vendredi 30 avril 2010

"Les pyramides ont été construites pour remplir un but astrologique et religieux concernant l'astre divin Sirius" (Mahmoud-Bey - XIXe s.)

Mahmoud Ahmad Hamdi al-Falaki (1815-1885), connu sous le nom de Mahmoud-Bey, était un ingénieur mathématicien, pionnier de la Renaissance égyptienne au milieu du XIXe siècle.
En 1860, à son retour de Paris, où il passa neuf années pour perfectionner ses connaissances scientifiques, il fut nommé astronome du vice-roi, le khédive Said, fils de Méhémet-Ali. À la demande de son souverain, il étudia l'âge et l'orientation des pyramides de Guizeh à la lumière de l'astronomie, notamment dans leurs rapports avec l'étoile Sirius. Il "remarqua (ainsi) que Sirius, à son passage au méridien de Gizeh, lance ses rayons directement sur la face méridionale des pyramides, et en tenant compte des changements de position de l'étoile, il arriva à découvrir que ces rayons étaient perpendiculaires à cette face, à une époque qui remonte a 33 siècles avant l'ère chrétienne". (Revue britannique, 1863)
Le texte ci-dessous est extrait de l'Annuaire de l'Observatoire royal de Bruxelles, 1863.

 Illustration Wikimedia commons
"L'impression indéfinissable que l'aspect des pyramides m'avait toujours produite dans les visites réitérées que je leur avais faites, l'orientation exacte aux quatre points cardinaux de tous ces monuments funéraires et des simples tombeaux qui les environnent, l'inclinaison constante de leurs faces, tout enfin m'avait toujours inspiré l'idée qu'elles ont été élevées dans un but religieux, et que ces masses colossales, bien faites pour représenter la puissance terrestre, ont dû avoir quelque relation secrète avec les puissances du ciel.
J'avais toujours choisi pour mes visites aux pyramides l'époque des équinoxes, et je me proposais d'y retourner au mois de mars dernier, quand précisément, à ce même moment, notre auguste vice-roi, comme s'il eût été inspiré, m'appela dans son château de Gizeh , et me chargea l'aller déterminer l'orientation des pyramides et de tâcher de déduire quelques conséquences de ces observations. J'allai donc dresser ma tente au pied de la grande pyramide et passer là quatre jours et quatre nuits, accompagné de mes amis Ahmed-Effendi Faïde et Mustapha-Effendi Schercaice, venus complaisamment pour m'aider dans le travail du mesurage.
L'aspect des astres qui, rayonnant de toute leur splendeur dans ces belles nuits sans nuages, éclairaient la terre et semblaient venir successivement saluer ces immortels monuments de la gloire humaine, ainsi que l'observation contemplative de leurs mouvements, m'amenèrent naturellement à regarder, d'une manière attentive la plus brillante des étoiles, Sirius.
Quelle ne fut pas ma surprise de voir Sirius, dans son point culminant, rayonner presque perpendiculairement sur la face (sud) des pyramides.

Je me rappelai aussitôt mes anciennes conjectures ; je les repassai dans ma mémoire, j'en déroulai successivement les chaînons et m'arrêtai bientôt à une idée fixe : il devait y avoir une relation, jusque-là inaperçue, entre le ciel et les pyramides. Celles-ci étaient des monuments voués à quelque divinité astrologique, et Sirius devait être l'étoile à laquelle elles avaient été consacrées.
Telles furent les pensées qui m'amenèrent à une série d'observations et qui vinrent confirmer l'opinion, d'abord vaguement entrevue, que l'âge et le but des pyramides devaient se trouver écrits dans Sirius.
principe du théodolite (Wikimedia commons)
Après avoir tracé, à côté de la pyramide, la méridienne par un théodolite et par des hauteurs correspondantes du soleil, je fus assuré que deux des quatre côtés de la base sont bien parallèles à cette méridienne et que les deux autres côtés sont perpendiculaires sur les premiers ; c'est-à-dire que les quatre côtés de la base sont exactement dirigés vers les quatre points cardinaux. Un plan levé à la planchette des pyramides de Memphis et de ses environs m'a prouvé que tous les tombeaux et pyramides ou monuments funéraires qui remplissent cette enceinte ou vaste cimetière sont bien orientés de la même façon. Le sphinx même regarde le point est : il est rigoureusement dirigé de l'ouest à l'est.
Le jour de l'équinoxe du dernier printemps, j'ai voulu m'assurer de cette orientation d'une autre manière ; car le soleil doit se lever et se coucher ce jour-là dans la direction du côté est-ouest. L'instant de l'équinoxe devant avoir lieu trois heures après le coucher du soleil, j'ai préféré observer le coucher de cet astre ; je montai avec un de mes compagnons sur une même assise, moi à l'est et lui à l'ouest, de manière qu'aucun objet de ces décombres qui environnent la pyramide ne pût venir me masquer le soleil couchant. La ligne ou assise sur laquelle nous étions placés est horizontale et parallèle au côté est-ouest de la base ; elle allait, par conséquent, rencontrer le ciel sur l'horizon juste dans le point ouest.
Au moment du coucher du soleil, le plus beau spectacle s'offrit à mes yeux : ses rayons dorés se rapprochaient peu à peu de la tête de mon compagnon comme une couronne divine que des anges, formés de petits nuages répandus autour de l'astre rayonnant, allaient porter juste sur sa tête, et je le vis insensiblement se dérober à mes regards sous l'horizon. Ce phénomène curieux pourrait bien, jadis, avoir attiré l'attention et conduit à se servir des pyramides comme des gnomons, afin de connaître les commencements du printemps et de l'automne, hors desquels ce phénomène n'a pas lieu ; mais comme ce n'est pas là le but de ce travail, je ne veux pas insister sur cette hypothèse et je passe outre.
J'ai mesuré les quatre côtés de la grande pyramide et je les ai trouvés de 227m,5 chacun. Les mesures ont été prises entre les points de rencontre des quatre arêtes avec le plan horizontal de la première assise taillée dans le rocher; et comme tout porte à croire que cette pyramide était couverte de pierres unies, comme on le voit dans la partie supérieure de la seconde pyramide, et que cette couche devait avoir en haut 1m,5 d'épaisseur et 1m,8 en bas, ainsi que l'a jugé M. Jomard, eu égard à la couche de la seconde pyramide, il faut donc ajouter le double de 1m,8 ou 3m,6 à 227m,5, et l'on aura 231m,1 pour le côté de la base compté sur le socle taillé dans le rocher. La plateforme ou la base de la partie tronquée de la pyramide est un carré dont le côté s'est trouvé être de 10 mètres. Or nous avons admis que l'épaisseur de la couche était de lm,5 en haut ; le côté de la plate-forme aurait donc été de 10 mètres plus deux fois 1m,5 ou de 13 mètres.
Pour la hauteur, je l'ai déterminée par des observations barométriques ; après avoir placé le baromètre à deux décimètres au-dessus de la première assise et laissé le mercure prendre la température ambiante, j'ai lu la hauteur barométrique 762mm,2 et la température 18°,1 centigrades. Ensuite le baromètre fut monté au haut de la pyramide et placé à deux décimètres au-dessus de la plate-forme, et la moyenne de plusieurs lectures fut 750mm,3 avec 22° de température. Le baromètre a été descendu de nouveau et placé sur la première assise, et la lecture de la colonne mercurielle était de 76lmm,9 avec une température de 21°, 4 ; la moyenne des deux lectures d'en bas ou 762mm,05 avec 19°,7 de température, combinée avec la lecture de la position supérieure, m'a donné, d'après la formule de Laplace, 137m,2 pour la hauteur de la plate-forme de la grande pyramide au-dessus de la première assise taillée dans le rocher. Or, la hauteur de cette assise ou socle au-dessus du rocher sur lequel la pyramide est établie étant de 1m,1, la hauteur totale de la plate-forme sera de 138m,3. Cela étant, la partie qui manque au sommet de la pyramide au-dessus de la plate-forme se trouve, par un petit calcul, égale à 8m,2, et la hauteur totale et primitive de la grande pyramide sera de 146m,5.
Ces deux éléments (la hauteur et le côté de la base) étant déterminés, j'ai calculé le tableau suivant :

Pour la seconde pyramide, la hauteur est de 139m et le côté de la base de 208m, d'après M. Jomard.
Par ces deux éléments, j'ai calculé l'inclinaison des faces de cette pyramide sur la base horizontale, et j'ai trouvé 53°12'. Or l'inclinaison dans la première pyramide étant de 51°45', nous aurons, en moyenne, pour les deux pyramides, 52°29' d'inclinaison. En comparant cette inclinaison moyenne avec celle des autres petites pyramides que voici, d'après Dunsen :
on voit qu'on a voulu faire un angle constant dont la valeur se trouvât comprise entre 52 et 53 degrés.
Nous pouvons donc admettre, en moyenne, une inclinaison constante de 52 degrés et demi.
Ce ne sont pas seulement les deux grandes pyramides qui se trouvent bien orientées vers les quatre points cardinaux, mais toutes les autres petites pyramides et tous les monuments funéraires (...). Il faut donc qu'il y ait en pour cela un but religieux semblable à celui qui a dû guider les modernes dans la construction de leurs monuments funéraires. Chez nous autres musulmans, par exemple, la fosse qui nous reçoit après la mort est, comme le mausolée, perpendiculaire à la direction de la Mecque, où se trouve la maison sacrée de Dieu ; de sorte que, quand nous y serons couchés sur le côté droit, notre figure se trouvera dirigée vers la sainte Caâba.

