un chevalier français qui fit deux fois le voyage en Terre Sainte.

J'ai préféré laisser ici le texte dans sa forme originale. Aux imprécisions de l'orthographe se joignent celles des connaissances dans une science que l'on n'appelait pas encore "égyptologie".

La seconde chose de Égypte digne de récit sont les pyramides.

Que aucuns appellent les greniers de Pharaon, mays cela est faulx car ilz ne sont pas creux par dedans, mays sont les sépulchres d'aucuns roys de Egipte et y en a troys de si grand sumptuosité, et quand à la grandeur et à la faczon que c'est chose presque incrédible à ceulx qui ne les ont veuz, tellement qu'ilz sont nombréz entre les sept merveilles du monde, ainsi que récite Diodorus Siculus en son premier livre des 
Gestes Anxiens, et sont appeléz pyramides, qui voult autant à dire comme forme de feu, car pyr, en grec, c'est feu. Le temps passé on soulloyt brusler les corps des princes et dessus le lieu, après qu'ilz estoient morts, l'on édiffioyt ung grand monceau de pierres en forme de feu, c'est-à-dire large par le bas et pointu par le hault.
La première, la plus belle et la plus haulte fist ediffier Chemnus, huictiesme roy de Egipte, laquelle on estime le plus grand monceau de pierres artificiellement assemblées qui soyt en ce monde. Diodorus récite que, pour l'édiffier, il y avoyt troys cens soixante mille hommes qui demourèrent bien vingt ans pour l'acomplir. Elle est carée, dont chascun costé a bien huict cens pieds de large par bas et sept cens de hault. Après que l'ouvraige fut consommé, le roy fist escripre en la pierre par dehors :"Moy, Chemnus, roy d'Egipte, ay consommé cest ouvraige en vingt ans, mays je le laisse à destruyre au plus puissant qui vienne après moy en cinquante."
La seconde pyramide, qui est moindre, fut ediffiée par son filz nommé Sabiens, et la tierce par ung sien autre filz nommé Aycermus, lequel, prévenu de mort, ne la peult achever, et jaczoyt ce que les roys prédictz eussent ediffiées ces pyramides pour leurs sépulchres, néanlmoins nul d'eulx y fut mys à cause de leur crudélité, car, pour faire telles curiosités, ils affligèrent iraisonnablement leur peuple, par quoy la vengeance qu'ilz ne povoient faire en présence en leur vye la laissoient après leur mort, dissipans leurs corps et les gettant aux chiens, et par ainsi justement estoient frauldéz de leurs intentions.



   Une étymologie
qui inspira l'écrivain britannique Arthur Machen

De la grotte naturelle à l'apparition de la pyramide : le rôle des pharaons éthiopiens, selon A.H.L. Heeren (XVIIIe-XIXe s.)

Extraits de l'ouvrage De la politique et du commerce des peuples de l'antiquité, tome 6, traduit de l'allemand par W. Suckau, 1834, d'Arnold Hermann Ludwig Heeren (1760-1842), professeur d'histoire à l'université de Goettingen, membre associé de l'Institut de France :

Photo Fabrizio Demartis (Wikimedia commons)

