mardi 6 avril 2010

La "grandiose simplicité" et la "beauté sereine" des pyramides, selon Marius Fontane (XIXe s.)

Dans le tome de son Histoire universelle consacré "aux" Égyptes (de 5000 à 715 av. J.-C.), l'orientaliste et historien Marius Étienne Fontane (1838-1914) (*) décrit la IVe dynastie comme le point culminant de la civilisation de l'Ancien Empire.
Cette admiration lui inspire des propos dithyrambiques sur les chefs-d'œuvre de l'art que sont les pyramides, quitte à l'amener à commettre quelques imprécisions dans son interprétation des structures internes de la pyramide de Khéops.
Pour les besoins de sa démonstration, l'auteur part des réactions primesautières des "voyageurs hâtés" qui ne voient dans la construction des pyramides qu'un "enfantillage" (entasser simplement des pierres les unes sur les autres) pour aboutir à l'appréciation mesurée, argumentée, convaincante de celui qui est sensible aux choses de l'art, fussent-elles aussi imposantes qu'un édifice d'une "grandeur démesurée".

Photo Marc Chartier
"La construction de la grande pyramide dut évidemment exiger une énorme dépense d'efforts ; les Égyptiens, certainement, y travaillèrent en grand nombre. Mais rien encore n'est venu confirmer la "haine" que les ouvriers auraient vouée au pharaon constructeur. On peut dire, au contraire, que des témoignages sérieux, bien qu'indirects, détruisent les affirmations des historiens grecs. Si le peuple d'Égypte avait détesté le pharaon constructeur de la première grande pyramide, comment le successeur de ce pharaon aurait-il eu l'idée d'édifier un monument semblable, immédiatement, et au même endroit ? (…)
Œuvres d'art, les pyramides demeurent incomprises à ceux qui ne les ont jamais considérées que comme une formidable curiosité. Debout devant elles pour la première fois, Ch. Lenormant disait :"C'est avec une sorte d'ébahissement stupide que l'on parcourt tout cela... L'inutilité a des bornes comme tout le reste... On est tenté de ranger les pyramides parmi ces grandes badauderies dévolues à l'amusement et à l'occupation éternels des sots qui composent la majorité du genre humain." Le même Ch. Lenormant, peu de temps après, écrivait :"Déjà j'en suis aux regrets d'avoir blasphémé contre les pyramides, que mon esprit a fini par accueillir pour ne s'en jamais séparer."
Cet entassement vertigineux de blocs superposés, formant une série de gradins gigantesques, s'inutilisant en quelque sorte à mesure qu'ils s'élèvent, puisqu'ils vont finir en pointe et ne conduisent à rien, étonne d'abord, choque ensuite, finit même par irriter. Un mot exprime l'impression ressentie : Pourquoi ? Un peu d'attention accentue l'impression première, déplorable. La construction, en fait, est un enfantillage ; placer des pierres les unes sur les autres est une puérilité évidemment, et la disproportion de l'effort accompli, de la persévérance dépensée, de la ténacité mise en œuvre, avec le résultat obtenu, froisse l'esprit, le chagrine. Malgré soi, comme d'instinct, devant cette énormité, l'homme de nos siècles se révolte. Il y a souffrance positive, pour notre civilisation, à constater une "dépense inutilisée", la "perte" d'une force.
Les pyramides ne sont, au regard du passant, qu'une architecture monotone, calme, dont la simplicité l'inquiète. L'artiste et le philosophe se recueillent devant ces monuments extraordinaires. Voici la grande pyramide de Chéops. Sa largeur à la base est de 232 mètres ; sa hauteur, de 146 mètres ; elle couvre 8 hectares de terrain ; elle absorbe 2.560.000 mètres cubes de pierres, avec lesquelles on bâtirait un mur haut de 2 mètres et qui enceindrait la France tout entière. Est-ce un entassement brutal ? Non, certes. Les pierres en furent bien appareillées, taillées à arêtes vives, et chacune, d'un poids effrayant, mise exactement à sa place. L'orientation des pyramides en fut calculée et exécutée avec tant de précision qu'elles purent servir de gnomons, déterminer les solstices et les équinoxes, servir à fixer la durée de l'année solaire.
La constatation de tant de recherche dans l'exécution d'une telle énormité impose l'attention, excite le respect ; le dédain absolu de l'effet factice qui caractérise le monument fait de l'architecte des pyramides un artiste convaincu ; la grandiose simplicité de son œuvre dit sa foi artistique, la netteté de sa pensée, la haute conception de son génie. L'art qui dissimule sa science, ou, pour dire mieux, qui dédaigne de l'étaler, de la crier aux yeux, qui cache le labeur, qui ne se vante pas de l'effort et ne donne que la solution ramenée à son expression la plus réduite, c'est le grand art, et il n'est pas surprenant que l'artiste seul en puisse saisir, en puisse exprimer la beauté sereine. "Ces montagnes de calcaire, a écrit Charles Blanc, ne sont pas seulement le produit de la force et de l'audace, elles ne sont pas une accumulation uniforme de pierres superposées ; elles sont, au contraire, d'une régularité parfaite et inconcevable pour le temps qui les vit s'élever. Dans leur grandeur démesurée, on trouve des mesures d'une prodigieuse exactitude ; leurs dimensions sont des proportions ; leur immensité est finie ; elles sont délicatement énormes."
