lundi 13 décembre 2021

"L'érection des pyramides fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir" (duc de Raguse)

photo de Luigi Fiorillo (1847 - 1898)

"J'étais impatient de voir de près ces monuments gigantesques, les plus extraordinaires que jamais les hommes aient construits. L'étendue et la difficulté des travaux ont exigé une accumulation de moyens proportionnés, et par conséquent immenses : il a fallu, pour élever ces édifices, sans utilité pour les vivants, une constance inouïe, et que leurs fondateurs pussent disposer d'une foule innombrable d'esclaves. L'érection des pyramides n'a pas été le caprice bizarre d'un seul souverain, non plus qu'une entreprise isolée et unique ; ce fut l'accomplissement d'une pensée qui tenait aux croyances religieuses les plus profondes, relativement à l'avenir. Ces croyances étaient universelles, car chacun réalisa la même pensée suivant ses facultés, et il en résulta ce nombre considérable de pyramides, grandes ou petites, encore existant aujourd'hui, ou dont on retrouve les débris. Ces idées n'avaient pas pris naissance en Égypte : elles appartenaient aux peuples primitifs de la vallée du Nil, puisque l'île de Méroë, dans le Sennaar, plaine sortie du sein des eaux avant l'Égypte, est remplie de monuments semblables.
L'impression que les pyramides de Ghizéh font éprouver varie d'une manière singulière, selon la distance d'où on les voit. En remontant le Nil, dès qu'on les a découvertes à l'horizon, elles grandissent constamment à l'œil, à mesure qu'on avance vers le Caire ; près de cette ville on dirait que ce sont des montagnes, et quand on réfléchit que ces montagnes si régulières sont sorties de la main des hommes, l'étonnement s'unit à l'admiration. C'est ce que nous éprouvâmes, il y a trente-huit ans, quand nous nous disposions à combattre à leur ombre et que Napoléon nous disait : "Soldats, du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent !"
C'est du Caire que les pyramides apparaissent dans toute leur gloire. Digne ornement d'un pays dont les souvenirs ont tant d'éclat et remontent si haut dans les siècles écoulés, elles sont là comme pour rendre témoignage de ce que fut cette contrée que nous avons peine à comprendre, et qui exerça sur le monde une puissance que son étendue et sa population ne semblaient pas lui promettre. Une résidence habituelle au Caire accoutume à regarder les pyramides comme une des nécessités de cette terre, comme une parure qui lui est propre ; on ne conçoit pas que le paysage puisse en être dépouillé, elles en font partie comme un ouvrage de la nature.
À mesure qu'on approche des pyramides on croirait qu'elles s'abaissent et que leurs dimensions s'amoindrissent. Soit que l'œil s'habitue à leur aspect imposant, soit que le désert uni et monotone qui les entoure, n'offrant aucun point de comparaison, empêche d'apprécier leur masse énorme, il est certain que l'effet qu'elles produisent va toujours en s'affaiblissant. On le sent et l'on s'en étonne, sans pouvoir se soustraire à celte impression ; mais elle est passagère. Quand on arrive jusqu'à les toucher, quand on lève la tête et que les regards s'élancent vers leur sommet, lorsqu'enfin on en fait le tour et qu'on mesure ainsi leur étendue, la surprise renaît, et, en se rappelant les plus grands monuments que l'Europe possède, on se dit que si l'église de Saint-Pierre de Rome ou celle de Strasbourg étaient transportées ici, la croix qui les domine ne serait pas de niveau avec la plate-forme ; que si le Louvre était adossé à cette pyramide, le faîte ne correspondrait pas à la moitié de sa hauteur ; alors l'admiration subjugue, et ce que vous voyez a le prestige d'une illusion des sens."


extrait de Voyage en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée et sur les bords de la mer d'Azoff, à Constantinople et sur quelques parties de l'Asie Mineure, en Syrie, Palestine et en Égypte, Volumes 4 à 5, 1841, par
Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de Marmont (1774-1852), Duc de Raguse. Ce Maréchal de France participa aux campagnes de Napoléon, le "trahit" à Fontainebleau en 1814, puis servit les Bourbons, dut défendre les ordonnances en 1830 comme commandant de l'armée de Paris, et volontairement s'exila, voyageant en Autriche, en Syrie, en Palestine et dans les États de Venise.