"Les Égyptiens, dit [Diodore de Sicile], regardent l'espace de cette vie comme très insignifiant, mais ils estiment d'autant plus une vie tranquille après la mort ; aussi n'appellent-ils les demeures des vivants que des auberges où les hommes n'entrent en quelque sorte que pour quelques instants ; les tombeaux, au contraire, ils les nomment des demeures éternelles, parce que les morts habitent un temps infini dans l'enfer. C'est pourquoi ils se donnent peu de peine pour élever leurs maisons, tandis qu'ils consacrent des sommes immenses et des soins infinis à la construction de leurs tombeaux."
Quoique ces paroles de l'historien exigent encore d'autres explications, il n'est pas moins certain, au premier coup d'œil, qu'elles offrent la clef d'une des parties les plus intéressantes des antiquités égyptiennes.
La croyance d'une continuation de l'existence après la mort fut, selon ce témoignage, non seulement une croyance populaire, mais elle eut encore une haute influence sur la vie pratique. Diodore ne nous dit pas positivement ce qui avait fait naître cette idée chez les Égyptiens, mais on ne peut guère avoir des doutes à cet égard lorsqu'on examine leur conduite envers leurs morts. Ils croyaient que le corps survivait et s'attachaient par conséquent à l'idée matérielle la plus grossière. Le corps est pour eux tout l'homme ; c'est donc de sa conservation que dépend la continuation de l'existence. Il se peut qu'on lia par la suite certaines théories à cette idée ; mais il ne faut pas la développer, parce qu'elle fut et demeura toujours fondée sur les sens, et qu'on attribuerait autrement aux Égyptiens des pensées qu'ils n'avaient pas. Mais en partant de ce principe, et en faisant en outre la part du caractère local et du climat, presque tous les usages de ce peuple envers ses morts s'expliquent naturellement.
(...) Le besoin d'un endroit commode et sûr pour conserver le corps dut donc se faire sentir (...). Ce ne pouvait être des tombeaux comme chez nous, où le cadavre est livré à la corruption, et encore bien moins des sépulcres romains ou grecs, où l'on en conservait seulement les cendres. Il fallait des demeures particulières pour les morts, où leur conservation et leur repos fussent assurés. La plaine fertile de l'Égypte, dont le sol est resserré, offrant d'ailleurs à peine assez de place pour les vivants, ne se prêtait pas à cet usage, à cause des inondations du Nil ; mais la nature semblait avoir pris à tâche d'assigner aux morts leurs demeures. La plaine rocailleuse au pied de la chaîne des montagnes occidentales, ainsi que cette chaîne elle-même, n'étaient pas seulement à l'abri des débordements du fleuve, mais contenaient encore des grottes naturelles propres à recevoir les dépouilles mortelles des Égyptiens. Lorsque ces grottes commencèrent à manquer, il fut facile à l'art d'en construire d'autres ; aussi l'Égypte moyenne et la Basse-Égypte renferment-elles, le long de la chaîne Libyque, un nombre infini de ces tombeaux, en partie pratiqués dans les rochers des montagnes, en partie placés dans des souterrains artificiels, où l'on pénètre par des ouvertures ou des puits. Chaque ville avait un pareil asile de repos pour ses morts, dont l'étendue devait varier dans la même proportion que celle des villes. Les tombeaux des rois de Thèbes, qui se trouvent dans une vallée de rochers isolée, ainsi que les autres monuments funèbres de cette cité, ont excité jusqu'ici le plus l'attention des voyageurs ; cependant il y en a d'autres qui offrent aussi ample matière à des recherches.
(...) Comme plusieurs de ces tombeaux, dans lesquels on descendait par des puits, se trouvaient sous le sol rocailleux couvert de sable, il devenait nécessaire d'élever au-dessus des monuments pour qu'on en pût reconnaître l'ensemble, et pour que l'entrée ne fût pas comblée de sable. C'est là probablement ce qui a donné naissance aux pyramides. Leur forme répondit assez bien à ce but, et ce ne fut qu'insensiblement qu'on arriva à l'idée de les élever jusqu'à une grandeur colossale ; ce qui résulte déjà de l'existence des pyramides basses, et ce qui deviendra encore plus évident, si on parvient à confirmer la conjecture que les monuments étaient l'ouvrage des anciens Pharaons éthiopiens, et une imitation des pyramides de Méroé (1).
Hérodote fait déjà remarquer que les grottes sous les grandes pyramides sont dignes de la plus haute admiration, et les ouvertures ou les puits que l'on trouve dans ces pyramides ainsi que dans celles de Sakkara n'avaient guère d'autre destination que de conduire aux tombeaux souterrains, dont l'examen plus approfondi est encore réservé à d'autres voyageurs.
L'emplacement de ces tombeaux s'accordait déjà avec les idées de la mort. C'était le commencement du désert, où la nature semble mourir, où toute végétation cesse, et où succèdent d'immenses plaines arides dont on n'avait jamais vu la fin.

