samedi 30 octobre 2010

Les pyramides en musique, version plus classique

Il est possible (c'est même vrai : j'ai eu des échos !) que ma dernière note (Écouter les pyramides) vous ait créé quelque "trouble auditif".
Pour me faire pardonner, et vous remettre, le cas échéant, de vos émotions, je vous propose un extrait beaucoup plus classique.
Il n'est pas en relation directe avec les pyramides, mais vous le constaterez à l'image, elles ne sont pas absentes.

Écouter les pyramides, avec Alberto Posadas

Nos antiques et solennelles pyramides égyptiennes peuvent-elles s’accommoder de la musique électroacoustique de notre XXIe siècle ? C’est ce que tend à démontrer et illustrer le compositeur espagnol Alberto Posadas (né en 1967), dans ses deux pièces Snefru (2002) et Nebmaat (2003).
À propos de cette seconde oeuvre, voici la présentation qui en est faite sur le site internet de l’IRCAM (Centre Pompidou), sous la plume experte de Stefano Russomanno : “Ce n’est pas la première fois que le compositeur s’inspire des pyramides édifiées au temps de ce pharaon [Snefrou]. Cela avait déjà été le cas dans Snefru, où il s’était cependant contenté d’utiliser les dimensions extérieures de la pyramide rouge. Dans Nebmaat, les dimensions extérieures de la pyramide rhomboïdale ont servi de base à la définition des paramètres du rythme et des hauteurs de chaque partie instrumentale. La macrostructure, en revanche, a été déterminée en fonction des couloirs intérieurs de la pyramide. Cette pyramide présente une richesse supplémentaire, puisqu’elle comporte deux entrées, là où la plupart n’en comptent qu’une. On a l’impression que chaque instrument se fraie son propre chemin à l’intérieur de l’édifice : la clarinette et le saxophone suivent des trajectoires parallèles et légèrement déphasées qui correspondent au couloir qui part de l’entrée nord, tandis que le trio à cordes (conçu comme un tout) part de l’entrée ouest. Le résultat est une œuvre en quatre mouvements.”
Avis aux amateurs !
Pour vous faire une idée de ce genre de création musicale, vous trouverez ci-dessous un enregistrement de Snefru.
Sachez au préalable que, si vos références musicales ont quelque penchant pour d’autres expressions... disons plus "classiques", du genre Aïda de Verdi, elles risquent d’être mises à mal. Les pyramides, il est vrai, en ont vu d’autres !

vendredi 29 octobre 2010

“Nul peuple, sous le ciel, ne fut plus industrieux que les Égyptiens” (L.-N. Godard - XIXe s.)

“Sans doute, il est des genres de beauté que les artistes égyptiens ne soupçonnèrent pas et qui furent révélés au monde par la Grèce et par le christianisme ; mais nous n'avons rien fait d'aussi éternel ni de plus gigantesque.”
Où trouvons-nous cet éloge appuyé du savoir-faire architectural de l’Égypte antique ? Ni dans un ouvrage d’égyptologie, ni dans un plaidoyer pro domo sous la plume de tel ou tel inconditionnel de l’ultime Merveille du monde encore visible, mais bien dans un Cours d’archéologie sacrée, édité en 1851, “à l’usage des séminaires et de MM. les curés” ! Étonnant, non ? Surtout pour l’époque... même si le texte qui suit est extrait d’un chapitre intitulé “Monuments païens”.
Son auteur, l’abbé Léon-Nicolas Godard (1825-1863), enseignait l’histoire sainte et l’archéologie au séminaire de Langres (Haute-Marne). Il avait reçu une partie de son enseignement d’un élève de l’École Normale Supérieure et était passionné, semble-t-il, de culture méditerranéenne, ceci expliquant sans doute cela.


"Tempus edax, homo edacior"
Photo Marc Chartier

“L'Égypte conserve une multitude de monuments, témoins de son antique puissance. Si elle ne fut pas le berceau des arts et de l'industrie, cette contrée joue du moins un rôle initiateur vis-à-vis de plusieurs nations. La Grèce, comme la Judée, la reconnaît pour mère, et, s'il est vrai que Rome doit beaucoup à la Grèce, il faut aller sur les bords du Nil chercher une des sources primitives de la civilisation.
“On est toujours surpris, en approchant de la plupart des ruines égyptiennes, de ne leur point trouver ces marques de vétusté qui caractérisent dans nos climats les anciens édifices : les pierres n'en sont point usées, noircies , cassées; les joints n'en sont point éclatés ni ouverts; et, après un aussi grand laps de temps, les monuments conservent encore un air de nouveauté.” (1)
La principale cause en est dans la nature et le genre de construction aimés des Égyptiens : ils visaient par-dessus tout à la solidité. En outre , les influences atmosphériques ne sont pas aussi destructives en ce pays que dans nos climats, et la main de l'homme n'y a pas aidé la faux du temps, comme il arrive au sein des nations industrieuses ou souvent remuées par les bouleversements politiques : Tempus edax, homo edacior.
C'est ordinairement dans la nature au milieu de laquelle vit un peuple que l'on découvre l'origine de ses premières idées artistiques. Les familles qui arrivèrent d'abord à la vallée du Nil, apprirent de ses inondations annuelles à ne pas confier aux rives plates du fleuve des habitations qui auraient été emportées par ses flots. Elles creusèrent donc au flanc des montagnes des cavernes qui ont fait naître l'idée des speos ou sanctuaires souterrains. Plusieurs ont les dimensions et la disposition intérieure des temples isolés ; ils sont, comme eux, ornés de colonnes, de sculptures, de peintures et d'inscriptions. Les ouvrages troglodytiques communiquèrent aux autres monuments égyptiens leurs formes lourdes et leur caractère sombre. (...)
Les matériaux employés par les Égyptiens sont la brique procurée par le limon du Nil, un tuf assez tendre, la pierre calcaire et les granits. Le bois ne fut point en usage, le sol n'en produisant pas suffisamment. L'appareil des grands édifices est admirable : il consiste en blocs énormes, quadrangulaires, coupés nettement et polis. On suppose que les ouvriers avaient des instruments de bonne trempe et qu'ils effaçaient les aspérités de la pierre au moyen d'un sable dur et fin, selon que Pline le raconte. Pour transporter de pesants morceaux, le Nil servait de véhicule ; on voit aussi sur les bas-reliefs des chariots chargés et traînés soit par des bœufs, soit par des hommes. L'inclinaison prononcée des murailles est un de leurs traits caractéristiques. Chaque face prend la forme d'un trapèze. Le premier coup d'œil est étrange ; mais bientôt l'esprit s'y habitue et se repose en cette garantie de solidité. (...)
Les pyramides sont des monuments funéraires et religieux : nous ne pouvons nous dispenser de leur consacrer quelques lignes. L'Égypte conserve encore environ quarante pyramides, dont les plus fameuses sont celles de Ghizé, non loin de Memphis.
Voici la description succincte de la plus grande : sur le rocher qui sert de support ou de socle, s'élèvent deux cent trois assises qui donnent au monument 139 mètres de hauteur verticale sur une base de 230 mètres. Cette proportion fait que l'on n'apprécie bien cette élévation prodigieuse qu'en arrivant au pied du monument. Les assises sont en retraite l'une sur l'autre aux quatre faces, de façon à produire des gradins. Si l'on en croit Hérodote et selon des traditions d'époques diverses, un revêtement rendait plane la surface de chaque côté de la pyramide. Quelques débris sont invoqués à l'appui de cette opinion généralement admise aujourd'hui.
À quelle fin les pyramides ont-elles été construites ? En fouillant les couloirs et les salles ménagés à l'intérieur, on a découvert des sarcophages et des momies qui ne laissent plus de doute sur leur destination. Les hypothèses s'évanouissent désormais. D'après celles-ci, les pyramides étaient des greniers à blé, où les provisions se conservaient à l'abri du Nil. Suivant celles-là, elles furent bâties en l'honneur de la Divinité. Dupuis et d'autres observant l'orientation exacte de la grande pyramide et certains phénomènes qui se produisent par suite de sa position vers le trentième degré de latitude, en ont fait un méridien ou un monument astronomique, exprimant des symboles mythologiques.
En 1845, le capitaine Persigny prétendait qu'on les avait construites, au débouché des vallées, pour servir de rempart contre le simoun. (2)
Nous avons vu par le tabernacle et les vêtements pontificaux des Hébreux, que ce peuple avait appris en Égypte des arts difficiles et l'industrie de luxe. Si nous joignons à la Bible Homère, Hérodote, Strabon, Diodore ; si nous rapprochons du texte des plus vieux historiens les ruines que l'on contemple et que l'on recueille de nos jours, entre la chaîne libyque et la mer Rouge, le peuple des Pharaons et des Ptolémées se montre possesseur d'une foule de secrets et de procédés qui ne pâlissent point en face de la civilisation moderne. Les Égyptiens ont connu et associé l'architecture, la sculpture et la peinture. Ils ont appliqué les couleurs sur les substances les plus dures et sur les plus tendres ; ils les ont fixées profondément sur le granit et ont teint de merveilleux tissus. Les émaux colorés à l'aide d'oxydes métalliques, les feuilles d'or arrêtées sur le papyrus et le marbre, les métaux ciselés, les pierres fines gravées proclament hautement un génie fécond et inventif, de même que les édifices témoignent d'une puissance étonnante.
Nous ne craignons pas de l'affirmer, après cet exposé, nul peuple, sous le ciel, ne fut plus industrieux que les Égyptiens, et nul ne les a surpassés sous le rapport de la force physique et du grandiose. Sans doute, le travail de la raison et l'expérience perfectionnèrent les proportions, les lois de l'architecture et de la statuaire ; sans doute, il est des genres de beauté que les artistes égyptiens ne soupçonnèrent pas et qui furent révélés au monde par la Grèce et par le christianisme ; mais nous n'avons rien fait d'aussi éternel ni de plus gigantesque. Lorsque le voyageur aperçoit les villages bâtis sur la terrasse de temples que quarante siècles n'ont pas ébranlés, “l'illusion s'empare de son esprit, dit M. Jomard, et de si grands travaux paraissent à son imagination l'ouvrage d'un pouvoir surnaturel”. Il faut remarquer, toutefois, que les temples les plus considérables de l'Égypte, comme la plupart des vastes cathédrales du moyen-âge, ne sont pas d'un seul jet : on y reconnaît le résultat des efforts de plusieurs générations.”