La pyramide de Chéops est "la plus durable des créations humaines" (D. S. Merejkovski )


Photo Zangaki, vers 1880
"La Pyramide de Chéops - deux millions trois cent mille blocs de pierre de deux tonnes et demie chacun - le poids le plus lourd qu’aient jamais élevé des mains humaines ; et la branche légère de mimosa posée sur le cœur du mort : n'est-ce pas là la même force, la même volonté de Résurrection dans cette pesanteur et dans cette légèreté ?

"Je ne peux pas décrire, car de deux choses l’une : ou bien mes paroles ne rendront pas la millième partie de ce qu’il faut dire ou, si j'en donne l’image la plus pâle et la plus faible, on me prendra pour un homme exalté, peut-être même pour un fou. Je ne puis dire qu’une chose : ces hommes bâtissaient comme des géants hauts de cent coudées." C’est Champollion qui parle ainsi de toute l'architecture égyptienne et l'on pourrait dire cela des pyramides en particulier.

C'est Philon de Byzance qui en parle le mieux dans son livre Des sept merveilles du Monde : "Les hommes y montaient vers les dieux, et les dieux y descendaient vers les hommes."

(...) Ç’aurait été une tâche difficilement réalisable, même avec nos moyens techniques actuels, que d’aménager comme le firent les architectes égyptiens de la IV° dynastie, dans l’épaisseur de masses de pierre telles que les Pyramides, des chambres intérieures, des couloirs, des galeries qui, malgré une pression de dizaines de millions de kilogrammes, conservent après soixante siècles leur régularité primitive, sans avoir dévié d’un point.
Dans le tombeau de Chéops, malgré des milliers d’années, malgré les tremblements de terre qui ébranlèrent toute la masse de la pyramide, pas une pierre n’a bougé d’un cheveu. Jamais personne n’a bâti et probablement ne bâtira plus solidement. C’est la plus durable des créations humaines.

Les blocs cyclopéens de granit sont si exactement joints qu'on ne peut glisser entre eux une aiguille ; ils sont polis comme une glace, et leurs facettes sont pareilles aux facettes d’un cristal parfait.
L’erreur moyenne de la pose des pierres égale un dix-millième par rapport à la longueur, au carré, à l’horizontalité mathématiquement exacte. Si parfaite est cette pose, les blocs de plusieurs tonnes sont assemblés avec une telle précision que les plus larges interstices ne dépassent pas un dix-millième de pouce. Les facettes et les arêtes ne le cèdent en rien au travail de nos opticiens modernes.
C'est la perfection, non plus du cristal, mais du vivant tissu organique.

Les rois constructeurs des pyramides furent "des tyrans cruels qui obligèrent le peuple à élever des tombeaux inutiles, témoignage de leur vanité insensée". La confiance naïve avec laquelle Hérodote raconte cette fable montre à quel point les Grecs eux-mêmes avaient déjà perdu la clé de l'antiquité égyptienne. Non, ces rois ne furent pas de cruels tyrans, mais des libérateurs qui délivraient du plus honteux des esclavages - l'esclavage de la mort, et la conduisaient victorieusement vers la Résurrection.

Si une tension, une concentration aussi inouïe des forces physiques et spirituelles d’un peuple entier fut possible, c’est seulement parce que la volonté d’un seul coïncida avec la volonté de tous. Et ce n’est point dans une tristesse servile que durant vingt années ces cent mille hommes peinèrent après la pyramide de Chéops, mais dans une joie enivrante, dans une sage démence, dans une perpétuelle extase de la foi et de la prière. Ce n’est pas le gémissement des victimes qui monte de dessous ces prières, mais le cri victorieux de l’homme qui a vu pour la première fois le chemin ouvert dans le ciel par la pointe des pyramides.

extrait de Les mystères de l'Orient, par Dmitri Sergueïevitch Merejkovski (1865 - 1941), écrivain et critique littéraire russe. Traduction du russe par Dumesnil de Gramont

"Les pyramides correspondent aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui" (Marcel Brion)

