lundi 12 avril 2010

"Les plus anciens ouvrages sortis de la main des hommes" (Léonce Reynaud - XIXe s., à propos des pyramides égyptiennes)

Léonce Reynaud (illustration extraite de www.enpc.fr)
L' architecte et ingénieur français Léonce Reynaud (1803-1880) a été professeur d'architecture à l'École polytechnique, directeur du Service des phares et balises et directeur de l'École des ponts et chaussées.
Le texte que j'ai choisi est extrait de son Traité d'architecture, 2e partie, 1860-1863.
Après des considérations sur l'art funéraire des Égyptiens et ses différentes expressions, l'auteur se limite à une description de la plus grande des pyramides de Guizeh, sans se livrer réellement à des conjectures sur les aspects techniques du déroulement du chantier de construction. Il se contente simplement d'affirmer, tel un bon professeur habitué à noter les copies de ses élèves, que "ces travaux ont été exécutés avec une très remarquable précision" - parole d'expert ! Il se livre toutefois à une seule interrogation sur le "comment" de la mise en place du revêtement de la pyramide : fut-ce par adjonction de blocs pour remplir les angles rentrants des degrés, ou bien par taille des arêtes saillantes des blocs déjà en place ? Cette question, aux yeux de l'auteur, reste en suspens.

"Aucun peuple ne s'est préoccupé autant que les Égyptiens de tout ce qui est relatif à la sépulture ; on dirait que l'ensevelissement des morts et la construction des tombeaux étaient à leurs yeux le principal but de la vie, et il est certain qu'une notable partie de la nation y était exclusivement consacrée. Des prescriptions religieuses, d'accord avec les exigences de l'hygiène publique, ne leur permettaient pas d'abandonner les cadavres à la décomposition naturelle, et l'on sait avec quel art ils pratiquaient l'embaumement. Il n'est pas une de nos collections d'antiquités qui ne renferme plusieurs momies dans un état parfait de conservation. Même un grand nombre d'animaux étaient desséchés immédiatement après la mort, de manière à pouvoir être empilés dans de vastes nécropoles, sans qu'il en résultât aucune émanation dangereuse. On a trouvé, en quelques points de l'Égypte, des amoncellements prodigieux d'animaux de diverses espèces ainsi préparés, et entremêlés de momies humaines.
Les Égyptiens n'attachaient pas moins d'importance à préserver les tombeaux de toute violation. Vastes et innombrables, ces monuments étaient disposés dans l'espoir d'assurer une éternelle conservation aux précieux dépôts qui leur étaient confiés. C'étaient des grottes naturelles, d'anciennes carrières, de longues galeries percées dans les rochers, des puits profonds, ou de massifs monuments élevés au-dessus du sol avec le plus grand luxe de solidité ; et chacun d'eux était hermétiquement fermé dès qu'il était rempli, ou que s'était éteinte la famille à laquelle il appartenait. L'entrée était souvent même masquée avec soin, de manière à ne pouvoir être jamais retrouvée. On voulait garantir la mort, non seulement des injures du temps, mais encore de celles des humains. C'était vouloir l'impossible.
Les tombeaux de l'Égypte antique peuvent se diviser en deux grandes classes : ceux qui s'élèvent au-dessus du sol, et ceux qui sont creusés dans ses profondeurs.
Parmi les premiers, la forme la plus habituelle est celle de la pyramide quadrangulaire. D'où provient-elle ? A-t-elle été inspirée par celle du tumulus, de la tombe primitive, naturelle pour ainsi dire, qui provient de l'amoncellement au-dessus du cadavre des terres extraites pour lui faire place ? Est-elle une imitation des montagnes qui, aux abords de Thèbes, la ville sacrée, étaient destinées aux sépultures, et aurait-on exécuté des montagnes artificielles faute d'en trouver d'autres à proximité ? Ces questions sont pendantes, et il ne nous appartient point de les traiter. Nous dirons cependant que, si nous devions [nous] prononcer, ce serait en faveur de la première hypothèse, à l'appui de laquelle de sérieuses considérations peuvent être invoquées. Il est à remarquer, en effet, que, s'il est permis de comparer les grandes pyramides à des montagnes, il n'en est pas de même pour les petites qui étaient très nombreuses autrefois, et que, si l'on avait voulu se placer dans des conditions analogues à celles des environs de Thèbes, au lieu d'élever des pyramides isolées, il eût été plus simple et plus vrai d'établir un massif continu, dans lequel les tombes eussent été creusées après coup, ou ménagées dès le principe. Telle est, du reste, la disposition qui avait été adoptée dans le Delta, où Champollion a trouvé les ruines d'une immense enceinte, entourée par une muraille en briques, qui n'avait pas moins de 18 mètres d'épaisseur sur 21 mètres environ de hauteur, et qui était criblée d'une multitude de petites chambres funéraires.