(1) Lancret. Description de l’îe de Philœ
(2) Le mode de construction des pyramides a été aussi l'objet de beaucoup de fables. Pline, rapportant les opinions qui avaient cours de son temps (Hist. Liv. 36, c. 12.), dit qu'une montagne de nitre, amassée au fur et a mesure que l'ouvrage montait, servit d'échafaud, et que le Nil vint ensuite en débarrasser le monument ! Hérodote nous a laissé l'explication suivante : soit un noyau pyramidal ; on construit autour un vêtement en escalier ; puis, en commençant par le dessus, on remplit l'angle rentrant avec des morceaux prismatiques ; il ne fallait qu'une machine fort simple pour porter chaque pierre d'une assise à l'autre, d'un gradin à l'autre.


jeudi 28 octobre 2010

“C'est au soleil couchant qu'il faut voir les Pyramides“ (Gustave Flaubert - XIXe s.)

Décembre 1849 : Gustave Flaubert (1821-1880) est au Caire, en compagnie de Maxime Du Camp (note dans Pyramidales, consacrée à cet auteur)

“Le thème de l'Orient obsède Flaubert depuis sa jeunesse. On le trouve dès ses premières œuvres. C'est grâce à son ami Maxime Du Camp qu'il fait le grand voyage de sa vie (1849-1851). Rien de commun avec les voyages d'aujourd'hui : la croisière sur le Nil dure quatre mois et demi. Après six mois de préparatifs, les deux amis se rendent en Égypte, en Syrie-Palestine, et reviennent par la Grèce et l'Italie. Flaubert affirme "regarder sans songer à aucun livre", parce que, "quand on voit les choses dans un but, on ne voit qu'un côté des choses". Et pourtant, ce texte est un bel exemple de l'art de voir et de l'art d'écrire de Flaubert. Il ne cesse de penser à la peinture, à la couleur, au rendu de l'impression. Et il est lui-même un des éléments pittoresques de ses tableaux, bon vivant, jouisseur, ne se prenant pas au sérieux, mélancolique aussi, amer parfois.” (présentation du “Voyage en Orient”, sur le site fluctuat.net)

Le texte qui suit est extrait du récit que fit Flaubert de sa visite au site de Guizeh. Rien à voir avec une quelconque analyse technique des monuments, propre aux égyptologues. L’auteur se contente de noter ses impressions. Le style est souvent haché ; les notes sont consignées à la va-vite, comme pour ne rien oublier de l’instantané des sensations.

Certes, l’égyptologie “scientifique” n’y retrouve pas son compte. Elle n’y apprend rien. L’intérêt du texte est ailleurs, dans ce “ressenti” que tout un chacun, aujourd’hui encore, est à même d’éprouver, même s’il ne sait pas l’accompagner des mots qu’il faut. Avant que d’être un fantastique assemblage de pierres, ou plutôt parce qu’elles sont ainsi, nos chères pyramides ont l’avantage d’être belles. Tout simplement belles. Et cela aussi, il faut savoir le dire...

