lundi 11 avril 2011

Hérodote “a rapporté à la pyramide de Chéops ce qu'il avait vaguement entendu dire de quelque autre (pyramide)” (Camille Sourdille)

Ancien élève de l'École Normale Supérieure et de l'École pratique des Hautes Études, Camille Sourdille fut professeur agrégé de l’Université et chargé de mission en Égypte. Pour l’obtention de son doctorat ès-lettres, il étudia La durée et l’étendue du voyage d’Hérodote en Égypte, thèse qui fut publiée en 1910. J’en reprends ici quelques extraits et l’on pourra la consulter dans son intégralité grâce au lecteur (voir ci-dessous) que propose Gallica.
Hérodote est au confluent de quasiment toutes les théories ou hypothèses sur la construction des pyramides égyptiennes, soit que l’on donne peu ou prou crédit à son récit, soit, au contraire, que l’on en démontre les incohérences.
Pour son caractère scientifique, la démonstration de Camille Sourdille est à prendre en considération. L’essentiel de la thèse est, certes, consacré à la période exacte (durant une crue du Nil) du séjour d’Hérodote en Égypte. Mais en cours d’inventaire, l’auteur ne manque pas de noter l’imprécision de certaines informations reçues, puis reprises par l’historien lorsqu’il s’agit des pyramides, et tout particulièrement de celle de Khéops. Par quatre fois, dans le même développement, il est même question de “confusion”. Plus loin, Hérodote sera également taxé d’“exagération”.
Les experts en pyramidologie ne seront pas surpris par un tel constat, mais ils pourront trouver ici quelque argumentaire complémentaire et sérieux à la relative fiabilité de la description donnée par le “Père de l’Histoire”, de la Grande Pyramide.

Hérodote
“En réalité, l'oeuvre d'Hérodote ne laisse rien paraître d'une particulière bienveillance des Égyptiens à son égard ; et l'on aura l'occasion de montrer (...) qu'il n'eut libre accès ni à leurs temples ni à leurs archives.”

