samedi 23 avril 2011

La “messe aux pyramides”, étape d’un “pèlerinage de pénitence en Terre Sainte”

Autre temps, autres mœurs.
Les pyramides de Guizeh ont été les témoins, au cours des siècles passés, de pratiques qui, fussent-elles inspirées par la religion, apparaissent comme surannées. 
Les propos du chanoine F.-J.-A. Barbier, dans ses Lettres d'un pèlerin sur le XVIIe pèlerinage de pénitence en Terre-Sainte (17 décembre 1897-22 janvier 1898), 1898, reflètent ainsi une intention apologétique manifeste que l'on qualifierait aujourd'hui d'indécente. Comment concevoir un lien entre des rites chrétiens et un site archéologique qui n’a besoin d’autre vérité que celle de la civilisation multiséculaire qui l’a inspiré ? Ce qui apparaît à notre époque comme quelque peu surréaliste ne l’était sans doute pas à une autre époque.
Fort heureusement, la narration du vénérable chanoine comporte d’autres éléments de lecture des monuments, plus acceptables et moins en contradiction avec la mémoire des lieux. Mais l’impression générale crée néanmoins un certain malaise que le regard critique de l’historien saura remettre à sa juste place. L’auteur de cette narration ne pourrait-il pas être taxé, dans la page d’histoire qu’il relate, de cette même “fantaisie” qu’il semble reprocher, sans pour autant le “blâmer”, au peintre Luc-Olivier Merson, auteur d’une scène de la “fuite en Égypte” campée, de manière totalement imaginaire, entre les pattes du Sphinx ?