(1) Nous avons déjà fait remarquer (...) que l'indication donnée par Hérodote sur les fondateurs des pyramides ne fut nullement la seule. Hérodote la tenait des prêtres de Memphis, dont la connaissance ne se bornait qu'aux fondateurs de leur temple et des monuments voisins. Ils ne savaient rien des pyramides de Sakkara ni des autres de l'Égypte moyenne. Cependant leur nombre montre que la dynastie sous laquelle ces pyramides furent élevées doit avoir régné un long espace du temps, de même que la comparaison avec les tombeaux des rois de Thèbes prouve que cette dynastie ne fut pas de Thèbes. C'est un autre genre d'architecture ; on n'y trouve ni hiéroglyphes, ni bas-reliefs. Il est certain, d'après les dernières découvertes, que la construction des pyramides, sur une échelle inférieure, à la vérité, appartint dans le principe à Méroé. Ces raisons me font croire que les pyramides égyptiennes font partie des monuments les plus anciens, et qu'elles ont été élevées par les dix-huit Pharaons éthiopiens qui, au rapport d'Hérodote, régnèrent bien longtemps avant Sésostris, et étaient du nombre des 330 rois dont les prêtres récitaient les noms. Cette conjecture explique du moins tout, et est encore confirmée par Manéthon, qui place dans la quatrième dynastie (dynastie de Memphis, mais d'une maison étrangère), la construction de la grande pyramide, qu'Hérodote attribue à Chéops. C'est le troisième roi de cette race, nommé Suphis, qui doit l'avoir élevée (...). On a ouvert cette pyramide de Sakkara, à l'instigation du comte Minutoli, qui a remarqué que la disposition de ce monument s'accordait avec ceux de Méroé. Les hiéroglyphes inscrits sur les poteaux d'une porte accessoire semblent réfuter l'opinion accréditée qu'il n'y a pas d'hiéroglyphes dans les pyramides ; mais si l'on n'en trouvait pas d'autres, on pourrait bien former la conjecture qu'ils datent d'une époque plus récente, puisqu'on en a rencontré d'autres dessinés en noir sur une autre porte, qui certainement n'y avaient pas été mis lors de la construction du monument. (commentaire de l'auteur)

mercredi 25 novembre 2009

Quand Jean-François Mimaut s'évertuait à convaincre Méhémet-Ali de ne pas démolir les pyramides

Jean-François Mimaut (1774-1837), écrivain et diplomate, fut consul général de France à Alexandrie de 1829 à 1837. C'est lui qui négocia, avec l'aide de Champollion, la cession à la France de l'un des obélisques de Louxor.
Le Journal des Artistes - Revue pittoresque consacrée aux artistes et aux gens du monde (10e année, 2e volume, juillet 1836) reproduit la lettre que le diplomate adressa au vice-roi d'Égypte Méhémet-Ali (1769-1849) afin de le convaincre de ne pas donner suite à la suggestion qui lui avait été faite de détruire l'une des pyramides de Guizeh pour en faire une carrière de matériaux de construction.

Cette lettre est suivie, dans la même revue, d'une réponse factice de Méhémet-Ali au consul de France, visant en substance à lui rappeler : Regardez d'abord ce qui se passe chez vous, avant de venir nous donner des leçons !

Portrait de Méhémet-Ali, par Auguste Couder (1789-1873) - source : Wikimedia commons