Ce principe religieux se manifeste encore davantage dans les pyramides ou monuments funéraires des anciens, quand on remarque que les faces de toutes ces pyramides se trouvent inclinées sur l'horizon d'un angle constant de 52° et demi environ ; car la constance de cet angle, dans les six pyramides qui apparaissent encore autour de la grande, ne saurait être attribuée au hasard.
La réunion de ces deux témoignages place au ciel, dans quelque astre divin, le principe religieux qui a engagé les Égyptiens à construire de la sorte ces monuments funéraires ; car un objet terrestre, un temple posé quelque part sur la terre, ne peut avoir de rapport avec un angle de hauteur ou l'inclinaison de la face des pyramides. C'est donc dans un rapport avec la position d'un certain astre divin que toutes les pyramides de Memphis ont été bien orientées, et qu'elles ont les faces inclinées sur l'horizon d'un angle constant de 52 degrés et demi.
Or, les anciens Égyptiens n'adoraient au fond qu'un seul être suprême, Ammon-Ra, sous des formes différentes. Ils en faisaient émaner une infinité de dieux (plus ou moins grands), suivant l'infinité d'attributs par lesquels se manifestaient sa puissance divine et sa volonté suprême. Les astres étaient les demeures de ces êtres divins, ou plutôt ils en étaient les âmes.
Ces anciens peuples de l'Égypte croyaient à l'immortalité de l'âme et à une autre vie de peines ou de récompenses. Un dieu devait les juger et inscrire le résultat de la pesée de leurs âmes ou de leurs actions. Les animaux qui ont été vénérés ou adorés chez eux n'étaient que les images vivantes des divinités célestes : ainsi le bœuf Apis était l'image vivante du taureau céleste, et le chien, celle du chien céleste. Une seule et même divinité pouvait avoir plusieurs formes, comme on le voit figuré sur les monuments.
Le chien céleste, Sothis, jugeait leurs âmes en se présentant sous la forme d'un cynocéphale ou homme à tête de chien. Il prenait la forme d'un chacal pour condamner les méchants à une peine éternelle ou aux enfers. Il est alors le même dieu infernal que Typhon. Ce dieu s'appelle Ceth en langue égyptienne, et il est le sixième ou le septième dans la première dynastie divine qui gouverna l'Égypte, comme l'attestent les monuments. Ceth veut dire astre ou chien dans l'ancienne langue de l'Égypte, et c'est le même Soth, que les Grecs prononçaient Sothis, et dont ils firent leur Sirius. Ainsi, Sothis, Cynocéphale et Ceth, c'est toujours le chien céleste, dont l'âme et l'intelligence est l'étoile Sirius. Cette identité se sent même dans ces noms et dans la forme de l'animal qu'ils désignent : le cynocéphale, c'est le chien sous une autre forme. Le chien Anubis, ou le Mercure égyptien ; Toth,ou le grand Hermès, sont également des manifestations du chien céleste. Le symbole qui désigne Sothis sur les monuments égyptiens se trouve souvent joint à la figure de la déesse Isis, l'une des grandes divinités égyptiennes, à laquelle Sirius était de tout temps consacré.
Les dieux de l'Égypte se partageaient les villes ; chacun en avait une sous son patronage. Les monuments mêmes et leurs formes géométriques étaient voués à des divinités. Les pyramides ou les formes pyramidales durent avoir été consacrées au chien céleste Sothis ; quoique Dupuis, qui réduit tout au culte du soleil, les prétende vouées à cette dernière divinité...
Le chien céleste, ou Sothis, avait, du reste, joué le rôle le plus important dans l'antiquité égyptienne : il présida à la création du monde ; il commença la grande année de Dieu (période sothiaque) ; il annonçait la crue du Nil par son lever héliaque et le printemps par son coucher héliaque ; il était le gardien du ciel, le roi des astres et, par sa position, il empêchait le soleil d'aller s'enfoncer dans l'abîme de la région sud. Les auteurs anciens ou modernes, ainsi que les astrologues en disent déjà trop pour que j'insiste davantage. Il ne faut pas toujours dédaigner les idées astrologiques, car c'est l'astrologie qui enfanta l'astronomie en Égypte ; et elle peut nous fournir quelques renseignements sur le sujet que nous traitons. Mais pour ne pas nous écarter, résumons en ces deux mots les résultats auxquels nous sommes parvenu :"La forme pyramidale était consacrée à Sothis ou Sirius."
De là je déduis que l'angle constant de 52° et demi entre les faces des pyramides de Memphis et l'horizon, aurait été pris intentionnellement en rapport avec la position de Sirius dans le firmament.
(L'auteur dit en terminant) : La connaissance de l'âge des pyramides se réduit à chercher entre les années 2250 et 3250 l'époque qui doit correspondre à une déclinaison de 22 degrés et demi.
 Illustration Wikimedia commons
Or une interpolation par une simple proportion suffit pour cela, et nous donne 3303 ans pour l'époque cherchée. Les pyramides ont donc été construites 3303 ans avant l'ère chrétienne. Ce chiffre peut cependant être affecté d'une certaine erreur qui peut monter à un, ou même à deux siècles ; car une erreur de quelques minutes, soit dans l'évaluation de l'inclinaison des façades, soit dans la construction même, peut, avec ce que produirait l'erreur probable que j'aurais commise dans la détermination du mouvement propre de Sirius en déclinaison, nous laisser dans ce même degré d'incertitude ; mais ce résultat se trouve bien conforme à l'opinion des meilleurs historiens arabes, tels que EI-Kodây, Ebn-Abdel-Hakam, Almasoudi, Almakrizi, etc , qui placent, d'après les déductions que j'ai faites de leurs récits, le déluge au trente et unième siècle avant l'ère chrétienne, et la construction des pyramides trois ou quatre siècles avant le déluge. Ces historiens, aussi bien qu'Ebn-Jounis (l'astronome), paraissent avoir fondé leur opinion sur une tradition très répandue d'ailleurs, et qui dit qu'un papyrus a été trouvé dans le couvent d'Abou-Hermès, tout près des pyramides, qu'un vieux Kopte , appartenant au couvent de Kalamoun , en avait expliqué le contenu en l'an 225 de l'hégire, laquelle année, ajoute la tradition, se trouvait la 4331ème de la fondation des pyramides, et la 3941ème du déluge, d'après le papyrus même. La traduction des passages arabes touchant les pyramides se trouve, du reste, dans l'excellent mémoire de M. Jomard-Bey sur les pyramides de Memphis, inséré dans le grand ouvrage sur l'Égypte.
Cet accord justifie déjà le but astrologique et religieux dans lequel les pyramides ont été construites.
Voyons maintenant le résultat de l'archéologie sur l'âge le ces mêmes pyramides : Bunsen, se basant sur les fragments de Manéthon, sur Ératosthène, les papyrus de Turin, les tablettes des rois et d'autres monuments, trouva, avec le général Wyse, d'après la plus saine critique, qu'il y avait 3555 ans entre Ménès et Alexandre le Grand, et que la durée des règnes des quatre premières dynasties a été de 570 ans ; de sorte que la quatrième dynastie de Manéthon finit en l'an 2985 avant Alexandre ou en l'an 3310 avant l'ère chrétienne. Or, les deux plus grandes pyramides de Memphis ont été construites par Chéops et Chephren, rois de cette quatrième dynastie, qui n'a duré que 155 ans d'après le même archéologue. Ainsi les pyramides auraient été construites dans le trente-quatrième siècle avant Jésus-Christ, résultat qui s'accorde, à moins d'un siècle près, avec le mien et avec celui des historiens arabes.
Je conclus donc, en terminant, que les pyramides ont été positivement construites pour remplir un but astrologique et religieux concernant l'astre divin Sirius, et qu'elles sont âgées maintenant de cinquante-deux siècles."

jeudi 29 avril 2010

"En dehors de leur signification symbolique, les pyramides d'Égypte ont un caractère sublime, parce qu'elles semblent le disputer aux montagnes de la terre" (Charles Blanc - XIXe s.)