Les plus célèbres pyramides sont celles du plateau de Gizeh, près de Memphis ; on en compte trois grandes et plusieurs petites, et il est admis aujourd'hui qu'elles appartiennent à des rois de la quatrième dynastie, ce qui les fait remonter à plus de quatre mille ans avant notre ère. Ce sont, ainsi que d'autres monuments de même genre trouvés à Sakkara, les plus anciens ouvrages sortis de la main des hommes, qui soient venus jusqu'à nous. Ce sont en même temps les plus vastes que nous connaissions.
La plus grande de ces pyramides, tombeau qu'Hérodote attribue à Chéops, mais qui paraît avoir été celui de Souphis, avait 232 mètres de largeur à la base sur 146 mètres de hauteur. C'était un massif de plus de 2.000.000 mètres cubes. Ses dimensions ne sont pas tout à fait aussi considérables aujourd'hui que l'enveloppe extérieure du monument et quelques assises de sommet ont disparu.
La première assise est posée sur le rocher, qui a été entaillé pour la recevoir, et a été coupé au-dessous en forme de socle. Les assises suivantes sont placées en retraite les unes sur les autres, et forment ainsi une série de gradins, qui sont au nombre de 203. Il y en avait au moins deux de plus autrefois, car la pyramide est actuellement terminée par une petite plate-forme.
Le massif intérieur de la construction est exécuté en pierres calcaires, tirées du rocher même sur lequel elle est établie, et les gradins extérieurs sont formés de blocs de grandes dimensions, extraits sur l'autre rive du Nil. Ces blocs sont appareillés et travaillés avec une extrême précision ; chaque assise est encastrée, sur 0m,05 environ de hauteur, dans l'assise immédiatement inférieure, de manière à établir une solidarité parfaite entre les diverses parties du parement. Aussi, tous les voyageurs ont-ils remarqué avec admiration la rectitude des arêtes de ce prodigieux édifice. Cependant ces gradins étaient recouverts par des pierres prismatiques, disposées de manière à former chaque face de la pyramide d'un plan continu.
À 15 mètres environ au-dessus de la base, sur la face N. du monument (les faces de ces pyramides sont très exactement orientées), est une ouverture dont le toit est supporté par de grandes pierres qui s'arc-boutent réciproquement. Elle donne entrée à un passage par lequel on pénètre dans l'intérieur de la pyramide. Ce couloir est incliné à 26° sur l'horizon, et a environ 1m,80 de largeur sur autant de hauteur. Parvenu au niveau du sol, il se poursuit, creusé dans le roc, jusqu'au centre du monument, où se trouve une salle également taillée dans le rocher, et qui paraît ne pas avoir été achevée.
Un autre passage incliné, mais ascendant, s'ouvre à 36 mètres environ du point de départ du premier, et aboutit à un palier dans lequel débouchent deux autres couloirs. Près de ce palier, est un puits fort étroit et irrégulièrement tracé, aboutissant à peu de distance du caveau central. L'un des couloirs est horizontal, et donne entrée dans une chambre, dite chambre de la Reine, qui a 6 mètres de long sur 5m,20 de large, dont les murailles sont revêtues de blocs de granite, et dont le toit est formé de longues dalles de même pierre s'arc-boutant réciproquement.
L'autre couloir, plus large et surtout plus élevé que les précédents (2 mètres sur 20 mètres), est ascendant, et ses parois sont formées d'assises de granite, qui ont même pente que lui, et sont posées en encorbellement les unes sur les autres, à partir de 4 mètres environ au-dessus du sol.