À Son Altesse Méhémet-Ali Pacha

On a conseillé à V. A. de faire démolir une des trois grandes pyramides de Djizé, pour en faire servir les pierres à la construction des barrages du Nil.
V. A. a envoyé des commissaires pour vérifier si le projet était exécutable.
Je connais trop la justesse de son esprit pour ne pas attribuer l'envoi de cette commission à la seule habitude qu'elle a de ne laisser passer aucune proposition sérieuse sans l'examiner. Mais pour être plus sûr que le monde éclairé n'aura point à craindre une fatale décision, je lui demande la permission de lui faire connaître avec franchise l'impression produite sur l'esprit de tous les Européens par la simple annonce d'un semblable dessein.
En d'autres occasions plus importantes, j'ai fait entendre à V. A. le langage de la vérité. Elle daignera me le permettre encore aujourd'hui.
Vous vous êtes fait un nom glorieux par vos travaux et par les grandes choses que vous avez entreprises.
Vous vous êtes annoncé au monde comme créateur et comme fondateur. C'est à ce titre que, malgré vos détracteurs, vous y avez excité de la sympathie, et que vous vous êtes fait un grand nombre de partisans. Le déplorable conseil qu'on donne à V.A. lui ferait perdre une partie de ces avantages. Je dois l'avertir sans détour que cet acte de vandalisme soulèverait contre elle l'opinion publique, qui, comme je le lui ai dit souvent, est dans les pays civilisés une grande puissance.
Les pyramides sont regardées en Europe comme le plus vénérable monument de l'ancienne race humaine. Elles étaient, dans l'antiquité, une des sept merveilles du monde, et de ces merveilles du vieil âge, c'est la seule qui reste encore debout. Dans l'histoire et dans nos tableaux, les pyramides sont un des objets qui frappent le plus vivement l'imagination et les yeux, qui remuent le plus de grands souvenirs. Ces monuments sont intéressants pour tous les peuples ; ils le sont surtout pour les Français depuis ces immortelles paroles de Napoléon, avant la bataille qui porte leur nom : Songez que, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent !
Plus d'une fois l'ignorance et la cupidité ont dicté à des princes crédules ou barbares la pensée de détruire les grandes pyramides. La seule tentative qu'ils en ont faite a suffi pour flétrir leur mémoire.
Un de ceux qui furent séduits par le malheureux espoir de trouver des trésors dans les pyramides, fut le khalife Abdallah Mamoun. Il ouvrit avec beaucoup de peine et de dépenses la plus grande des trois ; il n'y trouva rien, et il fut raillé de ses contemporains.
Le savant voyageur arabe Abdallatif dit dans sa relation de l'Égypte que le sultan Melikelaziz-Othman se laissa persuader par quelques personnes de sa cour, gens dépourvus de bon sens, de démolir les grandes pyramides. Il envoya, pour exécuter cette folle commission, des sapeurs, des mineurs et des carriers, sous la conduite des premiers émirs de sa cour, qui ramassèrent de tous côtés un grand nombre de travailleurs. Après huit mois d'efforts inouïs, de violences de toute espèce et de frais énormes, les démolisseurs furent contraints, dit Abdallatif, de renoncer honteusement à leur entreprise, sans en retirer d'autre avantage que de faire d'inutiles dégâts à la plus petite des trois, et de mettre dans une entière évidence leur faiblesse et leur impuissance.
On y ferait sans doute aujourd'hui de plus larges brèches avec des moyens plus savants ; mais l'indignation de l'Europe serait en proportion du succès même de la destruction. L'auteur d'un pareil attentat serait de nos jours plus sévèrement jugé que dans le siècle d'ignorance brutale où vivaient le khalife Mamoun et le sultan Melikelaziz.
Les grandes pyramides sont un dépôt que l'ancien monde a laissé sur le sol de l'Égypte. Les maîtres du pays doivent en se succédant le transmettre intact à la postérité, après les courts moments de leur passage sur la terre.
Pendant quarante autres siècles elles braveront les hommes et les temps. Ce sont ces mêmes pyramides qui ont vu, depuis les Pharaons jusqu'aux khalifes, depuis le roi Mœris jusqu'à Mourad-Bey, le vent du désert soulever autour d'elles la poussière de trente dynasties de rois, de vingt empires divers et de plusieurs milliers de générations. Non, ce n'est point Méhémet-Ali qui, dans une vie de création et de progrès, portera la main sur des monuments moins utiles, il est vrai, que les canaux qu'ils a creusés, que les chemins de fer et que le barrage du Nil, mais qui sont consacrés dans la mémoire des hommes.
Une autre fois déjà, il a suffi de signaler à V. A. un attentat du même genre pour qu'elle s'empressât d'épargner cette honte à l'Égypte. Au mépris des ordres que nous avions obtenus d'elle, mon illustre ami Champollion et moi, pour la conservation du peu qui reste encore des monuments de l'ancienne Égypte, des agents ignorants voulaient employer, à je ne sais quelle bâtisse, les matériaux du grand temple de Denderah, et ils avaient commencé l'œuvre de destruction par le pylône qui le précède, et qui porte encore les traces de cette barbarie. Je me rendis auprès de V. A. à la citadelle du Caire. L'expression de sa volonté fit à l'instant suspendre ces coupables travaux, et le temple de Denderah fut sauvé.
Je laisse à d'autres le soin de prouver qu'il serait beaucoup moins dispendieux de tirer des pierres de ces vastes carrières d'où les pyramides elles-mêmes sont sorties, que de tenter une démolition incomplète et inutile. V. A. entend trop bien ses intérêts politiques et financiers pour risquer de déplaire à l'Europe par une action blâmable, qui serait de plus un mauvais calcul.
C'est donc à elle-même et à elle seule que j'en appelle au nom de la France et de l'Europe, en la suppliant de repousser les projets de ceux qu'Abdallatif appelait des gens dépourvus de bon sens.