Le texte ci-dessous, extrait de la Grammaire des arts du dessin (1867) de l'historien, critique d'art et graveur français Charles Blanc (1813-1882), nous invite à délaisser momentanément les questions pratico-pratiques de choix et mise en œuvre des matériaux dans la construction des pyramides, pour des considérations plus générales sur le savoir-faire des bâtisseurs et la signification de l'architecture pyramidale.
Simplicité des lignes, solidité et solennité de l'édifice, relai de l'immortalité : tel est, selon lui, le message des pyramides égyptiennes.
L'auteur nous entraîne ici dans une réflexion qui, au-delà des contingences et des caprices des techniques de construction, se met en quête du message universel qui les inspire.
Membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France, Charles Blanc exerça une influence déterminante sur la peinture des Gauguin, Seurat et van Gogh...
Je vous propose la lecture de ce texte, comme un pèlerinage aux sources de l'art des bâtisseurs de pyramides.

 Photo Marie Chartier
"Pour se faire une idée de l'importance des arts, il suffit de se représenter ce que seraient les grandes nations de la terre, si l'on supprimait de l'histoire les monuments qu'elles ont élevés à leurs croyances, les ouvrages où elles ont laissé la marque de leur génie. Il en est des peuples comme des hommes : il ne reste d'eux après leur mort que les choses émanées de l'esprit, c'est-à-dire la littérature et l'art, des poèmes écrits et des poèmes de pierre, de marbre ou de couleur.
Si l'Égypte était inconnue, si le souvenir de ce pays était complètement effacé de la mémoire humaine, quelque jour un philosophe, voyant se dresser, dans les solitudes de Memphis, trois pyramides gardées par un sphinx, devinerait l'existence d'un peuple religieux, esclave, dominé par le mystère, immobile dans ses idées, plein de foi dans l'immortalité de la vie. Par la signification de ces monuments symboliques, il serait amené à reconstruire toute l'antique Égypte ; il en retrouverait les mœurs, il en connaîtrait les pensées... (…)
En remontant aux époques primitives, on aperçoit deux genres de construction bien distincts, l'un pour le corps, l'autre pour l'âme. À côté de l'industrie qui bâtit la demeure où l'homme renferme sa famille et sa personne, l'architecture édifie le monument qui doit résumer les croyances ou les aspirations d'un peuple entier, et qui sera l'habitation commune de toutes les âmes. On a dit souvent que, de ces deux choses, la seconde était née de la première ; que le temple de Dieu avait eu pour modèle rudimentaire la maison de l'homme. Si l'on regarde aux origines, c'est là une erreur profonde. En élevant les constructions colossales qui nous étonnent, les premiers architectes, qui sont des prêtres, veulent éveiller et entretenir le sentiment religieux dans la multitude. Pour cela, ils lui font élever des monuments qui, devant être un obscur emblème de la Divinité, reproduiront, dans un modèle idéal, les grands traits de l'architecture naturelle. Tantôt ils imitent le sublime des hautes montagnes en construisant les Pyramides, instar montium eductœ pyramides, dit Tacite, et à ces montagnes artificielles ils donnent une figure symbolique, c'est-à-dire des surfaces dont les nombres sont vénérés ou redoutables. Tantôt ils imitent le firmament par des plafonds étoilés, et les cavernes par des labyrinthes souterrains ; tantôt ils rappellent les plaines de la mer par de grandes lignes horizontales, les rochers à pic par des tours, et les forêts de la nature par des forêts de colonnes. Quelquefois, comme dans l'ancienne Perse, l'édifice est placé sur une éminence et ouvert par en haut ; il a pour piédestal une montagne et pour toiture le ciel, de sorte que la nature est appelée à concourir aux magnificences de l'art qui veut rivaliser avec elle. Mais, encore une fois, ces monuments n'ont aucune ressemblance voulue avec la cabane rustique ou la tente du pasteur. Ce n'est pas la demeure de l'homme qu'ils imitent dans une héroïque émulation, c'est l'architecture divine. (…)