“Hérodote n'a pas écrit le livre II [de ses Histoires] au moment même où il faisait son enquête en Égypte ; par conséquent la confusion dans ses souvenirs est loin d'être invraisemblable. Lui-même fait remarquer que sa mémoire a pu être en défaut (II, 125). C'est par une semblable confusion qu'on peut rendre compte d'une erreur assez singulière relative à l'une des pyramides.
D'après lui, la grande pyramide de Chéops, à la différence de celle de Chephren, aurait eu des chambres entourées d'eau comme une île ; l'eau y aurait été amenée du fleuve par un canal construit à ce dessein (II, 124, 127). M. Sayce, à la sagacité duquel le parti à tirer de la description curieuse de Memphis semble avoir échappé, voit dans cette erreur de l'historien une preuve que celui-ci a visité l'Égypte pendant l'inondation (Journal of Philology, XIV, 1885, p. 260). L'explication ne peut pas être celle-là. Le plateau rocheux recouvert de sable sur lequel s'élèvent les pyramides de Gizeh ne présente aucune trace de canal, et il est invraisemblable qu'un canal dérivé du Nil ait pu y être construit, puisque le plateau est situé à 40 mètres au moins au-dessus du fleuve, et à plus de 30 mètres au-dessus du niveau le plus élevé de l'inondation (Sayce le remarque lui-même, The ancient Empires of the East, Herodolos I-III, p. 194).
Mais les pyramides dont a parlé Hérodote ne sont pas les seules. Sur la rive gauche du Nil, depuis Abou-Roach jusqu'à Méidoum, sur un espace d'environ 70 kilomètres, on en compte plus de quatre-vingts. Si celles de Gizeh ont leur partie souterraine incontestablement hors d'atteinte de l'infiltration des eaux, il n'en est pas de même de toutes. Lorsque M. Maspero entreprit en 1883 d'ouvrir l'une des deux pyramides de Licht, l'eau jaillit sous le pic des ouvriers à cinq ou six mètres avant d'arriver à l'antichambre (Maspero, Premier rapport sur les fouilles exécutées en Égypte de 1881 à 1885, dans les Études de mythologie et archéologie égyptiennes, I, p. 148), et quand M. Petrie put pénétrer dans les chambres de la pyramide d'Hawara, attenante au fameux Labyrinthe (cf. Hérodote.,11, 148), il trouva ces chambres remplies de boue et d'eau saumâtre (Fl. Petrie, Kahun, Gurob and Hawara, 1890, p. 7).
On n'ignorait pas dans la région de Memphis et du Labyrinthe les particularités de ce genre, - car la plupart des pyramides furent violées dès l'antiquité pharaonique, - et notre auteur n'a pas été sans en avoir connaissance (cf. Maspero, Hist. anc., I, p. 521, note 2). S'il n'a décrit que les pyramides de Gizeh, c'est qu'elles sont les plus considérables, qu'il les a vues de près, et qu'elles se rattachaient aux légendes rapportées par lui ; mais il en a sûrement aperçu un grand nombre d'autres, qu'il est impossible de ne pas apercevoir, et entendu parler de plusieurs d'entre elles. Plus tard, lorsqu'il rédigea son ouvrage, il y a eu confusion dans son esprit : il a rapporté à la pyramide de Chéops ce qu'il avait vaguement entendu dire de quelque autre, d'autant plus porté à commettre cette erreur que la pyramide de Chéops, étant la plus haute, lui a paru la plus profondément enfoncée dans le sol. Du reste, il importe de le remarquer, le chap. 127 montre clairement que le canal et l'eau entourant l'île étaient souterrains ; par conséquent invisibles : Hérodote parle ici de quelque chose qu'il n'a pas vu, ce qui rend la confusion encore plus probable.
On pourrait peut-être attribuer la confusion, mais moins vraisemblablement, semble-t-il, aux informateurs mêmes d'Hérodote. Quoi qu'il en soit, l'erreur ne peut servir, comme le veut M. Sayce, à démontrer qu'Hérodote ait visité l'Égypte pendant l'inondation.”

“La description (...) du site de Memphis nous permet déjà d'avoir une opinion sur ce sujet. Hérodote a connu cette ville pendant l'inondation, et seulement pendant l'inondation. Or Memphis était la capitale de l'Égypte ; c'est de ses prêtres qu'il invoque le plus souvent le témoignage ; c'est de son vieux temple d'Héphaestos qu'il connaît le mieux le détail ; c'est à ce temple que se rattache en grande partie l'histoire qu'il a racontée ; c'est pour Memphis qu'est vraie la date fournie par lui du commencement de la crue ; c'est pour Memphis également qu'est valable l'indication de la hauteur suffisante des eaux : bref, c'est à Memphis qu'il puisa le plus grand nombre de ses renseignements, et que, par conséquent, il fit le plus long séjour. Si l'on ajoute que, à cause de la situation géographique de la ville, il dut, après l'avoir quittée, y repasser nécessairement encore lors de son retour de la Haute Égypte, on se persuadera, - la description restant toujours exacte, - que c'est surtout pendant la période de l'inondation qu'il séjourna dans la vallée du Nil.”

