mercredi 13 avril 2011

“Les Égyptiens ne trouvaient nullement mauvais qu'un prince attestât sa piété, ainsi que la grandeur et la gloire de son règne, par des monuments proportionnés à sa puissance” (Cornelis Petrus Tiele - XIXe s.)

Pasteur de l’église “remonstrante” des Pays-Bas à Amsterdam, Cornelis Petrus Tiele (1830-1902) fut professeur d’histoire des religions à l’université de Leyde.
Le texte de cet auteur que j’ai choisi est extrait de son Histoire comparée des anciennes religions de l’Égypte et des peuples sémitiques, 1872 pour l’édition originale en hollandais, et 1882 pour la traduction en français par G. Collins.
Il est essentiellement consacré à la fonction sociale et religieuse des pharaons des 3e et 4e dynasties au sein de la société égyptienne, leur rôle d’incarnation terrestre de la divinité les autorisant, voire les contraignant à la construction de monuments-sanctuaires dignes de leur souveraineté absolue.
On notera au passage que la véracité des récits d’Hérodote est, une fois encore, remise en cause. Les rois Hyksos, notamment, se voient attribuer des méfaits imputés faussement à Khéops et Khéphren.

Illustration Jan Veth/Tressling & Co. (Wikimedia commons)
“L'apothéose des rois n'est pas un trait moins caractéristique de la religion des Égyptiens que le culte des animaux. Cet usage aussi date de l'ancien empire. Dès cette époque, on rendait aux princes un culte public. Il est probable que ce furent Khoufou et Khafra, les deux grands rois de la quatrième dynastie, qui introduisirent cette coutume. Nous ne parlerons pas ici du culte rendu à quelques-uns de leurs prédécesseurs dont l'existence historique n'est pas démontrée, ou bien dont le culte date peut-être d'une époque postérieure. Mais il est certain que Khoufou (Chéops) fut déjà révéré comme un dieu sous un de ses successeurs immédiats, qu'il eut un prêtre attaché à son culte, et que les fils de Khafra furent prêtres du culte de leur père.
On peut en dire autant de Ratoutef, de Menkaura (Mycérinus), de Tatkara ou Assa, d'Useskaf, de Kaka (de la cinquième dynastie, qu'il ne faut pas confondre avec Kakau, de la deuxième), et de tous les rois qui ont un nom dans l'histoire. Non seulement on éleva à côté de leurs tombeaux des temples spécialement consacrés à leur honneur, mais, même de leur vivant, ils construisaient eux-mêmes les sanctuaires dont ils étaient les divinités. Cette déification d'hommes fut poussée au point de reléguer quelquefois dans l'ombre le culte même des dieux. (...) Le culte des rois morts ne fut pas perpétué avec moins de soin que celui des dieux ; leurs temples continuèrent d'être entretenus, et leurs prêtres se succédèrent régulièrement. Sous la vingt-sixième dynastie on trouve encore des prêtres consacrés au culte de Chéops, Chéfren et Ratoïsès (Ratoutef), de la quatrième dynastie, et sous les Ptolémées, un prêtre consacré au culte de Snefrou, de la troisième dynastie.
L'adoration des rois d'Égypte ne fut pas une institution politique, un culte officiel imaginé par le despotisme, pour accroître le sentiment de la majesté royale. Ce fut le résultat d'une croyance religieuse des Égyptiens, qui se fait jour dans toute leur conduite. La religion égyptienne fut, chez les peuples civilisés, la première expression de la foi en la souveraineté absolue et sans bornes de la divinité. Le roi - ce fut là une application de la même idée d'où est né le culte des animaux - le roi était, d'une manière plus manifeste et plus directe encore que l'animal sacré, le fils de Dieu, le Dieu vivant, l'incarnation de l'essence divine sur la terre. (...)