Parmi les monuments de l'architecture qui ont fait l'étonnement de tous les siècles, il n'en est pas un seul qui, réduit à de petites dimensions, ne perdît immédiatement ce caractère de solennité sublime qui donne une secousse à notre âme. Il en est des spectacles qui frappent nos yeux comme des sons qui frappent nos oreilles : le sublime s'y trouve lié à l'idée d'une force imposante, d'une puissance extraordinaire, imprévue, terrible. De même que le roulement du tonnerre, le mugissement de la mer ou de la tempête, le bruit du canon, produisent sur notre âme une impression sublime, de même les masses colossales de l'architecture nous saisissent d'étonnement et d'admiration par le sentiment qu'elles éveillent en nous d'une puissance formidable, rivale des puissances de la nature. Les pyramides d'Égypte, par exemple, en dehors de leur signification symbolique, ont un caractère sublime, parce qu'elles semblent le disputer aux montagnes de la terre, et qu'elles témoignent ainsi d'une force prodigieuse qui élève notre pensée en remuant notre orgueil ; car si les grandeurs de la création nous humilient par opposition à la faiblesse humaine, la grandeur des œuvres d'art, au contraire, nous enorgueillit par cela même qu'elle nous abaisse, c'est-à-dire que plus les hommes nous paraissent petits, plus alors l'humanité nous paraît grande. En se comparant à l'ouvrage de ses mains, le spectateur se trouve faible et fier tout ensemble.
Que si l'on suppose les pyramides ramenées aux proportions de cinq ou six mètres de hauteur, on sent tout de suite que la grandeur perçue par l'esprit va disparaître avec la grandeur vue par les yeux, et que l'idée même cachée sous les formes symboliques du triangle et du carré va dépouiller ce qu'elle avait de mystérieux, de redoutable. Est-ce à dire que la grandeur dimensionnelle soit la cause du sublime ? Non, sans doute ; elle n'en est que la condition, et cette condition est elle-même inséparable des deux autres, car bien des monuments peuvent avoir de vastes dimensions sans être pour cela sublimes, si la grandeur matérielle du tout est détruite par la petitesse et le relief des parties, en d'autres termes si l'effet de grandeur n'est pas énergiquement soutenu par la simplicité des surfaces, par la rectitude, l'économie et la continuité des lignes.
Le sublime est toujours simple, et cela est vrai dans les arts du dessin comme dans la littérature. Pour frapper un grand coup sur notre imagination, il faut le frapper vite : plus le coup est inattendu et rapide, plus il est fort. En faisant passer l'esprit par divers détours agréables, en lui ménageant une variété de chemins ornés et fleuris qui le conduisent lentement, doucement au but, on lui procure l'impression du beau ; celle du sublime se produit lorsque brusquement on mène l'esprit au but en lui faisant franchir d'un bond tout l'espace qui l'en sépare.
L'architecte qui veut exprimer fortement sa pensée l'exprimera donc simplement, c'est-à-dire par une ordonnance facile à saisir, par des moyens simples, par un effet simple. Cette condition est, du reste, inséparable de la grandeur, car si les surfaces manquent de simplicité, si elles sont compliquées de divisions, elles seront par cela même rapetissées. Prenons encore pour exemple les pyramides d'Égypte : si nous supposons leurs surfaces divisées en compartiments par des saillies répétées, l'œil sera naturellement amené à mesurer les surfaces au moyen de ces compartiments, et, s'accrochant aux saillies successives, il aura bientôt raison de la mesure du colosse ; tandis que si la surface reste plane, unie, nos regards ne pourront l'embrasser qu'en bloc ; le procédé par lequel ont été construites ces masses énormes se trouvant dissimulé, et toute mesure échappant à nos sens, l'étendue paraîtra immense et immense le pouvoir de l'architecte.
Donc, pas de grandeur en architecture si les surfaces sont multipliées et rompues, si les lignes sont brisées. Ce qui profiterait ici à la beauté détruit le sublime. (…)
Les Égyptiens, qui étaient originaires de l'Asie, comme le prouvent l'anatomie comparée, l'analogie des langues et tous les travaux modernes depuis Herder jusqu'à Brugsch, les Égyptiens avaient conservé quelques traits d'une ressemblance éloignée avec la race indienne, mais ils en différaient par la nature de leurs croyances et par un génie qu'avait dû profondément modifier l'éternelle monotonie d'un climat brûlant. Il se peut, sans doute, que ce climat, en leur inspirant le goût de se créer des demeures souterraines, les ait habitués à une architecture massive, rappelant les énormes piliers de réserve que nécessite toute excavation ; mais il faut reconnaître aussi que leurs idées religieuses contribuèrent puissamment à cette prédilection pour une stabilité à la fois réelle et apparente. Les Égyptiens croyaient fermement à l'immortalité de l'âme et ils désiraient l'immortalité de la matière, pensant que cette âme immortelle rentrerait dans son corps au bout de mille ans. Ils regardaient la vie d'ici-bas comme le prélude d'une existence meilleure. Aussi n'avaient-ils guère soin de l'habitation des vivants, tandis qu'ils déployaient une extrême magnificence dans la demeure des morts. Leurs maisons n'étaient que des huttes de terre et de roseaux, mais leurs tombeaux étaient bâtis pour les siècles, leurs temples mêmes avaient une solennité sépulcrale, et leurs statues, rigides comme des momies, semblaient faites pour perpétuer cette image de la mort qui, sans les épouvanter, était toujours présente à leur esprit. Un peuple ainsi préoccupé de la vie future et qui l'espérait immuable, un peuple qui a conservé des cadavres plus de quatre mille ans, devait développer dans son architecture la dimension qui assure la solidité de l'édifice et en présage la durée sans fin. L'immense largeur des bases devait être le trait caractéristique de ses monuments. Murs, piliers, colonnes, tout, en effet, dans la construction égyptienne, est robuste, épais et court. Et, comme pour ajouter à l'évidence de cette inébranlable solidité, la largeur des bases est augmentée encore par une inclinaison en talus qui donne à toute architecture une tendance pyramidale. Les pyramides elles-mêmes, celles de Memphis, dont la plus grande est le bâtiment le plus élevé de la terre, sont assises sur une base énorme : elles sont beaucoup moins hautes que larges. La pyramide de Chéops, par exemple, a 232 mètres 85 centim. à la base primitive, quand la hauteur verticale n'est que de 146 mètres 52 centim., c'est-à-dire que la base est à la hauteur exactement comme 8 est à 5. Ainsi tous les monuments égyptiens, même ceux dont l'élévation est célèbre, sont cependant plus étonnants encore par l'étendue de leur dimension en largeur, dimension qui les rend et les fait paraître impérissables, éternels. (…)
Comme l'architecture de l'Inde, celle de l'Égypte a eu pour point de départ, selon toute apparence, l'excavation dans le roc. Là aussi, l'amoncellement extérieur des matériaux a pu conduire à l'idée de la pyramide, et cette forme, qui est par excellence la forme de la solidité, convenait d'autant mieux au génie particulier des Égyptiens qu'ils bâtissaient toujours avec la croyance à l'immortalité et dans l'espoir d'assurer à leurs constructions une durée éternelle. Mais, à part ces monuments dont la signification d'ailleurs était symbolique, comme celle des obélisques, tous les édifices de l'Égypte sont terminés en terrasses, et de grandes lignes horizontales y accusent le développement de la dimension en largeur. Cette disposition est expliquée par la nature d'un climat sous lequel la pluie est presque inconnue. D'autre part, une architecture aussi massive, aussi colossale, n'était possible que dans un pays où abondent les montagnes de calcaire, les roches de grès et de granit. Voilà donc une grande variété d'aspect qui déjà résulte de la température et qui tient à la qualité des matériaux disponibles. Cependant les idées, la religion, la physionomie morale des Égyptiens, durent subir à leur tour l'influence du caractère physique de l'Égypte. Ce ciel d'un azur invariable, ce Nil imposant et monotone dont les inondations mêmes étaient régulières et prévues, l'inaltérable sérénité de l'air, un éternel soleil, un paysage toujours accablé de lumière et le voisinage d'un désert sans fin, tout cela devait à la longue faire un peuple calme, grave et résigné, qui aurait un art monotone comme sa patrie, qui élèverait patiemment des colosses, et qui pourrait manifester dans son architecture l'inébranlable solidité de l'assiette horizontale. (…)

Il ne faut (…) pas s'étonner que les monuments primitifs de l'architecture en plate-bande, terminés par des lignes horizontales, aient une expression si grave, si décisive. Ce système d'architecture fut pratiqué dans de vastes dimensions dès les premiers âges, car il est remarquable qu'à l'origine des sociétés, c'est toujours le grand qui domine ; partout les peuples débutent par le colossal... Mais une couverture en plate-bande exigeait alors des pierres énormes allant d'un support à l'autre, et ces pierres ne pouvaient être transportées, soulevées qu'à force de bras par un peuple esclave, soumis au prince ou aux prêtres, et d'une patience inaltérable. De là le sentiment qui se lie à ces œuvres gigantesques dont la stabilité éternelle a quelque chose de fatal comme le despotisme qui les commanda. Dans les monuments égyptiens surtout, l'uniformité écrasante d'une ligne plane se dessinant, se prolongeant sur un ciel dont l'azur est toujours le même, procure l'impression d'un calme solennel et fait naître l'idée d'un immense niveau qui pèse sur tout un peuple résigné. Cependant, par un contraste frappant, mais naturel, s'élèvent, de distance en distance, des pyramides, monuments symboliques d'une signification mystérieuse et sans destination positive. Que des Pharaons y aient caché le tombeau de leurs pères et y aient marqué la place de leur propre sépulture, le monument n'en reste pas moins énigmatique ; il présente une base carrée et des surfaces triangulaires, c'est-à-dire des nombres qui, regardés comme les emblèmes de la divinité et de la création, appartiennent à une science transcendante, non révélée à la foule. Cette forme pyramidale est déterminée par la plus simple des figures rectilignes, le triangle, qui, lorsqu'il est assis sur l'horizon et qu'il présente deux côtés égaux et par suite trois angles aigus, exprime la convergence de deux points de la terre vers un point unique du ciel."

Sur cet auteur, trois autres "morceaux choisis", dans l'Égypte entre guillemets :  

La première destination de la sculpture égyptienne "fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée" (Charles Blanc)

L'art égyptien "est majestueux et grand par l'absence du détail" (Charles Blanc)

Aucun peuple "n'a été aussi avide de gloire avec un tel amour pour le mystère" (Charles Blanc, à propos de l'Égypte ancienne)

 

 

mercredi 28 avril 2010

"Aucun mot, aucune phrase ne peut traduire l'émotion qui s'empare de vous en voyant ces pyramides" (Olympe Audouard - XIXe s.)

Dans son ouvrage Les mystères de l'Égypte dévoilés, 1865, la féministe Olympe Félicité Audouard (1832-1890) raconte son expédition aux pyramides de Guizeh. "Expédition", car c'en fut une en effet, d'autant plus que la visite de la pyramide de Khéops par l'intrépide voyageuse comportait également une découverte des chambres de décharge, ce qui ne représente pas à proprement parler une sinécure !
L'aménagement plutôt rudimentaire du circuit de visite à l'intérieur de la pyramide et les facéties des guides locaux qui s'ingéniaient habituellement à effrayer leur clients contribuaient alors à corser ce genre d'aventure. D'où la décision d'Olympe Audouard d'en finir au plus vite avec sa longue et fatigante "promenade" et cette réflexion pleine de bon sens :"Un savant seul, dévoré du désir de tout voir et de découvrir les mystères de l'antiquité, peut se résigner à rester longtemps dans ces salles."
Olympe Audouard (source : Wikimedia commons)