“Hérodote ne s'est pas contenté de visiter la ville [de Memphis]. Il a tenu à se documenter avec soin sur ses environs. Il s'est, comme de juste, rendu aux pyramides ; il a, chemin faisant, admiré la chaussée par laquelle on avait amené les matériaux à pied d’œuvre et il en a noté les dimensions. Il a parlé assez longuement de la grande pyramide ou pyramide de Chéops ; il a mentionné les trois petites situées en avant, dont l'une, celle du milieu, aurait été construite par la fille du même pharaon ; il a décrit la pyramide de Chéphren et celle de Mykérinos. Il n'a pas parlé du grand sphinx ; mais on a tout lieu de croire que ce monument était alors ensablé, comme il l'avait été souvent dans les temps antérieurs et comme il l'a été encore depuis. L'historien a du moins remarqué que le plateau des pyramides a cent pieds de haut, qu'à partir de là en allant vers le sud la chaîne libyque est sablonneuse, qu'on y voit des coquillages, - en réalité des nummulites,- et des efflorescences de sel qui corrodent les pyramides. De l'autre côté du Nil, à l'est, dans la chaîne arabique, se voyaient, - comme elles se voient encore, - les carrières de calcaire d'où l'on avait extrait des pierres pour la construction de ces immenses édifices, et qui n'avaient cessé d'être exploitées : l'historien les a mentionnées à plusieurs reprises.
Ainsi les données d'Hérodote sur la ville de Memphis, son site, ses monuments, ses dieux, son histoire, ses environs sont d'une extrême richesse. Sur aucune autre localité, à l'exception de Sais, il ne nous a fourni à beaucoup près des détails aussi variés, dans aucune il n'a recueilli des informations aussi nombreuses : lors de son voyage en Égypte, c'est sûrement dans la capitale qu'il a fait le plus long séjour.”

Vue des pyramides de Memphis par Marcus Tuscher (1780)
“L'exactitude dans l'évaluation des distances au jugé dépend (...) en Égypte à la fois de la plus ou moins grande habitude que l'on a de cette perspective et de l'idée que l'on se fait de la grandeur de l'objet. Sous ce double rapport Hérodote devait être conduit à l'exagération. Non seulement, comme on l'a dit, son voyage en Égypte fut d'assez courte durée, mais encore c'est au début de son séjour dans la vallée du Nil qu'il entreprit d'en visiter le sud : à ce moment, suivant toute vraisemblance, son oeil n'était pas encore suffisamment adapté à l'optique spéciale du pays, et, en quelque sorte dérouté par une expérience imparfaite, se défiait outre mesure, dans l'appréciation de l'éloignement, de la netteté de la vision.
La tendance à l'exagération dut être alors d'autant plus forte qu'à ce défaut d'habitude s'ajoutait chez le voyageur une haute idée de la grandeur des objets, pyramides ou autres monuments, aperçus de loin, et dont il devait juger d'après ceux qu'il avait pu approcher. C'est en effet le caractère grandiose, gigantesque des constructions qui le frappa. Grand, affirme-t-il, était le temple d'Isis à Busiris, grands le temple d'Héphaestos et celui d'Isis à Memphis ; grand le temple d'Artémis à Bubastis, grand le temple de Zeus à Thèbes, grand le palais royal de Sais ; des statues colossales se dressaient devant le temple de Persée à Chemmis, devant le temple d'Héphaestos à Memphis ; des obélisques colossaux s'élevaient à Héliopolis ; colossaux étaient le naos du temple de Léto à Buto et celui qu'on voyait à l'entrée du temple de Sais ; les arbres mêmes, sur le chemin qui conduisait du temple d'Artémis à celui d'Hermès à Bubastis, étaient “hauts comme le ciel”. Il a déclaré encore que “les pyramides sont d'une grandeur qui dépasse toute expression”, et que “chacune d'elles peut entrer en parallèle avec les plus grands monuments de la Grèce” ; il a pris soin de détailler le travail inouï nécessité par la construction de l'une d'elles ; il s'est complu à montrer que “les pyramides mêmes étaient surpassées par le labyrinthe”, que le labyrinthe pourtant était encore moins “étonnant” que le lac de Moeris, ce lac immense creusé de mains d'hommes, au milieu duquel il a signalé deux colosses hauts, avec leur piédestal, d'un stade tout entier ; (...) On comprend donc que, convaincu à ce point du caractère gigantesque des constructions égyptiennes, il ait, en l'absence de repères précis, attribué un éloignement excessif aux objets dont son imagination outrait la masse jusqu'à l'énormité.”
Source : Gallica

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