Le révérend père André de Damas, de la Compagnie de Jésus, fait partie de l'abondante liste des voyageurs dont le pèlerinage vers la Terre Sainte comportait souvent une escale en Égypte. Donc une visite du site des pyramides de Guizeh.
Le récit qu'il fit de ce périple à caractère religieux, dans En Orient - Voyage au Sinaï, 1864, n'apporte aucune contribution réelle à l'égyptologie. L'auteur se contenta en effet de banalités sur la construction des pyramides, à partir des acquis de la "science moderne". On perçoit toutefois dans le texte un jugement sur la qualité architecturale de ces monuments, par comparaison avec les temples construits ultérieurement par les bâtisseurs égyptiens dans la vallée du Nil et qui, à l'évidence, eurent droit à la préférence de l'auteur. Ce point de vue contraste avec d'autres appréciations déjà rencontrées dans le contenu de ce blog, selon lesquelles la pureté et la simplicité des lignes pyramidales représentent un sommet dans l'art de bâtir.
(Wikimedia commons)
"Le nom seul des pyramides ressemble à un talisman ; il est, eu quelque sorte, identifié avec celui de l'Égypte ; et pas un touriste ne manquerait son pèlerinage vers ces masses imposantes, témoins immobiles de la marche des siècles. J'ai failli, je l'avoue, commencer la liste des voyageurs malheureux et, sans une circonstance fortuite, venue de bien loin, j'aurais été privé d'un spectacle dont les pauvres fellahs jouissent tous les jours sans le chercher. (…)
Je n'avais ni le temps ni la volonté de visiter les soixante pyramides encore existantes. Obligé de choisir, je me dirigeai naturellement vers celles de Giseh qui sont moins loin et mieux conservées que celles de Sakara.
La première partie du chemin, sur la rive orientale du Nil, se présenta verte et bien cultivée. Je marchais au milieu des palmiers, presque sur le gazon ou parmi des champs de blé. Mais tout à coup, une ligne de démarcation, tracée comme par la main d'un homme qui détermine arbitrairement les bornes de son domaine, m'indiqua le commencement du désert. Alors il fallut cheminer dans le sable exposé à l'action d'un soleil brûlant.
Les pyramides de Giseh prennent leur nom du petit village qu'il faut traverser, pour arriver jusqu'à elles. Elles occupent une vaste esplanade de rochers calcaires, nivelée par la main des hommes.
Tout le monde connaît aujourd'hui leurs proportions colossales. Je me rappelle avoir vu en Écosse, à Glasgow je crois, une cheminée haute comme la coupole de Saint-Pierre de Rome. Un Écossais original l'avait fait élever par une vanité digne de la nation excentrique par excellence. Il s'est trompé de terme de comparaison. S'il fût monté de cinq mètres encore, il dépassait Saint-Pierre, et la gloire de ses fourneaux et de ses fumées eût atteint le sommet de la plus haute des pyramides.
On attribue généralement à Khéops cette œuvre prodigieuse. Sur une base carrée dont chacun des côtés mesure deux cent vingt-sept mètres, ce roi d'Égypte éleva son futur tombeau à une hauteur de cent trente-sept mètres. II n'existe point au monde une masse de constructions compactes aussi considérable.
Je m'arrêtai saisi d'admiration devant ces ébauches sublimes. Elles me ramenaient aux jours où les hommes firent leurs premiers essais d'architecture. La tour de Babel, en effet, n'ayant pu subsister par un dessin particulier de la Providence, il faut demander à ces constructions, les plus vieilles du monde historique, les secrets de l'enfance de l'art.
Leur aspect général n'accuse pas, à première vue, le génie de l'invention, c'est un entassement de blocs superposés. L'homme n'a pas encore médité les beautés de la nature. Il cherche à imiter les montagnes dans la majesté de leurs proportions, et voilà tout. Plus tard, seulement, nous le verrons se perfectionner et bâtir, le long du Nil, des temples, massifs encore, mais d'un style simple et noble, remarquable par la pureté de leurs lignes droites et le jeu des divers plans ; actuellement il se contente de viser à l'effet par le grandiose. Toutefois, ce travail de géant n'a pas le seul mérite d'étonner par sa masse. Il suppose, d'abord, l'emploi de forces mécaniques surprenantes pour le soulèvement et la mise en place de blocs énormes à des hauteurs prodigieuses. Et puis, les couloirs de la grande pyramide sont un mode d'appareillage que M. de Rougé dit n'avoir pas encore été surpassé ; enfin l'ensemble témoigne d'une remarquable habileté dans la taille des pierres et l'ajustement des détails.