"Enfin nous sommes arrivés au bas des pyramides... Ces trois immenses colosses de l'antiquité vous impressionnent vivement : droits et superbes sur leur petite colline, dominant la plaine, ayant à leur pied ce sphinx dont la tête seule est si colossale qu'un Bédouin monté dessus a l'air d'un petit enfant, et paraît moins long que le front du géant...
Aucun mot, aucune phrase ne peut traduire l'émotion qui s'empare de vous en voyant ces pyramides s'élevant comme des montagnes au-dessus de cette esplanade de rochers tous taillés par la main des hommes ; car toute cette immense esplanade recèle des tombes taillées dans le roc dur.
M.Mariette, le savant courageux et intrépide, vient de découvrir, à l'est des pyramides et à leur pied, un temple tout en granit rose ; ses colonnes sont là à nu, sorties du sable ; ces pierres de granit, taillées admirablement, témoignent de la patience des anciens Égyptiens qui ne se laissaient arrêter par nul obstacle, qui taillaient dans le granit des chefs-d'œuvre. Tailler des salles dans le cœur du roc pour faire enfermer leurs restes !...
Rien ne peut mieux donner une idée exacte de la grosseur des trois pyramides de Gizèh que le calcul qu'a fait notre empereur Napoléon Ier.
Lorsque, arrivé à leur pied avec son armée, ses généraux se sont empressés de monter sur leur sommet, Napoléon, lui, est resté en bas, les examinant curieusement, tournant autour d'elles. Les officiers souriaient :"Bonaparte a peur de monter", disaient-ils... Il est de fait que Napoléon, sujet au vertige, n'avait pas voulu s'élever à 422 pieds au-dessus du sol. Du reste, pouvoir y monter plus ou moins facilement est une affaire de jambes plus ou moins longues, la hauteur des pierres qui forment les marches étant souvent d'un mètre. Or, on le sait, Napoléon était petit... En redescendant, les officiers lui dirent :"Croyez bien que c'est seulement en gravissant jusqu'à leur sommet que l'on peut de rendre une idée exacte de leur grosseur, de leurs immenses proportions."
"Vous croyez ? dit Napoléon en souriant. Voici pourtant qui va vous prouver que je m'en suis rendu compte aussi bien que vous autres !" Et il leur fit voir un calcul qu'il venait de faire au crayon, calcul qui établissait que, d'après la quantité de mètres cubes de pierres qui se trouvait réunie là, on pourrait, avec celles des trois pyramides de Gizèh, faire un mur de dix pieds sur un de large autour de la France !
Nos généraux restèrent interdits... Monge, le célèbre géomètre qui suivit notre armée en Égypte, refit le calcul, et il le trouva complètement exact.
Oui, il me semble que ce calcul est bien fait pour donner une idée de l'agglomération des pierres de taille qui se trouvent là superposées les unes sur les autres.
La pyramide de Chéops, la plus grande des trois, a 173 mètres de hauteur, mesurée du côté où elle incline. (1) (…) Les quatre faces des pyramides indiquent les quatre points cardinaux. La largeur de chacune de ces faces, à la base, est de 229 mètres.
Hérodote nous donne quelques renseignements fort intéressants sur la façon dont furent faites ces pyramides, principalement la première, celle de Chéops, renseignements qui lui ont été donnés par les prêtres, les seuls qui eussent mission d'écrire et de conserver l'histoire de l'Égypte. Chéops, nous dit donc Hérodote, succéda à Rhampsinite l'an 1182 avant Jésus-Christ. Le peuple, qui avait été heureux jusqu'à son règne, eut alors à souffrir toutes sortes de misères et de vexations ; il fit fermer les temples, et fit travailler les Égyptiens pour lui. Cent mille hommes, que l'on remplaçait tous les trois mois, étaient occupés, les uns à extraire les pierres des montagnes arabiques, les autres à les traîner jusqu'au Nil, tandis que d'autres encore les transportaient jusqu'à la montagne libyque. Il fit construire un chemin, celui par lequel on transportait ces pierres, et l'on ne mit pas moins de dix ans à le faire ; il avait deux stades de longueur, dix brasses de largeur ; il était fait de pierres de taille ornées de figures sculptées (c'est tout au plus si l'on retrouve la trace de ce chemin).
Ce chemin terminé, on fit les chambres souterraines qui sont dans la pyramide, chambres destinées à la sépulture du roi Chéops, ensuite la pyramide ; il fallut vingt années pour l'achever. Ce chemin et cette pyramide coûtèrent donc trente années de fatigues, de sueurs, à cent mille Égyptiens !
Lorsque Hérodote visita les pyramides, elles étaient revêtues d'un revêtement couvert d'hiéroglyphes ; il put lire dessus que les ouvriers, en la construisant, avaient dépensé pour seize cents talents d'argent d'aulx, d'oignons et de persil. Et il remarque avec raison que la somme dépensée en autre nourriture et outils a dû être fabuleuse.
À côté de la pyramide de Chéops, un peu en arrière, s'en trouve une qui, par comparaison, paraît petite, mais qui pourtant est encore d'une belle grosseur ; on l'appelle la pyramide de la fille de Chéops. (…)
Notre déjeuner fini, nous sommes allés visiter l'intérieur de la pyramide de Chéops. Voilà encore une promenade fatigante ; il faut marcher à quatre pattes, ramper ; malgré les bouts de bougie qu'allument les Arabes, c'est sombre comme dans un puits, là-dedans ; on craint toujours ou de se briser la tête à ces parois de granit, ou de tomber dans un trou.
Après une promenade fort longue et très fatigante dans un long couloir, on arrive dans une grande salle dont les murs sont en granit ; on voit un sarcophage en granit. Cette chambre est celle appelée chambre du roi.
De là on nous a conduits dans d'autres chambres dont le seul but est, dit-on, de soutenir la première. Vrai, un savant seul, dévoré du désir de tout voir et de découvrir les mystères de l'antiquité, peut se résigner à rester longtemps dans ces salles : on y étouffe littéralement ; des chauves-souris énormes viennent d'abattre sur vous, se coller dans vos cheveux ; vos Bédouins, aux figures noires, aux traits accentués, drapés dans leurs haillons, éclairés par ce demi-jour projeté par les bougies, prennent un aspect farouche effrayant. Si l'on allume des torches, c'est bien pire : on se croirait dans la demeure du sombre Pluton. Ces gens qui vous entourent prennent un faux air des habitants du ténébreux empire. On ferme les yeux, et l'on demande à s'en aller. C'est ce que j'ai fait... Par le même passage que nous avions pris pour arriver à la chambre du roi, on nous a conduits à celle dite salle de la reine, qui est à peu près la même répétition que la première. Vrai, même morte, ces logis-là me plairaient peu à habiter. En dessous de celle-là en existe une autre, à laquelle on arrive par un puits. J'ai demandé à ne pas y aller.
Ce qui rend dangereux ces promenades dans ces couloirs, c'est le glissant des pierres ou du granit. Les Bédouins, eux, sont sans souliers ; leurs pieds, durs comme une écaille de requin, ne glissent pas ; mais moi, mes hauts talons m'ont fait faire plus d'une glissade, et je suis ressortie de là avec deux bosses et quatre ou cinq écorchures. En sortant de ces souterrains, on respire avec volupté le grand air à pleins poumons ; on est heureux de revoir la lumière, de voir briller le soleil."

(1) Je ne sais où Olympe Audouard est allée chercher ce chiffre de 173 mètres, qui est bien sûr erroné. Par ailleurs, je ne comprends pas très bien ce côté où la pyramide "incline". Et qu'en est-il alors des autres côtés ?

Source : Gallica


sur cette auteure, un "morceau choisi" dans l'Égypte entre guillemets :

Quand Olympe Audouard "dévoile" les mystères de l'Égypte

 

mardi 27 avril 2010

"Land of the Pyramids", par Warren Isham (XIXe s.)

Le texte ci-dessous est extrait du Magazine of travel : A work devoted to original travels in various countries, both of the Old World and the New, 1857.
Son auteur, Warren Isham, y propose un survol du site de Guizeh, que j'ai scindé en onze points, comme suit :
1 - Voyage vers les pyramides ; premières impressions
2 - Ascension vers le sommet de la Grande Pyramide
3 - Visite de l'intérieur de la Grande Pyramide : couloir descendant, couloir ascendant, chambre de la Reine, chambre du Roi
4 - "Beaucoup d'autres passages et appartements ont été découverts" dans la Grande Pyramide...
5 - Les sarcophages de la première et de la seconde pyramides
6 - L'exploration des pyramides
7 - Le pourquoi de la construction des pyramides; ressemblance entre Égypte et Inde
8 - La période de construction des pyramides et la durée des travaux
9 - Aucune preuve n'atteste que les Hébreux aient participé à la construction des pyramides
10 - Le revêtement des pyramides
11 - Le Sphinx
L'auteur ne précise pas où il est allé dénicher l'information - évidemment non vérifiée - selon laquelle la Grande Pyramide recèlerait "many other passages and apartments", preuve, s'il en était, que l'égyptologie a, depuis Hérodote, pâti d'un enchaînement en cascade de on-dit et autres racontars prêtant le flanc à toutes sortes d'interprétations.