De la même revue, cet article, non signé, intitulé "Nos vieux monuments et les pyramides d'Égypte" :

Il n'y a pas de question qui n'ait au moins deux faces ; et c'est ce qui ouvre une voie si facile à la plaisanterie, même sur les choses les plus sérieuses. Nous avons donné, dans notre numéro du 31 juillet, la lettre de M. Mimaut, consul de France à Alexandrie, au vice-roi d'Égypte, qui avait résolu de céder à la proposition faite de détruire une des pyramides de Giseh pour en avoir les pierres, et qui, après la lecture de cette lettre, renonça à un tel acte de vandalisme. Il n'est personne qui n'ait vu dans les deux ou trois pages très remarquables écrites par M. Mimaut en cette circonstance, une sorte de chef-d'œuvre de raison , d'éloquence et de convenance ; il n'y a ni un mot à mettre, ni un mot à ôter ; et le succès de cette noble remontrance est fait pour augmenter le respect que les artistes ont dès longtemps voué à M. Mimaut, défenseur éclairé de tous les intérêts des beaux-arts dans l'Orient.
Il s'est pourtant trouvé quelqu'un qui, écrivant sur les arts, a trouvé moyen de faire un déluge de plaisanteries sur l'amour de M. Mimaut pour les pyramides du désert ; sur la louable générosité du pacha, qui aurait mis au bas de la requête à lui présentée par le père Enfantin, illustre débris du saint-simonisme : Bon pour une pyramide ; enfin sur le prétendu refus d'écouter les représentations de l'honorable consul. Il faut avoir le diable au corps pour retourner ainsi les questions ; il est vrai que cela s'adresse à une classe bien nombreuse de lecteurs que les travestissements de choses et d'idées ont et auront toujours le privilège de faire rire. Quoi qu'il en soit, quelque grain de raison se mêle parfois à ces torrents de folie que le Corsaire et le Charivari ont mis à la mode ; et, pour montrer notre impartialité, nous citerons la réponse supposée que le facétieux auteur met dans la bouche du pacha, après avoir écouté les inepties qu'il fait débiter au consul :