G. Flaubert (Wikimedia commons) 

“Giseh : Maison en terre comme à Latfèh, bois de palmiers. Deux roues hydrauliques, l'une est tournée par un bœuf, l'autre par un chameau.
Maintenant s'étend devant nous une immense prairie très verte, avec des carrés de terre noire, places récemment labourées et les dernières abandonnées par l'inondation, qui se détachent comme de l'encre de Chine sur le vert uni. Je pense à l'invocation à Isis “Salut, salut, terre noire d'Égypte”. La terre en Égypte est noire. Des buffles broutent ; de temps à autre, un ruisseau boueux, sans eau, où nos chevaux enfoncent dans la vase jusqu'au genou, bientôt nous traversons de grandes flaques d'eau ou des ruisseaux.
Vers trois heures et demie, nous touchons presque au désert, où les trois Pyramides se dressent. Je n'y tiens plus et lance mon cheval qui part au grand galop, pataugeant dans le marais. Maxime, deux minutes après, m'imite. Course furieuse. Je pousse des cris malgré moi, nous gravissons dans un tourbillon jusqu'au Sphinx. Au commencement, nos Arabes nous suivaient en criant «σϕiγξ, σϕiγξ, oh ! oh ! oh !”; il grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève.
Vue du sphinx Abou-el-Houl (le père de la terreur). Le sable, les Pyramides, le Sphinx, tout gris et noyé dans un grand ton rose ; le ciel est tout bleu, les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des Pyramides. Nous nous arrêtons devant le Sphinx, il nous regarde d'une façon terrifiante ; Maxime est tout pâle, j'ai peur que la tête ne me tourne et je tâche de dominer mon émotion. Nous repartons à fond de train, fous, emportés au milieu des pierres ; nous faisons le tour des Pyramides, à leur pied même, au pas. Les bagages tardent à venir, la nuit tombe.
On dresse la tente (...).
Dîner. Effet de la petite lanterne en toile blanche suspendue au mât de la tente. Nos armes sont croisées sur les bâtons, les Arabes sont assis en rond autour de leur feu, ou dorment enveloppés de leurs couvertures dans des fossés qu'ils creusent dans le sable avec leurs mains ; ils sont couchés là comme des cadavres dans leur linceul. Je m'endors dans ma pelisse, savourant toutes ces choses ; les Arabes chantent un canzone monotone, j'en entends un qui raconte une histoire voilà la vie du désert.
À deux heures, Joseph nous réveille croyant que c'est le jour, ce n'était qu'un nuage blanc en face, à l'horizon, et les Arabes avaient pris Sirius pour Vénus. Je fume une pipe à la belle étoile, regardant le ciel; un chacal hurle.
Ascension. Levé à cinq heures le premier, je fais ma toilette devant la tente, dans le seau de toile. Nous entendons quelques cris de chacal.
Montée de la Grande Pyramide, celle de droite (Chéops). Les pierres, qui, à deux cents pas de distance, semblent grandes comme des pavés, n'en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut ; généralement elles vous viennent à la poitrine. Nous montons par l'angle de gauche (celui qui regarde la Pyramide de Chéphren) ; les Arabes me poussent, me tirent, je n'en peux plus, c'est désespérant d'éreintement. Je m'arrête cinq ou six fois en route, Maxime est parti devant et va vite. Enfin j'arrive en haut.
Nous attendons le lever du soleil une bonne demi-heure.
[Le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre océan d'un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesques de galon. En résumé, trois couleurs, un immense vert à mes pieds au premier plan, le ciel blond rouge, vermeil usé ; derrière et à droite, étendue mamelonnée d'un ton roussi et chatoyant, minarets du Caire, canges qui passent au loin, touffes de palmiers.]
Enfin le ciel a une bande d'orange du côté où va se lever le soleil. Tout ce qui est entre l'horizon et nous est tout blanc et semble un océan ; cela se retire et monte. Le soleil, paraît-il, va vite et monte par-dessus les nuages oblongs qui semblent du duvet d'un flou inexprimable ; les arbres des bouquets de village (Giseh, Matarieh, Bédrachein, etc.) semblent dans le ciel même, car toute la perspective se trouve perpendiculaire, comme je l'ai déjà vue une fois du port de la Picade dans les Pyrénées ; derrière nous, quand nous nous retournons, c'est le désert, vagues de sable violettes : c'est un océan violet.
Le jour augmente, il y a deux choses : le désert sec derrière nous, et devant nous une immense verdure charmante, sillonnée de canaux infinis, tachetée çà et là de touffes de palmiers ; puis au fond, un peu sur la gauche, les minarets du Caire et surtout la mosquée de Méhémet-Ali (imitant celle de Sainte-Sophie) dominant les autres. (...) Descente facile par l'angle opposé.
Intérieur de la Grande Pyramide. Après le déjeuner nous visitons l'intérieur de la Pyramide. Elle s'ouvre du côté Nord, couloir tout uni (comme un égout) dans lequel on descend ; couloir qui remonte ; nous glissons sur les crottes de chauves-souris. Il semble que ces couloirs aient été faits pour y laisser doucement glisser des cercueils disproportionnés. Avant la chambre du roi, corridor plus large avec de grandes rainures longitudinales dans la pierre, comme si on y avait baissé quelque herse. Chambre du roi, tout granit en pierres énormes, sarcophage vide au fond. Chambre de la reine, plus petite, même forme carrée, communiquant probablement avec la chambre du roi.
En sortant à quatre pattes d'un couloir, nous rencontrons des Anglais qui veulent y entrer, et tous dans la même posture que nous ; nous échangeons des politesses et chacun suit sa route.

Pyramide de Chéphren. On ne monte pas dessus, si ce n'est Abdallah. “Abdallah cinq minutes montir.” À l'extrémité son revêtement subsiste encore, blanchi par les fientes d'oiseaux.
Intérieur. Chambre de Belzoni. Au fond un sarcophage vide. Belzoni n'y a rien trouvé que quelques ossements de bœuf, c'était peut-être ceux d'Apis. Sous le nom de Belzoni, et non moins gros, est celui de M. Just de Chasseloup-Laubat. (1) On est irrité par la quantité de noms d'imbéciles écrits partout en haut de la Grande Pyramide : il y a un Buffard, 79, rue Saint-Martin, fabricant de papiers peints, en lettres noires ; un Anglais enthousiaste, a écrit Jenny Lind (2) ; de plus, une poire représentant Louis-Philippe (presque tous noms modernes), et le jeu arabe, parallélogramme garni de petits trous ; on met de petits cailloux dans les trous, c'est un calcul.

Pyramide de Rhodopis. Il y a dedans plus de chauves-souris que dans les autres ; leur petit cri aigre interrompt le silence de ces demeures cachées. Une chambre effondrée ; était-ce là que gîtait Rhodopis ? Le plafond est ainsi fait : deux pierres convexes se touchant font une ogive très élargie.
Non loin, par des couloirs, on communique à une autre chambre contenant des cellules latérales, à momies ; il y a six cellules, deux au fond et quatre sur le côté droit.

Hypogée, derrière la Grande Pyramide. Sur les murs, en demi-relief, prêtres, sacrifices d'animaux, joutes navales ; une vache vêlant, le veau est tiré par un homme. Le couloir est voûté, mais c'est une seule pierre convexe qui fait la voûte.

Sphinx. Nous fumons une pipe par terre sur le sable en le considérant. Ses yeux semblent encore pleins de vie, le côté gauche est blanchi par les fientes d'oiseaux (la calotte de la Pyramide de Chéphren en a ainsi de grandes taches longues), il est juste tourné vers le soleil levant, sa tête est grise, oreilles fort grandes et écartées comme un nègre, son cou est usé et rétréci ; devant sa poitrine un grand trou dans le sable, qui le dégage ; [le nez absent ajoute à la ressemblance en le faisant camard. Au reste il était certainement éthiopien; les lèvres sont épaisses.] (...)

Dimanche. Matinée froide passée à la photographie ; je pose en haut de la Pyramide qui est à l'angle S.-E. de la grande. (...)
Promenade à cheval dans le désert l'après-midi. Nous passons entre la première et la seconde Pyramide, nous arrivons bientôt devant une allée de sable, faite comme par un seul grand coup de vent. Grandes places de pierres qui semblent de la lave. Temps de galop, essai de nos cornets, silence. Il nous semble que nous sommes sur une grève marine et que nous allons bientôt voir les flots ; nos moustaches sont salées, le vent est âpre et fortifiant ; des traces de chacal, des pas de chameau à demi effacés par le vent. En haut de chaque colline on s'attend à découvrir quelque chose de nouveau et l'on ne découvre que toujours le désert.
Nous revenons ; le soleil se couche. La verte Égypte au fond ; à gauche, pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige : les premiers plans sont tout violets ; les cailloux brillent, [baignés littéralement dans de la couleur violette ; on dirait que c'est une de ces eaux si transparentes qu'on ne les voit pas, et les cailloux entourés de cette lumière, glacée sur elle, ont l'air métallique et brillant]. Un chacal court et fuit à droite. On les entend glapir à l'approche de la nuit.
Retour à la tente, en passant au pied de la Pyramide de Chéphren, qui me paraît démesurée et tout à pic; ça a l'air d'une falaise, de quelque chose de la nature, d'une montagne qui serait faite comme cela, de je ne sais quoi de terrible qui va vous écraser. C'est au soleil couchant qu'il faut voir les Pyramides.“

(1) Probablement Justin de Chasseloup-Laubat (1805-1873) qui était député sous la monarchie de Juillet.
(2) Nom d'une cantatrice célèbre.

Source : Gallica

mercredi 27 octobre 2010

Cagliostro, ou les rêveries d’un “pyramidologue” (presque) solitaire


Cagliostro (Wikimedia commons)


Le texte qui suit est une parenthèse dans l’inventaire de ce blog. Sérieux, trop sérieux, s’abstenir !
On le doit à un Italien, un aventurier de première : Giuseppe (Joseph) Balsamo, dit Alessandro, qui préférait accoler à son nom, entre divers titres possibles, le pseudonyme de comte de Cagliostro (1743-1795).
Une vie, pour le peu que l’on en sache, rocambolesque... et cet écrit qui ne l’est pas moins.
Un personnage fantasque, qui s’était autoproclamé immortel et faisait profession de magie et de sorcellerie.
Donc, faut-il le répéter ? - rien de sérieux à attendre des extraits que j’ai empruntés ici aux Confessions du Conte de C****, avec l’histoire de ses voyages en Russie, Turquie, Italie et dans les Pyramides d’Égypte, 1787.
Dans une sorte de rêve fantasmagorique, l’auteur nous entraîne à sa suite pour une visite de “la plus haute” des étonnantes pyramides. Sans doute quelque chose comme la pyramide de Khéops. Mais, à l’évidence, vous la reconnaîtrez pas, car les chemins de Cagliostro ne sont pas les nôtres, et ce qu’il dit y voir nous demeure étrange, mystérieux, cocasse, surréaliste, farfelu. En guise de préambule à ce que l’on appellera un itinéraire vers l’inconnu, un jeu de piste, ou plus franchement une farce, l’auteur ne nous laisse pas sur le bord du chemin. La preuve : il se fait notre guide et nous donne à consulter la carte à suivre, un peu comme le mode d’emploi de “sa” pyramide.
Rêvons donc un peu à notre tour. L’égyptologie, la vraie, n’a rien à craindre. Ce n’est pas la première - ni la dernière - rêverie à laquelle elle doive faire face !