1 - On a fine January morning, I mounted a donkey, and started for the pyramids of Ghiza, the largest in Egypt, located some ten miles from Cairo, on the opposite side of the valley, upon the borders of the great Lybian desert. (...)
I had taken a sort of circular sweep partly around these gigantic structures, and the appearance they presented was imposing indeed, shelved as they are upon an elevation a hundred and fifty feet above the level of the valley I was traversing. But grand and imposing as they appeared, I was not impressed with any thing like a full sense of their magnitude, until I drew near, and felt the humbling power of their awful presence. Their very large size upon the ground, however, neutralizes, to some extent, the effect of their extraordinary height. A tower, not more than fifty feet through at the base, and rising to the same height, (near five hundred feet, or about thirty rods) would be more readily appreciated for its altitude, than if its base, like that of the great pyramid, were spread out over an area of eleven acres of ground.
There was one effect I noticed in nearing them, which struck me with peculiar force. When less than half a mile distant, the blocks of stone of which they are composed, some of them four feet thick, and thirty feet long, appeared no larger than common brick, through one of the purest atmospheres in the world, at the same time that objects seen isolated and alone, at the same distance, and through the same atmosphere, did not contract upon my vision to less than half their real magnitude. I ascribed the effect to the extraordinary size of the structures, the stones of which they are composed bearing about the same proportion to them in magnitude, that common bricks do to an ordinary sized edifice.
2 - The next thing was to prepare for an ascent, and for this every facility was at hand. An Arab Sheik, with a tribe of dependants, is constantly upon the ground, through the traveling season, to aid all who desire it for a price. No one, I believe, attempts to ascend without aid, but some require more, and some less, the fat and lazy requiring three persons each, one to each arm, and one to boost.
The layers retire as they ascend, each one forming a step, varying in both width and height, from a few inches to three or four feet, presenting a very irregular and jagged staircase, reaching from bottom to top, upon all the four sides. (...)
The top is about thirty feet square, covered with massive stone, and looks as though it might originally have risen to an apex. With reluctant step I commenced my descent downwards to the earth ; but the laws of gravitation had now turned in my favor, and with the new stock of energy I had acquired, my task was easy. (...)
3 - Arriving within thirty or forty feet of the bottom, on the North side, we paused at the opening which led to the interior, and entered with lighted candles, descending a passage-way about three or three and a half feet square, lined with polished granite, at an angle of twenty-seven degrees, half sliding and half creeping, until we had reached a distance of near one hundred feet, in a direct line, when, turning a little, we entered another similar, though ascending passage-way, crawling up, up, up, nearly double the distance we had descended, and, at the end of it, found ourselves in the queen's chamber, so called, an apartment seventeen feet by fourteen, and twelve in height. By another similar passage-way, we were conducted to what is called the king's chamber, which is thirty-seven feet by seventeen, and twenty in height. Both apartments are formed of highly polished slabs of rose-colored granite.
4 - Many other passages and apartments have been discovered, but not of equal note. There is a passage downward some two hundred feet, called the well, and another of equal depth communicating with it at the bottom, and also with an apartment sixty-six feet long, cut out of the solid rock which forms the foundation of the pyramid.
5 - Nothing, I believe, has been found in this pyramid (the largest) by the moderns, except a sarcophagus of rose-colored granite, eight feet long, three feet wide, and three deep. In the one near it, a little smaller, were found a sarcophagus and the bones of a bull, the latter being one of the degrading objects of worship to which the ancient Egyptians bowed themselves down.
6 - There are traces, however, of both these pyramids having been entered long before they were explored by modern adventurers, and particularly by the early Saracen conquerors, some of whose names are inscribed upon one or two of the apartments. An Arabian author states that the great pyramid was entered by Almamoun, caliph of Babylon, about ten centuries ago, and that he found, in a chamber near the top, a hollow stone containing a statue, which encased the body of a man, having on a breast plate of gold, set with jewels, to which was attached a sword of inestimable value, with a carbuncle the size of an egg at his head, shining like the light of day, and upon the figure were characters written which no man understood. (...)
7 - The kings of Egypt seem to have regarded their own glorification as the chief end for which a considerable portion of the human race were created, each one doing his utmost to leave behind him some imperishable monument to his memory, at whatever cost. Upon a tomb in Upper Egypt, was to be seen, in the days of Herodotus. this egotistic inscription :" I am Osymandyas, king of kings, if you would know how great I am, surpass my works."
Doubtless these enduring piles were designed for the three-fold purpose of self-glorification, of tumbs for their builders, and of temples of worship. Their enduring character was not only adapted to perpetuate the fame of the builders, but also, in connection with the practice of embalming, to preserve the body inviolate, to be reanimated, after the long series of transmigrations to which the soul was supposed to be doomed, had been passed through, while the remains of objects of worship found in them indicate their use as temples. An Indian Brahmin, after hearing a description of them, pronounced them to be temples at once, and there is said to be considerable resemblance between structures of this kind in Egypt and India.
8 - According to the best authorities, the oldest and largest of the pyramids (the one I ascended and explored) was erected twenty-one hundred years before the christian era. It is stated by Herodotus, that, as a preparatory work, ten years were consumed in building the causeway across the valley from the west bank of the Nile, on which to transport stone - which road, in some places, was forty-eight feet high, being built of polished marble, and adorned with the figures of animals ; a work, he adds, scarcely inferior to that of building the great pyramid itself.
The same author says of the monarch who built it, that he "barred the avenues to every temple, and forbade the Egyptians to offer sacrifices to the gods, after which he compelled them to do the work of slaves. Some he condemned to hew stones out of the Arabian mountains, and drag them to the banks of the Nile ; others were stationed to receive the same, and transport them to the edge of the Lybian desert. In this service a hundred thousand men were employed, who were relieved every three months".
He adds that the pyramid itself was the work of twenty years - all which seems to show that the government, at the time, was in possession of a foreign race of kings, who were hostile to the religion of the country. And it was at this very time that the Shepherd Kings are allowed to have had possession of Egypt. It is supposed, with good reason, to have been from the hatred thus generated in the minds of the Egyptians, that shepherds are said to have been an abomination to the Egyptians, when the family of Jacob arrived in the land of Goshen.
9 - These pyramids appear to have been erected a short time previous to the captivity of Joseph, according to the calculations of our best chronologists. The numerous other pyramids of Egypt, some of which are but little smaller, were built during the thousand years which followed, the earlier part of which term of time embraced the period of Israelitish bondage in Egypt ; but we have no evidence that the Israelites were employed upon any of them. So far as appears, they were tasked only in making brick, doubtless for some kingly structure. In proof that they were employed upon the pyramids, however, we are told, that the workmen upon those structures were fed upon leaks and onions, and that the Israelites in the desert sighed for the leaks and onions and the garlic which were given them in Egypt ; but this only proves that both they and the workmen on the pyramids had the same fare.
10 - According to ancient historians, the pyramids were overlaid with polished stone. The top of the smaller of the two large structures is still thus encased. It is supposed that rude hands have been laid upon them, stripping them of their beautiful exterior to be appropriated to other uses. This casing is said by one author to have been covered with hieroglyphics sufficient to fill ten thousand volumes. (...)
11 - A little way from the great pyramids, and on a scale of magnificence to correspond with them, is to be seen rising out of the sand, the head and shoulders of that nondescript monster, so much in favor with the ancient Egyptians, the Sphynx. All that now appears, the head, neck and shoulders, thirty-five feet in height, represent the human form, while its body, that of the lion, in a recumbent posture, with its paws projecting fifty feet forward, sleeps in undisturbed repose beneath the sands of the desert. It was uncovered by the French, near the beginning of the present century, and the stretch of its back was found to be a hundred and twenty feet. It contains interior apartments, and there are entrances both upon the back, and at the top of the head, the latter, it is suggested, having subserved the arts of the priests in uttering oracles. The countenance is placid and benign, and is supposed to represent the ancient Egyptians, the features not being very unlike those of the present race of Nubians, but more nearly resembling the European than the negro.
This monster is said to be cut out of a spur of the mountain rock, of which it still constitutes a part. It was doubtless an object of worship, the remains of small temples and altars having been discovered in front of it, between the fore legs, with the effects of fire upon the latter, as though burnt sacrifices had .been offered.
This wonderful statue is represented by those who have seen it in an uncovered state, to have exhibited a most marvellous beauty and symmetry of parts, and to have excited the astonishment of travelers beyond anything to be seen in Egypt.
But it was a mere pigmy to the image which one of the creatures of Alexander proposed to construct to his memory, by converting Mount Atlas into a statue, one foot of which should contain a city of ten thousand inhabitants, while from the other a river poured into the sea. There could scarcely have been, however, a serious thought of executing it.

lundi 26 avril 2010

La construction de la Grande Pyramide, selon Vivant Denon (XVIIIe-XIXe s.) : une "immense entreprise, où les hommes semblent avoir voulu se mesurer avec la nature"

Complétant une première note consacrée à Dominique Vivant Denon (voir ICI), le texte ci-dessous de ce même auteur est extrait cette fois-ci du tome 3 de Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, publié en 1803.
Il s'agit du commentaire apporté par Vivant Denon à quelques illustrations, réalisées par lui, de l'intérieur de la Grande Pyramide.
La lecture, sur les reproductions des illustrations que j'ai choisies, des repères auxquels se réfère l'auteur n'est pas très aisée. Mais cette difficulté n'enlève rien, me semble-t-il, à la précision de la description. J'ai gardé, dans le cours du texte, les deux termes de "hissement" et "ragréement" qui, s'ils n'existent pas dans nos dictionnaires actuels, n'en sont pas moins explicites.