L'art que les pyramides cachent exprès est aussi grand que l'art résumé qu'elles montrent. C'est dans l'intérieur qu'il faut aller chercher une surprise. Sur la face nord, à la hauteur de la quinzième assise, une entrée, qu'il a fallu découvrir, donne accès à une sorte de "tuyau" rectangulaire, incliné, qui descend d'abord une pente raide et remonte ensuite, pour se diviser en deux branches, dont l'une, descendante, et de même dimension, va jusqu'à trente mètres au-dessous de la base du monument, tandis que l'autre, élargie, monte. Peu après ce point d'intersection, une galerie nettement horizontale conduit à un vide ou "chambre, dite de la Reine", dont les blocs du plafond, en forme de toit, donnent un angle très hardi. La galerie, large, montante, flanquée de banquettes, et ayant dans ses parois comme des niches destinées peut-être à recevoir des flambeaux, aboutit à la grande chambre centrale, au tombeau du pharaon. L'entrée, précédée d'une petite salle et d'un corridor très étroit, est basse au point d'obliger le visiteur à se courber.
La chambre sépulcrale est une merveille de l'art de la construction. Un bloc de granit, comme suspendu, "menace d'écrasement" le téméraire qui vient troubler le sommeil du pharaon. Le plafond, d'un poids redoutable, et qui n'aurait pas pu supporter la charge de toute la partie de la pyramide pleine qui est au-dessus de lui, est admirablement protégé : immédiatement au-dessus du plafond, cinq blocs de granit, séparés par des intervalles, sont surmontés à leur tout par des "blocs inclinés" formant un triangle et laissant un vide qui allège complètement le plafond de la chambre inférieure. Ces blocs inclinés reposent, par leur extrémité basse, sur la pyramide elle-même, des deux côtés, et conduisent ainsi hors de la chambre tout le poids supérieur du monument. De ces pierres énormes, pas une seule n'accuse le moindre infléchissement. Est-ce que la dissimulation voulue de ce prodige ne donne pas au monument une grandeur proportionnelle, au moins, à la somme de travail que la solution du problème architectural représente ? Et n'est-ce pas accomplir une œuvre d'art de premier ordre, qu'exprimer ainsi simplement que l'a fait l'architecte de Chéops, et en un seul fait, la destination de l'œuvre exécutée et l'importance de son exécution ?
La pyramide défie les siècles, parce que le pharaon qui y repose défie la mort ; l'œuvre devait signifier l'éternité, et non seulement réaliser son symbolisme, en effrayant les hommes qui songeraient à détruire le monument humain, mais encore tromper la curiosité de l'avenir en dissimulant les secrets de l'exécution magnifique. Les pyramides sont une œuvre d'art, parce qu'elles expriment complètement une pensée, et n'expriment que cette pensée. Elles sont belles, parce que leur auteur chercha la perfection, comme l'a dit Renan, dans l'absolue sincérité. En ne les comprenant pas, les voyageurs hâtés les classent. Elles sont œuvre d'art, en effet, précisément parce que hors de leur but, de leur époque et de leur milieu, elles deviennent incompréhensibles ; elles sont chefs-d'œuvre, parce qu'elles résument une idée complètement, simplement, sans impatience, sans bruit.
L'édification d'une pyramide était une grande préoccupation pour le pharaon qui l'entreprenait ; on y travaillait dès le début de son règne. Des "fonctionnaires" étaient envoyés à la recherche du bloc de granit ou d'albâtre dans lequel on devait tailler le sarcophage du souverain. Des troupes d'Égyptiens étaient employés aux carrières pour y tailler, à plein roc, les pierres du monument, les transporter, les mettre en place. Il a été souvent écrit que des "populations de villes entières" avaient été ainsi distraites de leur vie libre pendant de longues périodes d'années pour l'exécution du chef-d'œuvre. On a évalué à dix années le temps employé à la seule construction de la chaussée par laquelle les blocs devaient être apportés sur le plateau. Cette chaussée était de pierre, et son exécution est un travail presque aussi important que celui de la pyramide. On peut dire que pendant vingt années une centaine de mille hommes furent employés à la construction de la grande pyramide de Chéops."

(*) Marius Étienne Fontane fut secrétaire de Ferdinand de Lesseps. En 1854, il occupa des fonctions d'encadrement au sein de la Compagnie du Canal de Suez. Administrateur du Canal de Panama, il fut arrêté en 1893, avec Charles de Lesseps et Gustave Eiffel, lors du scandale de financier de cette compagnie, puis condamné pour escroquerie, abus de confiance et corruption.

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