“Les Égyptiens n'étaient pas des démocrates,
mettant au-dessus de tout le bien-être des masses ;
ils ne trouvaient nullement mauvais qu'un prince attestât sa piété,
ainsi que la grandeur et la gloire de son règne,
par des monuments proportionnés à sa puissance.”
L'histoire d'Égypte commence à s'appuyer sur des monuments contemporains des princes et des événements, à partir du règne de Snefrou et de ses deux successeurs Khoufou et Khafra (Chéops et Chéfren), qui firent construire les deux plus grandes pyramides. Hérodote accuse ces deux princes d'impiété, accusation singulière pour le premier surtout, fondateur de tant de monuments pieux, de la grande pyramide de Giseh, qui porte son nom, du temple de Dendérah, reconstruit sous les Ptolémées, fondé ou peut-être une première fois déjà réédifié par Khoufou, des temples d'Isis et d'Osiris, etc. Et pourtant, il est incontestable qu'après la mort de ces deux princes, une violente réaction éclata contre leur mémoire. Nombre des monuments qu'ils avaient élevés furent dévastés, leurs noms effacés dans les inscriptions ; leurs statues, œuvres d'art remarquables, qui ne le cèdent qu'aux chefs-d'œuvre de la grande époque de la sculpture grecque, ont été retrouvées brisées dans un puits, où, évidemment, elles avaient été précipitées avec intention.
La cause assignée par Hérodote à cette impopularité posthume de deux des plus grands rois de l'Égypte ne peut être acceptée dans la forme où il l'a énoncée ; car ces deux princes ne furent rien moins qu'impies. On ne saurait non plus y voir une malédiction lancée à leur mémoire, à cause des charges dont ils accablèrent le peuple pour satisfaire leur goût de bâtir. 

NebMaatRa : Ibscha Relief Chnumhotep II. (6th Year of Sesostris II)
(Wikimedia commons)

Les Égyptiens n'étaient pas des démocrates, mettant au-dessus de tout le bien être des masses ; ils ne trouvaient nullement mauvais qu'un prince attestât sa piété, ainsi que la grandeur et la gloire de son règne, par des monuments proportionnés à sa puissance. Men-Kaura et ses successeurs, bien que leurs pyramides soient plus petites, en ont bâti, ce qu'ils n'eussent pas osé faire assurément, si leurs prédécesseurs avaient encouru leur impopularité pour ce motif. M. Max Büdinger (1) me paraît avoir trouvé la solution d'une partie de cette difficulté, en relevant l'erreur dans laquelle est tombé Hérodote, qui a confondu les pieux rois, fondateurs des pyramides, avec les rois Hyksos, qui profanèrent et pillèrent les temples, et en établissant que le pâtre Philètès ou Silitès dont parle le même passage ne saurait être que le roi pasteur Salatis. Toutefois, il n'explique pas les statues brisées. Seulement, puisque le culte religieux des deux rois n'est pas interrompu pendant plusieurs siècles, c'est assurément à des rois ennemis, peut-être aux Hyksos eux-mêmes, que nous devons attribuer cet acte de vandalisme.

“Khafra dépassa même son père dans sa propre apothéose”
Snefrou avait transplanté au mont Sinaï le culte de dieux de la haute Égypte, d'Hathor, de Thot et d'un certain Horos, à moins qu'il ne faille voir dans ce dernier un Horos local, espèce de dieu stellaire adoré dans cette partie de l'Arabie. Il se fit rendre à lui-même les honneurs divins. Khafra alla plus loin. Les monuments qu'il multiplia dans toutes les parties de l'Égypte, y compris sa grande pyramide, sont consacrés aux dieux du cycle osirien d'Héliopolis et à l'exaltation de sa propre personne. Le sphinx colossal qu'il plaça devant sa pyramide représente Harmachis, le dieu visible du soleil, et le petit temple qui s'élève entre les pattes du colosse est consacré au même dieu. Dans le voisinage il bâtit un temple à Osiris et à Isis. Il restaura et consacra à Hathor le grand temple de Dendérah, plus tard relevé et rétabli avec une scrupuleuse exactitude par les Ptolémées.
On ne connaît qu'un temple dont on puisse avec certitude faire remonter l'origine à Khafra ; mais il dépassa même son père dans sa propre apothéose. Dans ses inscriptions, il prend le titre d' “Horos, seigneur du cœur (du monde ?)” ou “du cœur pieux”, du “bon Horos, le grand dieu”. Sa femme favorite était prêtresse d'Horos, de Thot et, chose assez étrange pour une princesse, d'un certain taureau, Zasaph, qui semble avoir été distinct d'Apis. Un de ses fils fut prêtre de Thot et d'un des temples dédiés à son propre père, à Héliopolis. On ne trouve, sous son règne, aucune trace du culte de Ptah, le dieu adoré à Memphis comme protecteur de l'Égypte septentrionale.”
Source : Gallica

(1) Max Büdinger (1828-1902), doyen  de l’université de Zurich