Représentation du marbre incrusté d’hiéroglyphes,
 trouvé dans la plus grande des pyramides
“Montez cet escalier. Entrez avec prudence et armés. Prenez la descente. Entrez et descendez dans le puits hardiment. Prenez le chemin au milieu duquel est une porte. Des trois issues, choisissez celle où il fait chaud. Creusez la terre ici. Prenez la clef, et entrez par la porte qu'elle ouvre. Plan de défilé à suivre. Porte. Puits à descendre. Autre plan de défilé. Pièce à cinq issues. Prendre celle ouverte. Prudence. Armes prêtes. Béquilles. Chemin glissant. Se préserver des vapeurs en se bouchant le nez. Plan de défilé. Porte à choisir. Autre plan de défilé. Choisir le chemin aux arbustes. Vaste pièce. Sentier à suivre pour en trouver l’issue. Défilé. Puits à descendre. Porte à ouvrir. Prudence. Chemin indiqué. Armes prêtes. Porte à choisir. Défilé. Préférer le chemin aux arbustes. Autre défilé à deux portes. Prendre celle qui conduit à une pièce ronde. Couvrez-vous la tête. Passez rapidement. Vaste pièce. Choisir la porte à la flèche. Place de chemin. Au bout. Pierre qui cache des degrés. Dernier défilé qui mène au but.”

“Nous voici enfin arrivés près de ces fameuses et étonnantes Pyramides : la plus haute fut celle que nous choisîmes pour faire nos observations. Munis de tout ce que la prudence humaine peut suggérer, afin de les parcourir avec fruit et sûreté, nous avançâmes impatiemment vers son entrée ; nous avions un plan exact de tout son intérieur : après avoir vu ce que d'autres avaient observés avant nous, nous nous regardâmes tristement, Van-Derberg et moi, comme des hommes dont l’avide curiosité n'était rien moins que satisfaite ; nos regards se promenaient avec inquiétude autour de nous. Est-il possible, dis-je à M. Van-Derberg, que nous ayons tout vu ? Je ne puis le penser, répondit-il, il faut redoubler de courage dans nos recherches : elles ne seront pas toujours vaines. À ces mots, il prit un flambeau des mains de Marcel, j'en fis autant de celles de Mérode, et les ayant allumés, nous nous mîmes à parcourir des yeux toutes les surfaces. La patience commençait à nous échapper, et l'activité faiblissait, quand nous aperçûmes un marbre incrusté d'hiéroglyphes dont la première figure me parut avoir un sens qui me frappa.
Dans les plus grandes difficultés, lorsque l'on tient un fil, il ne s'agit que de le suivre avec discernement, et il ne peut manquer de nous mener à leur solution. Comme tous les murs étaient marqués de figures, nous y faisions peu d'attention ; et nous aurions infailliblement passé légèrement sur celles du marbre comme sur les autres, sans cet oiseau, première de ces figures, dont l'attitude me parut avoir une expression que je fus curieux d'approfondir.
Cet oiseau avec sa patte levée ; son bec tourné dans un sens, ne voudrait-il pas dire : montez de ce côté ? Mais non, me dit M.Van-Derberg, nous ne voyons aucune trace de montée ni d'escalier. Ici je donnai quelques coups de la pomme de ma canne sur le marbre, et, l'entendant résonner, je ne doutai point qu'il n'y eût du vide derrière ; M. Van-Derberg fut aussi de cet avis, et nos domestiques ayant saisi notre intention, en deux minutes, le marbre fut enlevé, et nous laissa voir un escalier pratiqué dans le mur.
Alors j'examinai le second hiéroglyphe, et voyant un escalier dont le nombre de marches était le même que celui que nous voyions, je ne doutai pas qu'en saisissant de même le sens des autres figures, nous ne vinssions à bout de mettre à fin l'aventure la plus singulière, dont la curiosité humaine puisse se faire une idée.
En conséquence, je copiai fidèlement toutes les figures du marbre ; après quoi nous montâmes l’escalier découvert, précédés par nos domestiques.
À peine avaient-ils fait quelques pas, qu'ils reculèrent de frayeur, en se précipitant vers l’escalier, et nous y entraînant nous-mêmes ; les mots de serpent qu'ils prononçaient nous firent connaître la cause de leur épouvante. Je regardai ici ma table hiéroglyphique ; y ayant vu un œil et un sabre, nous comprîmes qu'on ne pouvait passer cette pièce, sans prudence et sans armes. Alors nous étant mis en défense, et nos braves serviteurs étant revenus de leur effroi, Mérode, à la tête, qui, dans son enfance, avait combattu les sortes d'animaux qu'il venait de voir, nous nous élançâmes dans cette première pièce, où notre présence excita parmi les plus furieux reptiles que l'œil de l'homme ait jamais pu envisager, des sifflements horribles. La tête du premier de ces monstres, qui s'élança sur nous, fut dans l'instant séparée de son corps, par l'adroit et brave Mérode ; je fis plusieurs tronçons du second qui vint à nous ; trois ou quatre autres, successivement furent sabrés. Il est à croire que l’instinct les détermina à s'éloigner ; car après cette exécution, le passage devint libre.
Nous nous jetâmes dans un défilé à pente douce ; et Mérode s'étant mis à l'arrière-garde dans le dessein de faire face à l'ennemi, nous suivîmes, pendant près d'une demie heure cet étroit passage, au bout duquel nous trouvâmes un souterrain, avec un escalier très rapide : il serait trop long de détailler les diverses épreuves par lesquelles nous passâmes ; le lecteur peut s'en faire une idée d'après la planche, mise et expliquée au commencement de cet ouvrage ; il suffira de dire que nous suivîmes de point en point le sens et l'ordre de ses figures.
Après avoir en dernier lieu rampé quelques minutes, avec un courage que ni la moiteur du terrain, ni l'appréhension des reptiles venimeux, n'affaiblissait, nous parvînmes à une pièce spacieuse et brillante de tous les feux du prisme le plus pur ; notre vue en fut soudain accablée ; peu à peu ce sens si délicat reprit en nous toute sa force, et notre âme alors fut toute en lui.
Que l’on se figure, mais pourra-t-on se figurer, le spectacle ravissant de mille arcs-en-ciel, se croisant en tous sens et variant leurs couleurs étincelantes à chaque mouvement que nous faisions ? Ce prodige de cristallisations ne peut être imaginé que par nous qui l'avons vu. Mais l'homme n'a reçu du ciel qu'une somme de moyens pour sentir ; épuisée, il n'est plus qu'une combinaison passive des éléments. C'est ce que nous éprouvâmes : éblouis, transportés, notre âme fut bientôt dans un état d'ivresse qu'elle ne pouvait plus soutenir ; nous sentîmes nos genoux fléchir ; un lit de mousse légère se trouvant sous nos pas, nous nous y laissâmes tomber sans dessein, et le sommeil vint nous surprendre avant que nous nous fussions dit une seule parole. (...)
Je crois que mon existence est un vrai songe dont la mort sera le seul réveil ; quelquefois je pense que tout ce que j'ai vu n'a été que l'illusion du sommeil.”

mardi 26 octobre 2010

Selon Michel Barsoum, une “petite partie” seulement de la Grande Pyramide (20 %) a été construite en pierres de synthèse

On sait le séisme causé dans le monde de la “pyramidologie” par la théorie de Joseph Davidovits sur la construction des pyramides égyptiennes en pierres de synthèse ré-agglomérées (pierres calcaires naturelles fabriquées comme du béton, puis moulées). Voir présentation de cette théorie dans Pyramidales.
Cette hypothèse, évidemment présentée comme une certitude scientifique par son auteur, a reçu le soutien d’autres défenseurs, avec toutefois quelques nuances.
C’est le cas notamment du Dr. Michel Barsoum, professeur à l’Université Drexel de Philadelphie (USA), qui se différencie de Davidovits sur un point essentiel : alors que, pour ce dernier, la totalité de la pyramide de Khéops a été construite en pierres de synthèse (“béton”) coulées sur place, pour Michel Barsoum, seule une partie de la pyramide a été édifiée selon cette technique, l’autre partie ayant été construite avec des pierres extraites de carrières et taillées avant d’être mises en place.
Voir le schéma ci-dessous que j’ai reconstitué à partir d’une illustration de l’auteur.