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Si l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'oil les soixante-dix pyramides qui parsèment le sol de cet extraordinaire cimetière qu'est l'Égypte, on aurait certainement un des spectacles les plus étranges et aussi les plus caractéristiques que puisse nous présenter ce singulier pays. L'imagination populaire a été si frappée par ces édifices que, pour beaucoup, l'Égypte est essentiellement la terre des pyramides. Et c'est, en effet, une des curiosités que le visiteur, souvent si pressé et si superficiel, n'aurait garde de manquer.
Les voyageurs d'autrefois, un Diodore de Sicile, un Hécatée de Milet, un Hérodote, s'émerveillaient des pyramides, autant que le touriste moderne. Pour eux, d'ailleurs, les "Pyramides", c'était le célèbre trio de Giseh, qui rassemble les plus monumentales et les plus renommées ; ils ignoraient, ou dédaignaient les autres, d'aspect moins colossal et moins imposant ; moins bien conservées aussi et d'un accès moins facile. Leurs dimensions énormes ont frappé les soldats de la demi-brigade qui accompagnait Bonaparte, et son escorte de savants. C'est par elles qu'ont commencé les travaux de l'égyptologie. Elles demeurent le monument le plus connu, le plus étudié, le plus spectaculaire aussi, et à vrai dire, pour le profane, le plus saisissant.
Ces monuments sont importants à plusieurs titres, d'abord comme édifices représentatifs de certaines formes d'expression et de pensée, puis comme témoins de moments capitaux de l'histoire de l'Égypte. Il y a dans cette histoire, l'"époque des pyramides". Avant elle, les tombeaux étaient de vastes constructions terrestres, à l'image du palais, et s'efforçaient de reproduire celui-ci exactement dans tous ses éléments, contenant et contenu.
Après l'"époque des pyramides", les rois préféreront creuser leur tombe dans la montagne elle-même, plutôt que d'accumuler une montage artificielle, au-dessus et autour de leur chambre sépulcrale. Ils penseront rendre, par ce moyen, leur dernière demeure inaccessible aux importuns qui voudraient troubler leur repos. Les caveaux royaux des pyramides ont probablement été pillés d'assez bonne heure, ce qui incita les pharaons à adopter un autre genre de sépulture.
Les pyramides correspondent donc à certaines données architecturales mais aussi à certaines constructions de l'esprit, qui ne sont certainement pas tout à fait intelligibles à l'homme d'aujourd'hui. En tant que phénomène artistique et en tant que phénomène historique, les pyramides cernent une période de l'histoire égyptienne, dans laquelle on put englober des monarques par ailleurs aussi différents que le sont ceux des IIIe, IVe et Ve dynasties. Chez tous ces pharaons on constate, en effet, un goût croissant de la grandeur, allant jusqu'à l'excès et la démesure, une plus forte emprise du pouvoir monarchique, un sens extraordinaire de la vie d'outre-tombe, qui les conduisent à bâtir ces prodigieux tombeaux.
Étudier l'évolution, puis la décadence de la pyramide elle-même, c'est écrire l'histoire de ces rois. Rien ne résume mieux le caractère et la signification de leur règne que le tombeau qu'ils se sont construit.
Chaque pyramide, en effet, est l'œuvre du roi qui doit l'habiter pour l'éternité. Il n'a pas assez de confiance dans la piété de ses successeurs pour croire que ceux-ci lui-donneront une sépulture digne de lui. Il s'assure, de son vivant, la maison de son immortalité. Il en commence la construction au moment où il monte sur le trône. Il arrive même parfois que, pour quelque raison mal définie, le premier tombeau lui paraissant insuffisant, il en fasse construire un second, plus digne, semble-t-il, de sa puissance, de sa richesse et de sa majesté.
Étudier les pyramides c'est, en réalité, rassembler les données les plus importantes sur l'histoire d'Égypte entre 2778 environ et 2142 selon la chronologie la plus sûre ; il existe aussi des pyramides tardives mais celles-ci sont, historiquement, esthétiquement, des archaïsmes. Les pyramides ont beaucoup à nous apprendre, mais elles gardent aussi beaucoup de secrets. Ceux-ci ne sont pas toujours ce qu'on appelle les fameux "secrets des Pyramides" dont la recherche plaît aux amateurs de chimères et aux abstracteurs de quintessences, quoiqu'il soit certain que la science égyptienne, dès ce temps-la, possédait en astronomie, en mathématiques, des connaissances prodigieusement développées et, qu'au point de vue ésotérique, elles soient riches des significations les plus singulières et les plus intéressantes."


extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l’Académie française le 12 mars 1964.