Son plafond est ainsi réduit à être sensiblement de même largeur que ceux des autres passages. À l'extrémité de cette grande galerie est un vestibule qui donne entrée dans la chambre du Roi. Cette salle, la plus importante du monument, a 10m,50 de longueur sur 5m,15 de largeur et 6m,12 de hauteur. Elle est entièrement exécutée en granite, et elle est couverte par un plafond qui est formé de neuf longues dalles portant d'un mur sur l'autre. Afin de prévenir la rupture de ces dalles, cinq plafonds successifs, séparés les uns des autres par des intervalles variables, ont été établis au-dessus de celui de la salle, et les blocs considérables qui forment le dernier s'arc-boutent, comme ceux de la chambre de la Reine, de manière à résister à la charge qu'ils supportent.
Enfin, deux petits canaux ascendants, probablement destinés à assurer la ventilation de la salle, ont leurs points de départ près du niveau du sol.
On trouve dans cette salle un sarcophage de granite dont le couvercle a été brisé, mais on n'y voit ni pointures si sculptures. Elle est même complètement dépourvue d'inscriptions.
Ces travaux ont été exécutés avec une très remarquable précision, et surtout dans les chambres, qu'on avait cependant l'intention de soustraire à tout jamais aux regards. Les énormes blocs qui forment les revêtements intérieurs sont taillés avec une telle exactitude que leurs joints s'aperçoivent à peine.
La disposition générale de ces monuments est plus admirable encore que leur exécution ; elle est profondément judicieuse, et il est certain qu'aucune autre ne satisferait mieux à toutes les données du problème difficile qu'elle devait résoudre.
Dès qu'un pharaon montait sur le trône, il s'occupait de sa demeure éternelle, pour en poursuivre les travaux pendant toute la durée de son règne, et sachant qu'ils seraient arrêtés à sa mort ; il fallait donc une forme d'édifice qui admît un achèvement rapide, se prêtât à une longue suite de travaux, et fût toujours cependant sur le point d'être terminée.
Les pyramides remplissaient ces conditions, aussi bien que les excavations souterraines. Dans le monument qui vient d'être décrit, on a dû commencer par la chambre centrale creusée dans le roc, au-dessus de laquelle on aura élevé une pyramide de dimensions restreintes ; puis, la pyramide s'augmentant par addition d'assises sur les quatre faces, on aura élevé la chambre sépulcrale, laissant la première inachevée, et de là la chambre dite de la Reine ; enfin, le pharaon vivant toujours, la pyramide continuant à se développer, une nouvelle chambre aura été établie à plus grande hauteur. Il est à remarquer que l'importance de ces chambres va croissant dans l'ordre que nous venons de suivre, et qu'il a y plus d'art et de science de construction dans la troisième que dans la seconde.
La disposition par gradins du parement extérieur se prêtait parfaitement aux extensions, et elle avait en outre le mérite de faciliter l'exécution des travaux, puisque les pierres se montaient d'un gradin sur l'autre. Immédiatement après la mort du roi, on pouvait ou remplir les angles rentrants des gradins de manière à former une surface continue, ou abattre les arêtes saillantes des pierres déjà posées. On fermait ensuite la chambre sépulcrale par de grandes dalles de granite, ainsi que l'entrée du couloir qui y donnait accès. On avait en outre, dans celle de Chéops, bouché le couloir au point où il commence à monter, au moyen de gros blocs également en granite.
Les pyramides de Gizeh appartiennent à une immense nécropole, qui est composée en majeure partie de sépultures souterraines, creusées dans le rocher, et auxquelles on arrivait par des puits de section rectangulaire. Les petites pyramides y étaient en nombre considérable.
C'est là aussi que s'élevait cet énorme sphinx qui, depuis tant de siècles, se refuse à donner le mot de son énigme. Ce singulier monument a été taillé dans une masse saillante du rocher qui constitue le plateau. Il n'a pas moins de 59 mètres de longueur depuis l'extrémité de sa croupe, aujourd'hui enterrée sous les sables, et sa hauteur est de 17 mètres environ, depuis la base sur laquelle reposent ses pattes jusqu'au sommet de sa coiffure."
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Source : Gallica

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