"Ma pyramide, répondit le pacha, est une antiquaille sans mérite à mes yeux ; j'aime mieux une filature de coton que toutes les pyramides d'Égypte ; j'aime mieux un oignon qu'une pierre. Quoi ! tu viens intercéder pour une pyramide, toi, chrétien ! Et que fait-on donc dans ton pays ? Depuis quarante ans vous avez démoli vos églises, vos cloîtres, vos châteaux, vos abbayes ; vous avez ravagé toute votre histoire de pierre ; vous avez incendié toutes vos archives de gloire et de religion. Si l'on vous disait que vous êtes des barbares pour avoir fait ces choses-là, vous mettriez la main à la garde de votre épée. C'est moi qui suis un barbare ; c'est mon peuple qui n'est pas civilisé... Mais toutes nos mosquées, tous nos minarets sont debout. Il n'appartient qu'à la civilisation de détruire ce que les siècles pieux ont bâti. Aujourd'hui, je veux mettre à morceaux une misérable montagne qui n'a plus forme de monument et qui sert de retraite aux chauves-souris et aux voleurs du désert ; je veux employer ses débris à la canalisation de l'Égypte, et tu viens demander grâce pour elle ; bon consul, va faire amende honorable en France et demander pardon à Dieu du vandalisme de la civilisation ; va rebâtir tout ce qu'on a détruit chez toi, et puis tu reviendras plaider la cause de la pyramide de Chéops."

mardi 24 novembre 2009

Conversation et civilités autour d'un sarcophage


Les mœurs politiques de Napoléon 1er sont bien connues. On connaît peut-être moins ses "déclarations de principe" à l'égard de l'Islam. À une époque où il n'était encore que Bonaparte, il s'en est exprimé avec des hauts dignitaires de cette religion, sans se priver d'ailleurs d'égratigner au passage le pape de Rome et les "insulaires d'Albion". On retrouvera ses propos dans les extraits ci-dessous, publiés dans une Réimpression de l'Ancien Moniteur, depuis la réunion des États-Généraux jusqu'au Consulat (1789), sous le titre : Entrevue de Bonaparte, membre de l'Institut national, général en chef de l'armée d'Orient, et de plusieurs muftis et imans (*), dans l'intérieur de la grande pyramide, dite pyramide de Chéops.Certes, ce texte n'a aucun lien direct avec le thème majeur de ce blog : la construction des pyramides de Guizeh.
La scène se situe néanmoins au cœur même de la Grande Pyramide. Si le futur empereur donne à l'entretien une certaine élévation, il semble bien que la question des trésors le titille quand même quelque peu. Et l'on ne sera pas sans remarquer ce conseil de Bonaparte à ses interlocuteurs égyptiens : il vaut son pesant d'humour, examiné rétrospectivement (tant pis pour le contresens historique !) et surtout dans le contexte actuel, pour le moins délicat :"Soyez amis des Francs !"

Autres temps, autres mœurs...

Cejourd'hui 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Muharem, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée el de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muftis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure. À neuf heures du matin il est arrivé, avec sa suite, sur la croupe des montagnes de Gizeh, au nord-ouest de Memphis. Après avoir visité les cinq pyramides intérieures, il s'est arrêté avec une attention particulière à la pyramide de Chéops, dont les membres de l'Institut ont à l'instant déterminé, par des mesures trigonométriques, la hauteur perpendiculaire.
Cette hauteur s'est trouvée être d'environ 155 mètres (près de 405 pieds), ce qui est près du double de celle des monuments les plus élevés de l'Europe (1).
Le général et sa suite ayant pénétré dans l'intérieur de la pyramide ont trouvé d'abord un canal de 100 pieds de long et de 3 pieds de large, qui les a conduits, par une pente rapide, vers les salles qui servaient de tombeau au Pharaon qui érigea ce monument. Un second canal fort dégradé et remontant vers le sommet de la pyramide les a menés successivement sur deux plates-formes, et de là à une galerie voûtée de la longueur de 118 pieds, aboutissant au vestibule du tombeau. C'est une salle voûtée d'environ 17 pieds de long sur 15 de large, dans un des murs de laquelle on remarque la place d'une momie, qu'on croit avoir été l'épouse du Pharaon.
On voit dans celle salle la trace des fouilles faites avec violence par les ordres d'un calife arabe qui fit ouvrir la pyramide et qui croyait que ces lieux recélaient un trésor. L'effet des mêmes tentatives se remarque dans une seconde salle, perpendiculaire à la première, et plus haute de 100 pieds, où l'on croit qu'était le corps de Pharaon.
Cette dernière salle, à laquelle le général est enfin parvenu, est à voûte plate, et longue de 32 pieds sur 16 de large, et 19 de haut. On ignore ce que les Arabes spoliateurs découvrirent dans ce sanctuaire de la pyramide ; le général n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ 8 pieds de long sur 4 d'épaisseur, qui renfermait sans doute la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muftis et imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed, et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante :
Bonaparte : Dieu est grand et ses œuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'hommes ! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide ?