Pour étayer sa théorie, Michel Barsoum part de :
- l’observation visuelle de la pyramide ;
- l’analyse d’échantillons prélevés sur place (voir le résultat des analyses réalisées par l’Onera) ;
- l’observation faite de la présence d’une très grande quantité d’eau à l’intérieur de la Grande Pyramide (quantité estimée à 100 millions de gallons par le Stanford Research Institute, suite à des sondages électromagnétiques effectués en 1975 sur la pyramide) ;
- du constat fait en 820 par le calife Al-Ma’moun, lorsqu’il pénétra à l’intérieur de la pyramide, de la présence de traces de sel, dues à l’humidité et à la porosité des blocs observés (alors que le calcaire du plateau de Guizeh est extrêmement sec).
En complément de cette analyse, présentée comme une “théorie plausible”, Michel Barsoum induit qu’une rampe extérieure a été nécessaire aux bâtisseurs de la pyramide, probablement jusqu’à mi-hauteur de l’édifice.
Puis il s’empresse d’ajouter qu’en dépit des apports de sa théorie, des zones d’ombre demeurent : “How the 70 ton granite beams spanning the ceiling of the King’s chamber were carved - with nothing harder than copper - is a true mystery. How these massive 70 ton beams were hauled into place halfway up the Great Pyramid is also a great unsolved mystery.”

Sources :
Résumé de la théorie de M. Barsoum
Journal of the American Ceramic Society

lundi 25 octobre 2010

“Historiquement, l'idée de la pyramide est née de l'essai de superposition de plusieurs mastabas, pour un effet architectural” (Étienne Drioton -XXe s.)

À l’occasion d’une visite au site de Guizeh de Son Altesse impériale le Prince héritier d’Iran, le chanoine Étienne Drioton (1889-1961), directeur général du Service des Antiquités de l'Égypte, a rédigé une plaquette sous le titre Le Sphinx et les pyramides de Giza (1939).
Dans les quelques extraits que j’ai choisis ici, on remarquera plus particulièrement les affirmations de l’auteur concernant les trois chambres de la Grande Pyramide, qui, selon lui, révèlent des changements successifs apportés par l’architecte dans le plan de l’édifice. Cette opinion, on le sait, ne fait pas l’unanimité parmi les égyptologues.





E. Drioton
"A côté, et immédiatement au sud, du temple ruiné situé en avant du Sphinx, un édifice moins détruit retient l'attention. On a pris l'habitude de l'appeler, à cause de son voisinage, le «Temple du Sphinx ». En fait c'est le temple d'accueil de la seconde Pyramide, en quelque sorte sa porterie au niveau de la vallée du Nil. Une chaussée droite s'en détache à l'arrière et se dirige, en escaladant le plateau en oblique, vers la Pyramide de Chéphren. On en suit facilement le tracé aplani, vierge aujourd'hui de toute superstructure. Cette voie ascendante se perd dans un massif de ruines, celles du temple funéraire adossé à la pyramide. Cette dernière met le terme à l'ensemble par sa gigantesque masse triangulaire.
[Les pyramides] n'étaient (…) pas, comme on se l'imagine trop communément, des blocs erratiques posés sur le désert. Mais, au-dessus d'un temple ouvert au culte des vivants, à l'extrémité d'une longue montée qui traversait le champ des morts, après un temple d'en-haut où les rites les plus saints étaient célébrés, elles se présentaient comme la montagne éternelle qui conservait jalousement, et protégeait par sa masse pour les siècles des siècles, le corps du dieu qu'était le pharaon, aux abords de cette immensité insondable du désert occidental où le soleil se couchait chaque soir. Les noms qu'elles portaient dans l'antiquité, «l'Horizon de Chéops», «Chéphren est grand», «Mycérinus est divin», définissent cette apothéose.
De plus, dans la symbolique solaire qui a pénétré l'architecture funéraire de la IVe dynastie, la silhouette des pyramides représentait une goutte triangulaire de lumière, la dernière, figée sur terre, d'une chaîne immatérielle et invisible de triangles semblables qui remontait jusqu'au soleil, et par laquelle l'esprit du roi pouvait s'élever jusqu'au ciel. (...)




À quelle époque ce travail gigantesque [la construction du Sphinx] a-t-il été accompli ? On ne sait encore rien d'absolument sûr à ce sujet. Il paraît pourtant évident que le Sphinx est antérieur à la construction de la Pyramide de Chéphren (vers 2650 av. J.-C.) , puisque le temple d'accès de cette pyramide est déporté vers le sud par rapport à l'axe normal, occupé par le Sphinx. Par ailleurs la plate-forme sur laquelle est posé le Sphinx est établie en contre-bas dans une cuve creusée de trois côtés dans le roc vif, exactement comme l'assiette de la seconde Pyramide. Cette similitude de procédé peut indiquer une identité d'architecte. Il faudrait en conclure que Chéphren, ayant jeté son dévolu sur cette partie du désert pour y établir sa nécropole au sommet de la vallée montante qui donne accès au plateau, aurait trouvé en son milieu un sanctuaire antique où l'on adorait, en relation avec un grand rocher, le génie du lieu. Il aurait d'abord bâti à ce dieu un nouveau temple, et sculpté dans le rocher son image colossale, pour qu'elle veillât à jamais sur son propre repos. (…)
La nudité de ces parois [celles du temple jouxtant le Sphinx] reflète, croit-on, une philosophie religieuse de la royauté propre à l'apogée de l'Ancien Empire. Elle a son correspondant dans la nudité absolue des couloirs et de la chambre sépulcrale des pyramides de cette époque, alors que sous les dynasties suivantes couloir et chambre sont couverts de textes magiques, propres à assurer la protection du roi et ses destinées outre-tombe. Sous la IVe dynastie, le roi n'a cure d'un pareil service : c'est de droit divin qu'il accède à l'apothéose après sa mort ; il est dieu sans restriction dans l'autre monde comme ici bas. Plus tard, après l'affaiblissement de la royauté, il aura de nouveau recours aux formules héritées des temps passés. Pour l'instant il est Dieu, et cela suffit à tout. (…)
Historiquement, l'idée de la pyramide est née de l'essai de superposition de plusieurs mastabas, pour un effet architectural. (...)
Les plus grandes et les plus fameuses des pyramides sont celles de Giza : celle de Chéops, bien qu'épointée, mesure encore 137 mètres de hauteur, celle de Chéphren,135 m.50, et celle de Mycérinus 66. Toutes sont pleines, à part, pour la grande Pyramide, quelques espaces de
décharge dans la construction, et elles ne renferment que le caveau funéraire du roi avec son corridor d'accès. L'entrée de celui-ci, obstrué définitivement, après l'achèvement de la
pyramide par le revêtement de calcaire, se trouve sur la face nord.
Le fait que la grande Pyramide comporte trois chambres intérieures, à des étages différents, ne doit pas faire illusion : il ne s’agit pas d'un tombeau de famille. Cette pluralité correspond à des changements successifs dans les plans de l'architecte qui, au cours même du travail, a agrandi son œuvre et remonté en conséquence le caveau central, abandonnant par deux fois les projets précédents en voie d'exécution. (...)"