L'œuvre est réellement admirable dans son ensemble. Aussi, quelque chose s'empara de mon âme et produisit en elle une impression inconnue à l'aspect de ces premiers travaux du genre humain. Quelle reconstruction de lieu et quel tableau saisissant, lorsqu'on se dit : Je touche ces masses énormes que des hommes élevèrent comme des montagnes trois mille cinq cents au moins avant Jésus-Christ !
Le voyageur fatigué se réjouit lorsqu'il aperçoit de loin le clocher de son village ; car, tout près de là, il retrouvera son berceau et le charme de ces souvenirs d'enfance qui ne s'effacent jamais. Il y avait quelque chose de cela dans le sentiment que produisit en moi la vue des pyramides ; je croyais toucher au berceau de nos premiers pères.
La disproportion entre la hauteur et la largeur de la base de ces monuments m'étonna d'abord ; mais je trouvai dans les réponses de la science moderne une explication parfaitement vraisemblable. Les rois d'Égypte commençaient leur tombeau dès le premier jour de leur règne, leçon pleine de morale qui n'étonne pas chez le peuple réputé le plus sage des anciens temps. Or, pour être plus sûrs de l'avoir terminé à temps, ils lui donnaient d'abord des proportions médiocres : et puis, si la vie leur était mesurée en plus grande abondance, ils ajoutaient au premier travail une couche de six mètres d'épaisseur. La même opération se renouvelait aussi longtemps qu'il plaisait à Dieu de laisser le souverain parmi ses sujets. Et, lorsque le roi était mort, son successeur revêtait la pyramide d'une couche de pierres dures qui la garantissait contre les ravages du temps. Ainsi s'explique à la fois et la disproportion de la hauteur d'avec la base, et la différence d'élévation des pyramides entre elles.
Je ne décrirai ni les chambres funéraires, ni les corridors nombreux pratiqués à l'intérieur de ces temples de la mort. Le lecteur y trouverait sans doute peu d'intérêt. Je ne parlerai pas davantage de mon ascension sur le tombeau de Khéops. Il suffira de dire qu'il n'y a point d'escalier et qu'il serait impossible de gravir cette montagne factice, si son revêtement extérieur, aujourd'hui dégradé, présentait encore une surface dure et polie. On grimpe de bloc en bloc, sans danger, mais non sans fatigue. On met le pied sur un angle saillant, on s'accroche par les mains à la pierre supérieure ; il y a souvent à faire d'énormes enjambées, et l'on s'en tirerait difficilement sans le secours des naturels du pays qui vous poussent et vous tirent dans tous les sens, se font un plaisir malin de vous presser pour jouir de votre essoufflement, crient, s'appellent entre eux, rient à vos dépens, et surtout réclament un bon salaire. (...)
Après (...), j'allai voir le Sphinx. On sait que la seule figure de l'animal a neuf mètres de hauteur depuis le menton jusqu'au sommet du front, et que la longueur du colosse est de cinquante-sept mètres de l'extrémité des pattes de devant à la naissance de la queue ; mais, par malheur, on ne peut en jouir complétement, parce que la partie inférieure des membres reste enfouie dans le sable.
Profitant de mon admiration, un Arabe chercha de nouveau à l'exploiter ; au sommet de la tête du Sphinx, il y a une ouverture pratiquée selon les lois de l'acoustique. C'est là que se cachaient autrefois les bouffons chargés de rendre les oracles sacrés. Lorsqu'une voix humaine s'y fait entendre, elle grossit de beaucoup son volume, et semble sortir de la pierre elle-même. L'Arabe proposa de monter jusqu'à l'orifice, en grimpant le long de la face de l'animal, et de me faire juger de l'effet de la voix humaine dans cette tête monstrueuse. Je lui promis quarante sous ; et vraiment il les gagna bien. Un chat ne monterait pas, ce semble, le long de cette pierre lisse et dure comme l'est le granit. Mais les Bédouins ont si bien calculé la position et la distance des anfractuosités du visage qu'ils s'élancent et parviennent au but avec une prestesse sans exemple."
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