mardi 5 avril 2011

“Des pyramides d’Égypte tenues pour une des sept choses admirables du monde”, par Antoine du Pinet (XVIe s.)

Le gentilhomme franc-comtois Antoine du Pinet, sieur de Noroy (1510 ? - 1584 ?) était géographe. Ami de Calvin, il fut un ardent défenseur de l'Église reformée.
Il est l’auteur de l’un des premiers livres de poche pour aider à l’observation de la flore. Son Historia plantarum (1561) est un condensé du savoir de certains grands botanistes de son époque.
Le texte qui suit est extrait de Plantz, pourtraitz et descriptions de plusieurs villes et forteresses, tant de l'Europe, Asie et Afrique, que des Indes, et terres neuves : le tout mis par ordre, région par région, ouvrage édité en 1564. Pour la facilité de la lecture, j’ai simplement rétabli, si nécessaire, l’orthographe actuelle, tout en respectant la syntaxe de l’auteur.
En dépit de sa référence à une dizaine d’auteurs qui ont “amplement écrit” sur les pyramides égyptiennes, Antoine du Pinet reste très modeste dans ses affirmations ou conjectures sur l’identité des auteurs desdites pyramides, ainsi que sur les techniques employées pour leur construction. Le constat s’impose : avoir enseveli la mémoire des inventeurs des pyramides fut et demeure une erreur irrémédiable du passé, dont les conséquences regrettables sont toujours d’actualité, sous forme d’une véritable “punition” pour les historiens et quiconque éprouve le besoin de savoir.

“Pour ce que, comme déjà a été dit, le Caire a succédé à la grande cité de Memphis jadis tant illustrée, à cause de ses Pyramides, nous avons bien voulu montrer [ce] que c’est. Et certes les Pyramides d’Égypte ont été tenues des anciens pour un des sept miracles du monde. Ce néanmoins, à prendre la chose au vrai, c’est un vrai miroir de folle dépense, et de la prodigalité des Rois d’Égypte. Car on dit qu’ils ne faisaient cela à autre intention que pour garder le peuple d’être oisif ; afin aussi que leurs successeurs, ni ceux qui aspiraient à leur royaume ne fussent occasionnés à leur jouer quelque faux bond, pour raison de leurs trésors. Et de fait, on peut remarquer en cet endroit de grandes légèretés desdits Princes, car on y voit plusieurs Pyramides encommencées, qui n’ont jamais été achevées, dont l’une est au gouvernement d’Arsinoé et y en a deux au gouvernement du grand Caire, assez près du labyrinthe de pierre dont parlerons ci-après.
Il y en a autres deux en la place où était autrefois le lac de Mœris, qui avait été fait à la main, car ce n’est qu’une fort grande tranchée à mode d’étang. Et néanmoins les Égyptiens font compte, comme de chose miraculeuse, des cimes et aiguilles desdites Pyramides.
Quant aux autres trois, dont la renommée est par tout le monde, comme étant vues de quelque part qu’on aborde en Égypte, elles sont assises du côté d’Afrique, en un roc stérile qui est entre le Caire et une certaine île de la basse Égypte, à quatre milles près du Nil, et à six milles du grand Caire, tout joignant une bourgade, dite Bousiri(s), en laquelle y a des gens qui ne se soucient de grimper jusques à la cime d’icelles.

Illustration extraite de l'ouvrage d'Antoine du Pinet
“Il n’y a aucune apparence des bâtiments et engins autrefois dressés pour faire ces Pyramides”
Et quant à la plus grosse et plus haute Pyramide qui soit, elle est faite de pierres arabesques ; et dit-on que trois cent mille hommes mirent vingt ans à la faire. Et néanmoins toutes les trois furent faites en septante-huit ans, et quatre mois, selon que disent Hérodote, Duris de Samos, Aristagoras, Dyonisius, Artemidorus, Alexander Polyhistor, Butorides, Antisthenes, Demetrius, Demoteles et Apion, qui tous en ont amplement écrit. Toutefois, il n’est pièce d’eux qui sut dire résolument qui les fit faire : [ce] qui est une punition fort juste d’avoir enseveli la mémoire des premiers inventeurs d’une dépense si superflue. Aucuns des auteurs mis ci-dessus affirment que pour faire lesdites Pyramides, on employa en aulx, en raiforts et en oignons dix-huit cents talents.
La plus grande d’icelles contient huit arpents et est faite en tout escarre, ayant au pied huit cent octante-trois pieds de tous côtés en équarrure, et à la cime vingt-cinq. La moyenne est carrée comme l’autre, et a au pied, en équarre, sept cent trente-sept pieds. La tierce, et la moindre de toutes est la plus singulière, car elle est faite d’une certaine pierre qu’on amena d’Éthiopie, et a en chaque sens trois cent soixante-trois pieds.
Item il n’y a aucune apparence des bâtiments et engins autrefois dressés pour faire ces Pyramides ; ains voit-on tout à l’entour d’icelles une plaine garnie et pavée d’un petit sable rouge fait à mode de lentilles, et semblable au sable de la plus grande partie d’Afrique.
Mais la plus grande difficulté qu’on y trouve est de savoir comme fut possible de monter si haut tant les pierres de taille que la blocaille et le moillon. Les uns disent que cela se fit moyennant les grands monts et tas de sel gemme et de nitre, qui furent haussés à fleur que la besogne des Pyramides s’avançait, et que icelles étant achevées, on démolit lesdites montagnes de sel et de nitre, et les laissa-t-on fondre et résoudre aux ragax (?) et inondations du Nil. Les autres tiennent qu’on fit de grands ponts de briques, lesquelles par après furent distribuées par les maisons particulières, car ils ont opinion que le Nil ne vint jamais jusques à la moindre desdites Pyramides, pour grande que son inondation fût.
Vrai est qu’il y a un puits, en la plus grande Pyramide, de 86 coudées de profond, dans lequel on pense qu’on ait fait venir l’eau du Nil.
Au reste, Thalès de Milet fut le premier qui remarqua la hauteur desdites Pyramides, à l’heure que l’ombre a accoutumé d’être aussi grande que le corps, mesurant l’ombre d’icelles.
Voilà donc ce qui est dit des Pyramides miraculeuses d’Égypte, dont on fait si grand cas. Toutefois pour n’admirer trop cette dépense de Roi, faut noter que la moindre des trois, qui néanmoins est la plus estimée, fut faite aux dépens d’une courtisane égyptienne, dite Rhodopé, jadis esclave avec le philosophe Ésope, qui composa les Fables morales, et servant un même maître avec lui. Qui est un autre miracle excédant tous ceux que dessus, qu’une simple courtisane ait pu acquérir de si grands trésors à son métier de putain.”

Source : Gallica