La Grande Pyramide, par Ivan Arvazovsky (1878)
“Les pèlerins de pénitence ont l'usage d'assister, avant l'étude des pyramides, à la célébration de la sainte messe devant la plus grande. Cet honneur, quelque peu fatigant, m'est accordé. Un bloc de la dernière assise sert d'autel qui mérite, certes, le nom de fixe ; sur cette table, antérieure au christianisme, on pose la pierre sacrée et les nappes liturgiques. Le vent est vif et froid. N'est-ce pas un spectacle imposant que ces deux cents fils de France agenouillés à l'entrée du désert libyen, devant cet autel sans pareil ? Leur émotion est profonde : la messe aux Pyramides fera époque dans leur vie. Les pèlerins saluent d'abord la Vierge Marie, qui résida plusieurs années en vue des pyramides, et chantent l’ Ave, maris Stella. Puis, afin d'affirmer, devant ces monuments païens et sur le seuil de ce vaste désert qui fut jadis peuplé de soixante mille ermites chrétiens, la foi de l'Église catholique et de sa fille aînée, la nation de Clovis, tous chantent le Credo avec un enthousiasme qui surprend des touristes anglais, survenant. À la communion, deux vaillantes chrétiennes, qui s'étaient soumises à un jeûne prolongé, se présentent, non point à la table sainte, mais à la nappe bénite, pour recevoir le Fils de Dieu, encore plus caché sous les voiles eucharistiques que sous les langes dont il était couvert à son arrivée en Égypte. Avec une patriotique émotion, nous récitons tous un De profundis pour les croisés qui succombèrent sur la terre d'Afrique, ainsi que pour nos soldats morts aux batailles des Pyramides et d'Héliopolis.
En attendant le déjeuner, chacun est libre de contempler à son aise les trois pyramides dont “La masse indestructible a fatigué le temps”, et qui portent les noms des Pharaons qui les ont élevées : Cheops, Chephren et Mycerinus. Les Bédouins proposent aux amateurs de voltige de les aider à gravir la plus haute de ces montagnes de pierre ; ils ne permettraient pas à des étrangers de tenter sans eux l'escalade, parce qu'ils n'auraient plus le droit de prélever sur eux un impôt forcé. Beaucoup, et même des dames, s'élancent sur ces “Monstrueux degrés - Faits pour des pas de six coudées”.
Le sommet de ces deux cents assises, jadis en pointe, est maintenant une plate-forme. L’œil jouit d'une vue immense ; d'un côté, le Caire et le Nil, et de l'autre, le désert, dont l'horizon n'est que la limite imaginaire ; on y semble voir “Le temps roulant ses flots sur ces vastes ruines”.
Plusieurs s'accordèrent la satisfaction d'écrire plusieurs lettres, de ce belvédère unique au monde. D'autres pénétrèrent en rampant dans l'intérieur jusqu'au centre où sont les chambres
sépulcrales. Ceux que l'âge retient forcément sur le sable essayent de se consoler en répétant l'apostrophe historique : “Du haut de ces pyramides, quarante siècles nous contemplent.” Un bachelier, frais émoulu, fort dans l'art de supputer les dates, les convie à l'exactitude, car, avant six mois, il y aura quarante et un siècles. Tout change ici-bas l
L'avouerai-je ? La plupart d'entre nous éprouvèrent à la vue de ces amas gigantesques de pierres énormes une sorte de déception. Les pyramides étonnent, mais ne disent rien à l'esprit, si ce n'est qu'elles “portent jusqu'aux nues le magnifique témoignage de notre néant. Elles étaient jadis revêtues de pierres de taille, lisses et brunes, que les habitants du Caire ont enlevées pour leurs constructions. Ruinées par les hommes et par le temps, elles ne laissent voir aujourd'hui sur leurs flancs que des assises étagées en gradins.
Par une illusion d'optique semblable à celle qu'on éprouve la première fois qu'on entre dans Saint-Pierre de Rome, on ne se rend pas compte d'abord de leurs immenses proportions. La grande pyramide, qu'il faut bien se garder de comparer aux deux qui sont humblement à ses pieds, et aux six autres qu'on aperçoit un peu plus loin, parce qu' “elle est autant au-dessus de toutes les pyramides que Jupiter était au-dessus de tous les dieux”, épouvante l'imagination par ses dimensions sans égales ; elle atteint une élévation de 146 mètres, hauteur qu'aucun travail humain n'avait jusqu'ici dépassé. C'est plus de deux fois la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. La base égale à peu près la façade de l'ancien palais des Tuileries : le périmètre est de 930 mètres. Avec ses matériaux, on construirait un mur de deux mètres d'élévation qui ferait le tour de la France.
Les deux voisines sont des nains à côté de celle de Cheops, qui remonte aux premières dynasties égyptiennes ; les trente-cinq autres ne sont que des copies peu dignes de l'original. Elle forme un contraste singulier avec les constructions des dynasties suivantes. En l'étudiant, on y découvre un caractère surprenant de simplicité, de régularité et de grandeur, en même temps qu'une connaissance admirable des lois de la mécanique, de la géométrie et de l'astronomie.
Ses parois intérieures et extérieures ne furent jamais chargées d'inscriptions hiéroglyphiques ;
jamais rien n'y rappela les erreurs et les usages du polythéisme. C'est pourquoi des savants, dont la compétence ne saurait être contestée, ont invoqué le témoignage de ce survivant des premiers siècles en confirmation d'une vérité solidement établie d'ailleurs, à savoir que le monothéisme a précédé le polythéisme. Ils en concluent aussi que, dès son berceau, l'humanité vit éclore une civilisation qui ne connut point les raffinements et les désordres des civilisations postérieures, mais les surpassa en lumière et en puissance. En ce qui concerne les Égyptiens, ils se servaient d'instruments de physique d'une rare précision, et tout prouve qu'ils avaient mesuré le degré terrestre : ce n'est donc pas notre âge qui a inventé la science.
Pour nous, chrétiens, ce qui ressort des études récemment publiées sur la grande pyramide, c'est la vérité absolue de nos livres saints.
Nous examinons, à côté de la deuxième pyramide, le sphinx, lion accroupi à tête humaine, le plus gros des monolithes qui, sculpté sur place, a 171 pieds de longueur sur 74 de hauteur sans le socle. Le nez a été mutilé par les Arabes, effrayés de cette face de 27 pieds de hauteur ; ils ont surnommé le sphinx le “père de la terreur”.

Luc-Olivier Merson : Le repos pendant la fuite en Égypte, 1880
copyright Ville de Nice, photo Muriel Anssens Musée des Beaux-Arts

Dans une toile magistrale : le Repos en Égypte, un peintre de grand talent a représenté la divine
Mère avec l'Enfant Jésus dans les bras, dormant entre les pattes du sphinx, tandis que Joseph est étendu sur le sable où nous prions. Rien n'autorise cette fantaisie de l'artiste français, Olivier
Merson ; mais qui l'en blâmera ?”

Source : Gallica