Pour le texte intégral de cette plaquette : gizapyramids

samedi 23 octobre 2010

“Les Égyptiens n’ont jamais taillé une pierre sans y loger une idée” (Édouard Schuré - XIXe s.)

Dans un article intitulé “Sanctuaires d’Orient - L’Égypte ancienne : son symbolisme et sa religion”, publié dans la Revue des deux mondes en 1895, l’écrivain, philosophe et musicologue français Édouard Schuré (1841-1929) relate sa visite au plateau de Guizeh.
Le récit prend par moments des allures d’exploit sportif : pénétrer au coeur de la Grande Pyramide, ça se mérite ! Mais l’auteur n’en oublie pas pour autant de livrer les réflexions, plus philosophiques que techniques, que lui inspire son parcours au sein de la “montagne en pierres de taille”, à partir du principe, dont on appréciera le bon sens, que “toute forme architecturale exprime une pensée”.
E. Schuré (Wikimedia commons)

“La tradition antique et moderne a fait instinctivement de la Pyramide et du Sphinx les symboles de l'Égypte. Ce sont ses armes parlantes dans la mêlée des religions. Aujourd’hui que cette civilisation a disparu depuis près de deux mille ans, ces monuments la représentent et la résument encore à tous les yeux comme les signes mystérieux et sûrs d'une idéographie universelle. Ces deux symboles sont, à vrai dire, le point de départ et la synthèse primitive de la religion égyptienne. En y joignant un troisième emblème, le disque ailé du soleil, nous aurons serré en un faisceau les clefs de l'Égypte sacrée. Comme pour mieux nous prouver que ce sont des signes essentiels et très anciens, leur trinité grandiose se présente à nous en un groupe saisissant, taillé en traits gigantesques, au seuil du désert, sur le plateau rocheux de Gizèh, là même où l'on a trouvé les plus vieilles inscriptions de l'ancien empire et des premières dynasties.

Elles règnent encore sur le pays et de loin elles hantent l'habitant comme voyageur, les vieilles pyramides de la chaîne libyque, marquant les nécropoles de Zaouyet-el-Aryan, d'Abousir, de Sakkara et de Daschour. De la crête poudreuse du Mokkatam comme des quais populeux de la ville, de la pointe de l’île de Raoudah comme de la dahabièh qui remonte le fleuve, on les aperçoit noires, jaunes ou pourpres, selon l'heure du jour, mais immuables dans leur forme triangulaire, sentinelles de pierre montrant le chemin de la haute Égypte. Vues du port du vieux Caire, celles de Gizèh ressemblent à trois tentes étagées en coulisse, l'une derrière l’autre. Mais on passe le magnifique et vaste pont en fil de fer de Kasr-el-Nil et les superbes allées de sycomores de Guéziréh ; on traverse l'autre bras du fleuve et l'on s’engage sur la grande chaussée plantée d'acacias qui s'en va droit sur la pyramide de Chéops. Celle-ci commence à grandir, cachant presque ses soeurs rivales dérobées derrière elle. Les marchés de fellahs, qui animent les bords de la chaussée avec leurs ânes, leurs tas d'oranges et de cannes à sucre, ont disparu. On ne voit plus des deux côtés que l'immense plaine verte et germinante ; terre fertile d'alluvion, si vaste, si uniforme, que fleuves, canaux, villages et jardins s'y confondent et s'y noient sous la royauté de la grande ligne horizontale. Mais devant nous, entre les feuillages touffus des arbres, se lève démesurément le colossal mausolée. Brusquement la verdure cesse, et la pyramide se dresse seule, libre, imposante dans le ciel clair, sur le plateau nu où monte un chemin de sable blanc. (...)

Nous voici au pied de la montagne en pierres de taille. L'escalier gigantesque émerge royalement des vagues sablonneuses du désert labouré et bouleversé par le vent. Trois Bédouins vous appréhendent au corps, vous hissent de bloc en bloc : et l'on grimpe essoufflé, mais enlevé malgré soi, comme un ballot par un treuil, sur ces marches qui ont environ un mètre de hauteur. De la petite plate-forme du sommet, l'œil redescend, non sans vertige, les degrés de la pyramide qui recouvrirait comme une cloche Saint-Pierre de Home, et dont les blocs alignés feraient, dit-on, le tour de la France. (...)

Pas un brin d'herbe, pas un arbuste : à perte de vue, des pyramides, des tombeaux, des ossements qui blanchissent. On est saisi par le frisson du temps destructeur. Mais un sentiment d'orgueil lui succède, car l'homme a su donner à ces monuments funéraires un caractère d'éternité qui semble défier le temps et la mort elle-même. Chrétiens, barbares, Mamlouks, Arabes, Bédouins, archéologues, tous ont bêché et fouillé ces mausolées magnifiques. Ils ont à peine écorché leur surface : leur masse, leur forme, leur pensée est intacte. “Le temps, a-t-on dit, se moque des choses et les pyramides se moquent du temps.”

L'ascension et la descente de la grande Pyramide suffisent pour rompre les genoux du voyageur, mais ce n'est que la moitié de l'épreuve et la moins dure, car il s'agit maintenant de pénétrer dans les flancs du monstre jusqu'au tombeau de Chéops. On sait avec quel art le pharaon réussit à barricader et à cacher sa demeure suprême. Non seulement l’entrée du tombeau était masquée par la surface uniforme du revêtement de granit, le couloir descendant était destiné à dérouter les futurs profanateurs, car il aboutissait à une fausse chambre inachevée et en cul-de-sac.

Le vrai couloir, conduisant au centre de l’édifice et au sarcophage du roi, avait été muré par un bloc de granit engagé dans la voûte du couloir descendant. Pour découvrir le premier, le colonel Wyse dut se creuser un chemin vertical à travers la maçonnerie. Il pénétra ainsi dans la grande galerie ascendante. Encore trouva-t-il la chambre du sarcophage barrée par une plaque et quatre herses de granit qui en défendaient le vestibule. Ainsi fut découverte la haute chambre funéraire du pharaon Khoufou, de la IVe dynastie, vivant environ quatre mille ans avant notre ère. Dans son sarcophage vide, on ne trouva qu'un peu de terre.

Aujourd'hui cette exploration est plus aisée, mais l'effort qu'elle exige est toujours pénible. Un trou noir s'ouvre à la dix-huitième assise de l'escalier géant, à quarante-cinq mètres au-dessus du sol. Il est protégé par un fronton composé de deux énormes quartiers de roc formant un angle obtus. Le couloir n'ayant qu'un mètre de haut, on n'entre qu'en se baissant. Telles sont les fourches caudines de ce tombeau royal. À peine quelques entailles grossières dans la déclivité perfide des dalles luisantes. On glisse, on tombe, on avance en rampant, Enfin on roule dans une sorte de puits ténébreux. Plus de jour dans ce trou mal éclairé par les pauvres.chandelles vacillantes que l'on tient en trébuchant.

Beaucoup de voyageurs parvenus à ce point perdent courage et s'en retournent haletants, la tête congestionnée, vers l'issue où brille la lumière libératrice. Mais qui veut atteindre le cœur de la pyramide doit ramasser maintenant toutes ses forces. Il faut grimper et se tordre par une sorte de spirale pour gagner le couloir ascendant. Là, on avance le dos courbé, on recommence à ramper dans les ténèbres avec son lumignon. Une chaleur oppressante vous prend à la gorge; elle augmente à chaque pas, on étouffe. Il semble que la maçonnerie compacte de la pyramide vous pèse sur la poitrine et va vous écraser. Tout à coup le couloir s'élève. Un fil d'aluminium allumé éclaire une galerie majestueuse, haute de huit mètres dont les assises supérieures s'avancent en encorbellement. On respire, et l'on pourrait se croire à l'entrée d'un temple magnifique s'il y avait des marches taillées dans cette pente glissante. Mais ce ne sont que de légères entailles à la distance d’un mètre et l'on avance à grand'peine, avec des chutes fréquentes à moins de se faire soutenir par les Bédouins qui grimpent comme des chats dans ce corridor fantastique. Les pierres sans ciment sont si merveilleusement ajustées qu'on ne passerait pas une aiguille entre elles et que toutes les surfaces luisent comme des glaces.