Suleiman :  C'était un puissant roi d'Égypte dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre.

Bonaparte : Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments. Penses-tu qu'il ne fit pas mieux ? Le penses-tu ?

Suleiman (s'inclinant) : Gloire à Dieu à qui toute gloire est due !

Bonaparte : Honneur à Allah ! Quel est le calife qui a fait ouvrir cette pyramide et troubler la cendre des morts ?


Muhamed : On croit que c'est le commandeur des croyants Mahmoud, qui régnait, il y a plusieurs siècles, à Bagdad ; d'autres dirent le renommé Aaron Raschild (Dieu lui fasse paix !), qui croyait y trouver des trésors ; mais quand on fut entré par ses ordres dans cette salle, la tradition porte qu'on n'y trouva que des momies, et sur le mur cette inscription en lettres d'or : L'impie commettra l'iniquité sans fruit, mais non sans remords.

Bonaparte : Le pain dérobé par le méchant remplit sa bouche de gravier.

Muhamed (s'inclinant) : C'est le propos de la sagesse. 

Bonaparte : Gloire à Allah ! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu ; Mahomet est son prophète et je suis de ses amis.

Suleiman : Salut de paix sur l'envoyé de Dieu ! Salut aussi sur toi, invincible général, favori de Mohamed !

Bonaparte : Mufti, je te remercie. Le divin Coran fait les délices de mon esprit et l'attention de mes yeux. J'aime le prophète et je compte, avant qu'il soit peu, aller voir et honorer son tombeau dans la ville sacrée. Mais ma mission est auparavant d'exterminer les Mameloucks.

Ibrahim : Que les anges de la victoire balayent ta poussière sur ton chemin, et le couvrent de leurs ailes ! Le Mamelouck a mérité la mort.

Bonaparte : Il a été frappé et livré aux anges noirs Moukir et Quarkir. Dieu de qui tout dépend a ordonné que sa domination fût détruite.

Suleiman : Il étendit la main de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Égypte.

Bonaparte : Et sur les esclaves les plus belles, très saint mufti. Allah a desséché sa main. Si l'Égypte est sa ferme, qu'il montre le bail que Dieu lui a fait ; mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple.

Ibrahim : Ô le plus vaillant entre les enfants d'Issa [Jésus]! Allah t'a fait suivre de l'ange exterminateur, pour délivrer sa terre d'Égypte.

Bonaparte : Cette terre était livrée à vingt-quatre oppresseurs rebelles au grand sultan notre allié (que Dieu l'entoure de gloire !), et à dix mille esclaves venus du Canada et de la Géorgie. Adriel, ange de la mort, a soufflé sur eux ; nous sommes venus, et ils ont disparu.

Muhamed : Noble successeur de Scander [Alexandre], honneur à tes armes invincibles, et à la foudre inattendue qui sort du milieu de tes guerriers à cheval.

Bonaparte : Crois-tu que cette foudre soit une œuvre des enfants des hommes ? Le crois-tu ? Allah l'a fait mettre en mes mains par le génie de la guerre.

Ibrahim : Nous reconnaissons, à tes œuvres, Allah qui t'envoie. Serais-tu vainqueur si Allah ne l'avait permis ? Le Delta et tous les pays voisins retentissent de tes miracles.

Bonaparte : Un char céleste montera par mes ordres jusqu'au séjour des nuées ; et la foudre descendra vers la terre le long d'un fil de métal, dès que je l'aurai commandé.

Suleiman : Et le grand serpent, sorti du pied de la colonne de Pompée, le jour de ton entrée triomphante à Scandérich [Alexandrie], et qui est resté desséché sur le soc de la colonne, n'est-ce pas encore un prodige opéré par ta main ?