"Coupe de la pyramide ouverte, appelée le Chéops, par laquelle on peut prendre une idée des galeries qui conduisent aux deux chambres sépulcrales, qui paraissent avoir été les seuls objets pour lesquels on avait construit ces espèces d'édifices. G, l'entrée de la première galerie, qui était recouverte par le parement général, et qui apparemment avait à cet endroit quelque particularité qui aura pu faire découvrir cette entrée lorsqu'on en a tenté la fouille. La galerie G jusqu'à H se dirige vers le centre et à la base de l'édifice ; elle a soixante-cinq pas de longueur, que l'on est obligé de faire d'une manière si incommode que l'on ne doit les estimer qu'à cent soixante pieds. Arrivé à H, l'incertitude, causée par la rencontre de deux blocs de granit L, a égaré la fouille, et en a fait tenter une dirigée horizontalement dans la masse de la fabrique ; cette excavation abandonnée, on est revenu au point I ; et, fouillant autour des deux blocs jusqu'à vingt-deux pieds en remontant, on a trouvé l'entrée de la rampe ascendante K, qui, jusqu'à M, a cent vingt pieds. On monte cette galerie étroite et rapide en s'aidant d'entailles faites dans le sol, et de ses bras contre les côtés de cette galerie étroite ; la fabrique en est de pierre calcaire, liée avec un ciment de brique.
Arrivé au haut de cette rampe, on trouve un nouveau palier M, d'environ quinze pieds carrés ; à droite est une ouverture N, qu'on est convenu d'appeler le Puits, et qu'à l'irrégularité de son orifice on peut croire être encore une tentative de fouille : il faudrait du temps, de la lumière et des cordes pour s'assurer avec exactitude de sa profondeur et de sa direction ; on entend qu'elle cesse bientôt d'être perpendiculaire par le bruit qu'y fait la chute d'une pierre. Ce puits a deux pieds sur 18 pouces de diamètre ; il faudrait faire une fouille pour pouvoir hasarder quelque conjecture sur cette excavation ; à droite de ce trou, est une galerie horizontale O, de 170 pieds, se dirigeant au centre de l'édifice, au bout de laquelle est l'entrée d'une chambre dite de la reine, E : sa forme est un carré long de 18 pieds 2 pouces sur 15 pieds 8 pouces; sa hauteur est incertaine, parce qu'une avide curiosité en a fait bousculer le sol, et creuser une des parties latérales, et que les décombres de toutes ces violations ont été laissés sur la place. La partie supérieure a la forme d'un toit d'angle à peu près équilatéral ; aucun ornement, aucun hiéroglyphe, aucun vestige de sarcophage. Une pierre calcaire fine, et liée d'un appareil recherché, fait tout l'ornement de cette pièce. (…)
À quoi cette chambre a-t-elle été destinée ? Était-ce pour mettre un corps ? Dans ce cas, la pyramide, bâtie à dessein d'en mettre deux, n'a pas été fermée à une seule époque ; en cas d'attente, et que cette seconde sépulture fût effectivement celle de la reine, les deux blocs de granit, dont j'ai déjà parlé, et qui sont à l'entrée des deux galeries inclinées, étaient donc réservés à clore définitivement l'ouverture des deux chambres, et des galeries adjacentes.
Revenons sur nos pas jusqu'à la plate-forme du puits M, où, en se hissant de quelques pieds, on se trouve au bas d'une grande et magnifique rampe, P Q, de 180 pieds de longueur, se dirigeant aussi vers le centre de l'édifice ; sa largeur est de 6 pieds 6 pouces, dans laquelle il faut comprendre deux parapets de 19 pouces de diamètre, percés, par espace de 3 pieds 6 pouces ; de trous longs de 22, larges de 3. Cette rampe était sans doute destinée à monter le sarcophage ; les trous avaient servi à assurer par quelque machine le hissement de cette masse sur un plan aussi incliné ; la même machine avait sans doute nécessité des entailles au-dessus de la partie latérale de chacun de ces trous, qui ont été réparés ensuite par un ragréement. Cette galerie se ferme peu à peu jusqu'à son plafond par huit retraites de 6 pieds de hauteur ; ce qui, joint à 12 qu'il y a du sol jusqu'à la première plate-bande, donne 60 pieds de clef à cette étrange voûte.
Arrivé au-dessus, en s'aidant d'entailles assez régulières, mais modernes, on trouve une petite plateforme, puis une espèce de coffre de granit C, dont les parties latérales, soutenues par la masse générale de l'édifice, étaient destinées à recevoir dans le vide qu'elles laissaient des blocs de même matière, qui, hersés dans des rainures saillantes et rentrantes, devaient masquer et défendre à jamais la porte de la principale sépulture.
Il a fallu sans doute des travaux immenses pour construire d'abord et détruire ensuite cette partie de l'édifice ; ici, l'enthousiasme superstitieux s'est trouvé aux prises avec l'ardente avarice, et la dernière l'a emporté.
Après la destruction de treize pieds d'épaisseur de granit, on a découvert une porte carrée F, de 3 pieds 3 pouces, qui est l'entrée de la pièce principale D, de forme carrée, longue de 16 pieds sur 32 de large, et de 18 pieds de hauteur ; la porte est à l'angle du grand côté, comme à la chambre d'en-bas. Vers le fond, à droite en entrant, est un sarcophage isolé, de 6 pieds 11 pouces de long sur 3 pieds de large, et 3 pieds 1 pouce 6 lignes d'élévation. Quand on aura dit que ce tombeau est d'un seul morceau de granit, que cette chambre n'est qu'un coffre de même matière, avec un demi-poli d'un appareil assez précieux pour qu'il n'ait point nécessité de ciment dans tout son appareil, on aura décrit cet étrange monument, et donné l'idée de l'austérité de sa magnificence.


Le tombeau est ouvert et vide, sans qu'il soit resté aucun vestige de son couvercle ; la seule dégradation dans toute cette chambre est la tentative d'une fouille à un des angles, et deux petits trous à peu près ronds, à hauteur d'appui, auxquels des curieux ont attaché trop d'importance.
C'est ici que se termine le voyage, comme c'est là qu'il parait qu'ait été le but de cette immense entreprise, où les hommes semblent avoir voulu se mesurer avec la nature.
Le citoyen Grosbert, ingénieur, qui a séjourné aux Pyramides, qui en a fait un plan en relief, que l'on voit avec intérêt au Jardin national des plantes, et une explication dans un livre intitulé, Description des pyramides de Djyzéh, de la ville du Caire et de ses environs, donne au Chéops 728 pieds de base, et évalue sa hauteur à 448 pieds, en comptant la base par la moyenne proportionnelle de la longueur des pierres, et la hauteur par l'addition de la mesure de chacune des diverses assises. D'après les calculs du citoyen Grosbert et de M. Maillet, la chambre sépulcrale est à 160 pieds au-dessus du sol de la pyramide.
La base de la pyramide appelée Chefrenes est estimée par le même auteur de 655 pieds, et en élévation de 398 pieds ; sa couverte, dont il existe encore quelque chose à sa partie supérieure, est un enduit formé de gypse, de sable et de cailloux. Le Miserinus, ou troisième pyramide, dit encore le citoyen Grosbert, a 280 pieds de base, et 162 d'élévation : je renverrai mes lecteurs à cet écrivain pour les plans et les détails que je n'ai pas eu le temps de prendre, et que ses connaissances dans cette partie ont mis dans le cas de donner avec l'exactitude que mérite l'importance de ces édifices, et l'intérêt qu'ils inspirent." (commentaire de la planche XX)

samedi 24 avril 2010

"Nos soi-disant savants qui racontèrent n'importe quoi à propos des pyramides ne méritent même pas qu'on leur fasse l'honneur d'une réfutation" (Giovanni Miani – XIXe s.)