Enfin le chemin s'aplanit, on traverse le vestibule et on pénètre dans le caveau royal, long de dix mètres sur cinq de haut et de large. II est entièrement nu. Pas une figure, pas une inscription sur les murs. Un sarcophage vide et mutilé, sans couvercle. La mort sans phrase. Ce refuge contre la destruction devient ainsi le plus éloquent symbole du néant de toute matière et de toute chose visible. Deux soupiraux obliques, ménagés dans l'épaisseur de la pyramide, aèrent la chambre funéraire. L'un est exactement orienté sur l'étoile polaire.

Ce mausolée monstre, considéré à juste titre par les Grecs comme une des merveilles du monde, suppose une science architecturale de premier ordre. « Personne ne peut examiner l'intérieur de la pyramide, dit Fergusson, sans être frappé d'étonnement par l'admirable habileté mécanique qui a été déployée dans sa construction. Les immenses blocs de granit apportés d'Assouan à une distance de cinq cents milles, polis comme du verre et façonnés de telle sorte qu'on peut à peine découvrir leurs interstices ! Rien n’est plus merveilleux que l'extraordinaire quantité de science mise en œuvre dans la construction des chambres de support, au-dessus du plafond de la chambre principale, dans l'alignement des galeries en pente, dans la sage disposition des couloirs du vestibule et dans l'accord de toutes les parties de l'édifice. Elles sont toutes exécutées avec une telle précision que, malgré l'immense poids de l’ensemble, pas une pierre n‘a cédé d'un pouce. Jamais, depuis ce jour, rien de plus parfait n'a été construit au point de vue mécanique. »

Photo Marc Chartier


Voilà pour la puissance d'exécution. Mais toute forme architecturale exprime une pensée. Les Égyptiens sont les premiers et les plus forts symbolistes du monde. Ils n'ont jamais taillé une pierre sans y loger une idée. Ce monument qui résume leur génie et leur religion demeure énigmatique au premier abord. Toutefois, sa forme éveille sur-le-champ l'idée de l'Immuable et de l’Éternel dans sa formidable abstraction. Ce n'est pas l’image du Dieu vivant, mais la figure géométrique de la Loi, le pentaèdre de l'Absolu. Quant à l’intérieur, il déroute, il accable. Cette descente dans le noir, cette remontée laborieuse aboutissant à un caveau, quelle image condensée de la vie humaine, de cette poussée douloureuse au cœur du mystère qui semble finir au tombeau, dans la chambre du néant !”


Source : Gallica

vendredi 22 octobre 2010

“Les pyramides étaient des oeuvres d’origine étrangère” (Élisée Reclus - XIXe-XXe s.)


E. Reclus, par Nadar


Dans son ouvrage L'homme et la terre (1905-1908), le géographe et militant anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) développe, avec une argumentation soutenue, que les pyramides égyptiennes furent des imitations des temples à degrés chaldéens, érigés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Il explique ensuite les raisons de la discontinuité dans l’architecture égyptienne lorsque les pharaons délaissèrent Memphis pour s’établir à Thèbes.
Un tel survol historique, sous la plume d’un écrivain libre-penseur, pourra surprendre par son non-conformisme. Quelle que soit sa “légitimité”, il devait prendre place dans l’inventaire de ce blog, ne serait-ce que pour provoquer une argumentation a contrario.


“Uniques parmi les tombes égyptiennes sont les étonnantes pyramides dont, pendant des milliers d’années, l’une resta le plus haut édifice élevé par les hommes et qui, par leur forme même, apparaissent indestructibles. “Peut-être ces gigantesques sarcophages, les monuments les plus anciens du monde, survivront-ils à tous les autres”, dit un auteur [Gustave Lebon] parlant avec quelque emphase de ces constructions qui ne furent point les premières, ayant été évidemment imitées des temples à degrés érigés sur les bords du Tigre et de l’Euphrate. Les générations qui se sont succédé depuis que ces énormes amas de pierres se dressent sur la ligne du désert libyen ne sont point revenues de la stupeur que leur ont causée ces prodigieux entassements, et des légendes obstinées font intervenir dans cette oeuvre tantôt les génies d’en haut, tantôt les démons d’en bas ; d’autre part, maints esprits d’élite, auxquels répugnait l’idée que pour le cadavre d’un seul homme on eût employé le travail de tout un peuple pendant des années, se sont refusé à voir de simples tombeaux dans les hautes masses des pyramides. On y a cherché des monuments d’ordre scientifique, témoignant des connaissances auxquelles les Égyptiens étaient parvenus, il y a des milliers d’années, à l’aurore de l’histoire.
Certes, les “pierres parlent” : elles disent que les constructeurs de la vallée du Nil pouvaient tailler leurs matériaux avec une étonnante précision et qu’ils avaient la solution de maint problème géométrique ; ils avaient aussi, comme leurs devanciers des fleuves chaldéens, des notions astronomiques fort étendues et savaient orienter leurs édifices ; mais on a voulu voir une signification plus haute dans les rapports que présentent entre elles les diverses parties des pyramides, surtout de la plus grande, la pyramide dite de Khéops ou de Khufu, d’après le roi qui la fit élever pour recevoir son corps.
D’abord on a considéré ce monument comme un résumé de la science géodésique, chacune de ses dimensions, de ses arêtes, de ses divisions et subdivisions devant correspondre à des fractions simples de diamètre équatorial.
On a également prétendu que la grande pyramide était une sorte d’écrin contenant le “secret du Nil” [Léon Mayou]. Tandis que la masse du peuple restait condamnée pendant des milliers d’ans à ignorer les sources du grand fleuve que les rois, siégeant majestueusement sur les trônes et les savants, pérorant sous les portiques, se succédaient en s’interrogeant sur les origines de l’eau sacrée, les prêtres se seraient transmis mystérieusement la carte figurée par la disposition des chambres ménagées dans les ténèbres de la pyramide : ici le grand lac auquel on donne aujourd’hui le nom de Nyanza, puis les lacs occidentaux et les autres traits hydrographiques du Nil supérieur, tels que les explorateurs modernes les ont redécouverts depuis le milieu du XIXe siècle.
Enfin des savants se sont imaginé que la grande pyramide et, dans une moindre mesure, les autres constructions du même genre, révélations directes d’en haut, donnaient une forme monumentale aux “vérités” religieuses. D’après l’astronome Piazzi Smyth, qui étudia pendant longtemps les pyramides égyptiennes, celle de Khéops est une “Bible de pierre” construite sous la direction de Melchisedec, un “testament” analogue à ceux qui furent dictés aux voyants et aux apôtres. On trouve non seulement le diamètre de la terre dans la lecture des dimensions des diverses parties, mais encore sa densité, la distance exacte du Soleil à la Terre et aux planètes, la longueur de l’année en jours et celle de la période précessionnelle en années ; on y lit aussi la date qui séparait la construction de la pyramide de la naissance de Jésus-Christ : 2170 ans, enfin une prophétie annonçant la venue du millenium pour l’année 1882. (...)