Bonaparte : Lumières des fidèles, vous êtes destinés à voir encore de plus grandes merveilles, car les jours de la régénération sont venus.

Ibrahim : La divine unité te regarde d'un œil de prédilection, adorateur d'Issa, et te rend le soutien des enfants du prophète.

Bonaparte : Mahomet n'a-t-il pas dit : Tout homme qui adore Dieu, et qui fait de bonnes œuvres, quelle que soit sa religion, sera sauvé ?

Suleiman , Muhamed, Ibrahim (ensemble en s'inclinant) : Il l'a dit.

Bonaparte : Et si j'ai tempéré par ordre d'en haut l'orgueil du vicaire d'Issa [le pape de Rome], en diminuant ses possessions terrestres, pour lui amasser des trésors célestes, dîtes, n'était-ce pas pour rendre gloire à Dieu dont la miséricorde est infinie ?

Mumamed (d'un air interdit) : Le mufti de Rome était riche et puissant ; mais nous ne sommes que de pauvres muftis.

Bonaparte : Je le sais. Soyez sans crainte ; vous avez été pesés dans la balance de Baltazar, et vous avez été trouvés légers. Cette pyramide ne renfermait donc aucun trésor qui vous fût connu ?

Suleiman (les mains sur l'estomac) : Aucun, seigneur. Nous le jurons par la cité sainte de la Mecque.

Bonaparte : Malheur et trois fois malheur à ceux qui recherchent les richesses périssables et qui convoitent l'or et l'argent semblables à la boue !

Suleiman : Tu as épargné le vicaire d'Issa et tu l'as traité avec clémence el bonté.

Bonaparte : C'est un vieillard que j'honore (que Dieu accomplisse ses devoirs, quand ils seront réglés par la raison el la vérité !) ; mais il a eu le tort de condamner au feu éternel tous les musulmans, et Allah défend à tous l'intolérance.

Ibrahim : Gloire à Allah et à son prophète, qui l'a envoyé au milieu de nous pour réchauffer la foi des faibles, et rouvrir aux fidèles les portes du septième ciel !

Bonaparte : Vous l'avez dit, très zélés muftis ; soyez fidèles à Allah, le souverain maître des sept cieux merveilleux, à Mahomet son vizir, qui parcourait tous ces cieux dans une nuit. Soyez amis des Francs, et Allah, Mahomet et les Francs vous récompenseront.

Ibrahim : Que le prophète lui-même te fasse asseoir à sa gauche, le jour de la résurrection, après le troisième son de la trompette.

Bonaparte : Que celui-là écoute, qui a des oreilles pour entendre. L'heure de la résurrection politique est arrivée pour tous les peuples qui gémissaient sous l'oppression. Muftis, imans, mullahs, derviches, kalenders, instruisez le peuple d'Égypte. Encouragez-le à se joindre à nous pour achever d'anéantir les beys et les Mameloucks. Favorisez le commerce des Francs dans vos contrées, et leurs entreprises, pour parvenir d'ici à l'ancien pays de Brama. Offrez-leur des entrepôts dans vos ports, et éloignez de vous les insulaires d'Albion, maudits entre les enfanta d'Issa ; telle est la volonté de Mahomet. Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel, et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours pucelles, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer.


(*) erreur terminologique courante, jusqu'à nos jours : imân, en arabe, signifie "foi" ; ici, le terme exact serait imâms ("ceux qui se tiennent devant, sous-entendu durant la prière rituelle).
(1) Cette assertion n'est pas exacte. La flèche de Strasbourg, qui est le monument de l'Europe le plus élevé, a 428 pieds 4 pouces, ou à peu près 138 mètres de hauteur, y compris la croix. Saint-Pierre de Rome, au-dessus de la croix, a 421 pieds d'élévation, ou à peu près 118 mètres. On voit donc qu'il n'y a que 17 mètres de différence entre la pyramide de Chéops et la flèche de Strasbourg.  (Note du rédacteur)
Illustrations : Wikimedia commons.