L'explorateur italien Giovanni Miani (1810 -1872) se rendit en Égypte en 1859, d'où il débuta son long voyage à la recherche des sources du Nil.
Dans la Rivista contemporanea, 1862, il consacra un long développement aux pyramides de Guizeh d'où j'ai extrait les deux textes suivants. Je n'ai pas réussi à élucider certains détails pour lesquels je me suis contenté d'avancer quelques suggestions. Mais sans garantie aucune d'exactitude. Tous compléments d'information ou interprétation seront donc les bienvenus...
Giovanni Miani (illustration extraite de Wikimedia commons)

Avant de donner une vraie explication, évoquons les idées suivantes émises par des hommes sérieux, mais qui n'en font pas moins rire.
Dans L'Illustration du 20 décembre 1855, page 423, j'ai lu un article de M.Silvestre, où il est écrit que les pyramides furent édifiées par les Égyptiens pour servir de phares pour les caravanes du désert et pour les capitaines qui naviguaient sur le Nil durant les inondations. Il semble impossible que l'Académie des Sciences, dans sa séance du 10 décembre, ait pu assister à une telle lecture sans faire les commentaires qui se devaient au sieur Jobard.
De Persigny, autre archéologue célèbre, voulut que les pyramides servissent de digues contre les sables du désert.
De nombreux savants estimèrent que les pyramides furent des greniers : mais où trouvèrent-ils les vides, si l'on fait exception des deux petites cellules ?
Champollion, qui voyait tout à sa façon, a induit que les pyramides furent des tombes, parce qu'il y vit une cuve qu'il prit pour un sarcophage. Mais dans les sarcophages égyptiens, les parois internes ont une forme humaine, comme la caisse en bois qui contient une momie, alors que la cuve en question a des parois droites.
Les tombes des rois se trouvaient à Thèbes, lorsque Memphis était la ville sacrée. Les Ptolémées résidaient à Alexandrie, mais on ne peut découvrir leurs tombes.
Ibn-Kordadieh (1), dans son traité sur les monuments merveilleux, dit avoir lu un vieux livre sabéen, qui expliquait comment les deux grandes pyramides servirent du sépulture à Agat-demon (2) et Ermet (3), préfets sabéens, comment y furent ensevelis l'Épouse et le Fils et comment ces monuments étaient destinés aux esprits purs. Hermès était alors Osiris ; le Soleil, l'Épouse : la Lune, le Fils (4) ; Horus (Oro), l'univers céleste (etere).
Étant donné que les mystères étaient célébrés dans les pyramides, quand les initiés y étaient introduits, ils étaient aspergés d'eau du Nil que l'on puisait à partir du puits intérieur et que l'on déposait dans la cuve [comme celle de la chambre du Roi]. Ce rite correspond à l'eau lustrale des Gentils et à l'eau bénite des Chrétiens.
Nos soi-disant savants qui racontèrent n'importe quoi à propos des pyramides ne méritent même pas qu'on leur fasse l'honneur d'une réfutation.
Les pyramides étaient des temples dédiés au Soleil, ainsi qu'à Amon, créateur de tout ce qui existe.
Dupuis (5), faisant preuve d'une plus grande sagesse que tous les autres, a écrit sur ce sujet. Au moment des solstices, affirme-t-il, le Soleil, en se levant au-dessus de la ligne équatoriale, illumine trois faces des monuments, jusqu'à ce qu'il atteigne l'oblique de la quatrième face qu'il illumine également. Il semble que les Égyptiens surent comment le Soleil, parvenu à son zénith, s'arrête au moins un petit moment. Pour cette raison, ils dédièrent ces monuments, tels des piédestaux, à la divinité qui daignait s'arrêter au-dessus.
En descendant, le Soleil ré-éclairait les quatre faces jusqu'au moment où, parvenu à l'oblique, il laissait dans l'ombre la face est pour illuminer les autres faces jusqu'au couchant.
J'ai constaté moi-même ce phénomène qui se renouvelle en l'espace de 17 jours jusqu'à ce ce qu'il cesse suite à un léger éloignement de la Terre. Ainsi la Divinité créatrice principale était en dehors du temple, comme si elle ne pouvait y être contenue.
Les pyramides étaient donc des gnomons astronomiques, comme les obélisques dont, après tant de siècles, on ignore toujours la fonction.
Il semble incroyable qu'un éminent esprit tel que Voltaire ait répété une idiotie due à l'abbé Bazin à propos des pyramides. "J'ai vu les pyramides,dit-il, et je n'en ai point été émerveillé. J'aime mieux les fours à poulets, dont l'invention est, dit-on, aussi ancienne que les pyramides. Une petite chose utile me plaît ; une monstruosité qui n'est qu'étonnante n'a nul mérite à mes yeux. Je regarde ces monuments comme des jeux de grands enfants qui ont voulu faire quelque chose d'extraordinaire, sans imaginer d'en tirer le moindre avantage."
On voit par là que Bazin n'aimait que la gastronomie !

La connaissance de l'époque à laquelle furent érigées les pyramides était déjà perdue quand les philosophes grecs voyagèrent en Égypte.
La forme triangulaire étant la plus solide, ces pyramides furent ainsi construites, et il est nécessaire de s'en approcher pour connaître la masse grandiose de ces édifices qui sont de véritables montagnes.
Étant relégués à Gessen, et non à Memphis, les Hébreux ne virent pas les pyramides. C'est la raison pour laquelle la Bible n'en fait pas mention. Josèphe, dans ses Antiquités judaïques, prétend de manière erronée que les Hébreux ont travaillé à la construction des pyramides.
Les pierres énormes sont posées sans utilisation de chaux. Elles sont néanmoins si bien jointes que la pointe d'un couteau n'y peut pénétrer. À l'intérieur, on trouve des blocs de granit assemblés lors de la construction. Les degrés ne servent pas à faciliter l'ascension ; il faut plutôt penser qu'ils ne furent pas finis, ou bien que le revêtement de granit qui couronne encore le sommet de la seconde pyramide fut démoli.
Bien que la pierre des pyramides soit calcaire, en Égypte, tout se conserve, et les édifices les plus anciens semblent avoir été construits seulement hier !
Hérodote affirme que 100.000 hommes furent employés à la construction de la première pyramide, dix années pour tailler et transporter les pierres, et vingt années pour réaliser cette masse mystérieuse qui renfermait à l'intérieur peu de pièces, de petits couloirs et un puits.
Les rois de la IVe dynastie memphite furent les fondateurs des pyramides de Guizeh, Khéops ayant vécu 21 siècles avant Jésus-Christ. Nous pensons que ces pyramides sont postérieures à celles de Saqqarah, car elles sont mieux conservées. (…) Bien qu'elles soient anciennes, nous avons raison de croire qu'elles sont également postérieures aux obélisques dont l'angle aigu est à l'origine de l'angle obtus colossal [que l'on voit au sommet des pyramides].
L'imagination des Arabes surpasse celle de tout autre peuple. Peut-être ont-ils copié l'idée de la tour de Babel lorsqu'ils soutinrent que les pyramides furent construites avant le Déluge, pour la simple raison qu'ils ont découvert une inscription, traduite en coufique, qui, selon Abu Zeid el-Balhi, aurait établi à quelle époque le signe de la Lyre se trouvait dans celui du Cancer. En comptant le temps écoulé jusqu'à l'Hégire, ils comptèrent 72.000 années avant Mahomet.
Mohamed-Abdullah-ben-Abdul-Hokm affirme que, si ces pyramides avaient été construites après le Déluge, les hommes auraient conservé quelque notion de cet événement. Avant l'explication astronomique de Dupuis, ces monuments restaient un mystère. (...)
Traduction de l'italien par Marc Chartier

(1) De quel auteur s'agit-il ? Peut-être du géographe arabe Ibn Khordadbeh...
(2) Ce nom fait-il référence à  Agathodémon, divinité de l'Égypte antique ?
(3) Ce nom, ainsi écrit par l'auteur, est évidemment proche de "Ermete", orthographe que l'on trouve immédiatement après dans le texte et qui signifie "Hermès".
(4) Je rappelle que le Soleil (al-shmems), dans la langue arabe, est un mot féminin, alors que la Lune (al-qamar) est un mot masculin.
(5) Sans doute Victor Dupuis (1777-1861)