Toutefois, les diverses théories relatives à la signification mathématique, astronomique et religieuse des lignes, des arêtes, des plans et des diagonales de la grande pyramide, reposaient sur des mesures dont l’exactitude n’avait pas été suffisamment contrôlée et dont les meilleures présentaient des écarts d’un mètre ou davantage.
La première triangulation précise tout à fait précise du monument de Khéops est celle que l’on doit à l’égyptologue Flinders Petrie, devenu troglodyte pendant cette étude, car durant les deux années 1880 et 1881, il résida dans une chambre sépulcrale au pied de la pyramide ; ce travail a déterminé les dimensions de l’édifice avec toute la rigueur habituelle en géodésie. Les alignements et les angles des ouvriers égyptiens sont en général d’une grande exactitude, l’erreur moyenne n’atteignant pas 2 millimètres ; mais l’orientation est plus défectueuse, puisque l’axe de l’édifice se dirige vers 3’43” à l’ouest du nord.
Flinders Petrie trouve absolument justifié le tableau que donne Hérodote de l’organisation du travail : la grande pyramide - et les autres également, sauf celle de Meidum - fut édifiée d’un seul jet avec le sarcophage au centre, et les pierres de revêtement taillées avant d’être mises en place ; mais il y eut du flottement dans la direction du travail. Certains détails contrastent d’une manière scandaleuse par la grossièreté de la main-d’oeuvre avec l’exactitude de l’ensemble et la perfection admirable de la plupart des fragments. Des tours de force furent effectués, dont un artisan de nos jours pourrait être fier.
La plupart des théories relatives aux dimensions de la pyramide ne résistent pas à l’observation précise ; un seul fait reste acquis : l’angle des faces avec le sol horizontal est tel (52° environ) que le côté de la pyramide et la hauteur sont dans un rapport exprimé par la moitié de la valeur II des mathématiciens ; on peut aussi dire que l’aire d’une face latérale de la pyramide est égale au carré de la hauteur, et il est remarquable qu’Hérodote (...) ait déjà connu cette particularité, bien qu’il ne se soit point exprimé en termes rigoureux. En outre, cet angle est à quelques minutes près le même dans une quinzaine des plus importantes pyramides, dont pourtant les longueurs absolues diffèrent toutes entre elles.
Se rappelant que le dieu de la mort, Seth, a son image visible dans Sirius de la constellation du Chien, Mahmud Bey a cherché une corrélation entre l’inclinaison de la face (sud) et l’incidence du rayon de cette éoile à sa culmination : il a calculé ainsi que la grande pyramide remontait à 3.266 ans avant J.-C. ; mais il y a contradiction entre un élément astronomique à variation rythmique et la constance d’un angle qui se retrouve en des monuments édifiés à intervalles de plusieurs siècles.
On peut se demander d’ailleurs si ces connaissances étaient bien celles des bâtisseurs égyptiens ou plutôt celles des architectes venus de la Mésopotamie chaldéenne, à la suite de conquérants ou de migrateurs. On est tout d’abord frappé de ce fait capital que les 67 pyramides comptées par Lepsius en 1842, et dont on ne retrouve plus qu’une quarantaine, sont toutes situées dans la basse Égypte, entre le bassin du Fayum et le collet du delta. À l’exception d’une petite pyramide du début de la première dynastie, découverte par J. de Morgan à Nagada, et dont les faces, parées et ornées de moulures, avaient été noyées dans une enveloppe de maçonnerie, il faut remonter le Nil sur plus de 2.000 kilomètres, jusqu’aux environs de Méroé, pour trouver une centaine d’autres pyramides, plus petites et plus récentes. Tous ces monuments se dressaient dans la région de la vallée la plus voisine des plaines arrosées par le Tigre et l’Euphrate. Si des maîtres étrangers, venus de l’Orient, se sont établis en Égypte, apportant leurs usages et leur civilisation, c’est par cette contrée largement ouverte que dut s’accomplir l’invasion, comme se produisit plus tard celle des Hyksos. Peut-être n’est-il pas téméraire de supposer que les annalistes de l’Égypte se seront gardés d’enregistrer la venue de dynasties étrangères et les auront volontiers remplacées par des énumérations de rois indigènes, mais le peuple aurait eu mémoire d’un autre ordre de choses. Si l’on ne s’est point moqué d’Hérodote qui répète l’assertion, les Égyptiens attribuaient la construction des pyramides à un berger, Philition, qui paissait ses troupeaux en cet endroit. Or, qu’était-ce qu’un berger pour les Égyptiens agriculteurs ? C’était un étranger, un ennemi, un homme de l’Est ! Ne pourrait-on pas interpréter dans le même esprit ce dire d’Hérodote que les Égyptiens seraient restés pendant plus de cent ans sans ouvrir leurs temples ? Si c’eût été en haine de leurs rois nationaux, comment ceux-ci, assez puissants pour asservir tout le peuple à la construction des pyramides, n’auraient-ils pas eu assez d’autorité pour tenir les temples ouverts ? Mais tout s’explique si les maîtres étaient des envahisseurs étrangers et s’ils avaient eux-mêmes ordonné la fermeture des sanctuaires.




Quoi qu’il en soit, de grands changements se produisirent dans l’architecture et dans le symbolisme des pyramides pendant les âges de leur construction, que l’on évalue à un millier d’années. Tout d’abord, lorsque les bâtisseurs chaldéens vinrent directement d’Eridu à Memphis - c’est-à-dire, en traduisant les mots des deux langages, de la “Bonne ville” à la “Bonne ville”, ou plutôt de la “ville du Bon Dieu” à une autre “ville du Bon Dieu” -, les pyramides étaient bâties en briques faites avec le limon du Nil et par gradins successifs comme les observatoires et “tours de Babel”, puis le nombre des terrasses qui aurait dû toujours se maintenir à sept, conformément à la tradition, augmenta graduellement en diminuant de saillie, tandis que la pierre remplaçait la brique. À la fin, toutes traces d’inégalités extérieures dans le tétraèdre pyramidal disparurent et la construction ne fut plus qu’un solide géométrique parfaitement régulier, aux surfaces polies. La mastaba, c’est-à-dire le tombeau royal, qui primitivement se dressait à part, sans pyramide qui l’enfermât, fut placée, dès les premiers temps des dynasties historiques, au milieu de l’emplacement que devait surmonter la masse énorme des pierres entassées.
Les rois soupçonneux auraient voulu à tout prix que leurs corps, ornés d’étoffes précieuses et de bijoux, fussent soustraits aux regards profanes ; ils cherchaient à satisfaire, d’un côté, à l’immensité de leur orgueil et, de l’autre, aux lois de la prudence. Les monuments funéraires devaient se montrer de fort loin par la puissance de leur masse, et des temples, des statues, des pylônes triomphants, des allées de sphynx ajoutaient à la gloire de leur tombe, mais il fallait que la dépouille divine fût si bien cachée dans l’intérieur des constructions que nul ne pût la découvrir pendant la succession des siècles. Le corps de Khéops, dans son étroit réduit de la Grande Pyramide, échappa en effet aux regards pendant des milliers d’années ; on ne le trouva qu’après la conquête de l’Égypte par les Arabes, sous le règne du calife Mammun, vers l’an 200 de l’hégire.
Après la construction de l’énorme tombeau qui contint la momie de Khéops et qui avait coûté tant de souffrances aux captifs des populations vaincues, de même qu’à la multitude lamentable des malheureux sujets, la décadence se produisit rapidement pour ce genre d’édifices.
Si les pyramides étaient des oeuvres d’origine étrangère, on comprend que la révolution architecturale se produisit chez les Pharaons thébains sous l’influence d’un sentiment d’hostilité contre des dynasties venues du dehors ; mais d’autres causes peuvent également expliquer l’abandon de cette architecture, par trop rudimentaire, des pyramides. Faire plus grand était pratiquement impossible, puisqu’il eût fallu y appliquer toutes les ressources de la nation au détriment des cultures et des industries : la nouvelle dynastie préféra adopter un autre style de monuments funéraires, et l’antique genre de constructions devint bientôt ce qu’il est encore aujourd’hui, un banal modèle de sépulture pour de vaniteux parvenus.
On a également émis l’idée que le changement de milieu fut la raison qui décida les souverains à changer la forme de leur tombeau. À Memphis et à Thèbes, la nature présente des aspects différents. Au lieu d’une simple berge rocheuse limitant le désert à l’ouest de la vallée du Nil et présentant une série de piédestaux à de colossales constructions, de hauts escarpements ravinés se  dressent au-dessus de l’étroite lisière des campagnes. Il n’y a pas de place pour l’érection de masses pyramidales, dont les arêtes se profileraient sans grandeur sur le fond gris des rochers voisins. Ce sont ces parois elles-mêmes qui, par leurs pentes irrégulières, remplacent les triangles géométriques des grands tombeaux du Nord. En y faisant déposer leur corps, les Pharaons de Thèbes pouvaient espérer les cacher plus sûrement : aucun ornement n’en signalait l’existence, et les ouvertures en étaient masquées prudemment par des amas de pierres ressemblant à des éboulis.”

Source : Gallica