jeudi 17 décembre 2009

La pyramide du "sultan Bonabardi", d'après une relation de Xavier Marmier (XIXe s.)

Homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes, Xavier Marmier (1808-1892) ne se pose pas en spécialiste des pyramides d'Égypte. Il se révèle plutôt comme un voyageur attentif. Reconnaissant n'être "ni savant, ni archéologue", il va chercher ses explications chez les auteurs qui ont déjà, selon lui, "assez disserté sur le sujet" !
J'ai néanmoins retenu les extraits ci-dessous de son ouvrage Du Rhin au Nil : Souvenirs de voyage, tome 2, 1852, pour quelques détails plus anecdotiques que scientifiques :
- le site des pyramides : une nouvelle manne économique pour les Égyptiens, avec déjà quelques désordres quant à la qualité du service rendu (il faut bien satisfaire la curiosité des visiteurs, quelle que soit la non-authenticité des produits dérivés proposés à la vente !) ;
- l'ascension de la Grande Pyramide, rituel obligé vécu comme un mini exploit, dans un environnement pas toujours apprécié pour cause de "pression" intempestive des cicérones locaux ;
- la halte, en cours d'ascension, dans l'encoche de l'arête nord-est, celle-ci étant décrite de manière réductrice comme "une terrasse formée par l'enlèvement d'une pierre" ;
- la ferveur des "Bédouins" pour un certain "sultan Bonabardi". Comprenons "Bonaparte" qui se trouve investi ici des honneurs normalement dévolus au pharaon défunt. Et Xavier Marmier, en bon patriote, ne semble pas mécontent de la méprise : il est plus satisfait d'avoir assisté à pareille scène que d'avoir éventuellement été capable de déchiffrer un hiéroglyphe ! C'est peu dire...

Xavier Marmier (Wikimedia commons)
Après une marche d'environ quatre heures, après de longs circuits nécessités par les derniers points de stagnation du fleuve, nous arrivâmes au pied de la colline de sable où s'élèvent les Pyramides. Une vingtaine de Bédouins, les pieds nus, la poitrine nue, accoururent autour de nous pour nous offrir leurs services. Depuis que l'Égypte est devenue si accessible aux étrangers, et que des bateaux à vapeur y convergent de tous les points de l'Europe, il s'est formé autour des Pyramides une industrie toute nouvelle qui s'alimente par la curiosité des voyageurs. Les Arabes qui habitent un village voisin font métier de vendre à tout venant des statuettes en pierre, des scarabées et autres simulacres d'antiquité, la plupart façonnés de leurs propres mains et enfouis quelque temps dans le sol pour leur donner un air plus respectable. Ils en ont des sacoches toutes pleines, et ils jurent leurs grands dieux que tous ces objets sont de la plus parfaite authenticité, qu'ils les ont déterrés eux-mêmes avec une peine extrême dans les cavités des sépulcres, dans les grottes de Sakkarah. (...)
Tout ce trafic de statuettes et toutes ces promenades sur la cime et sous les voûtes sépulcrales sont une grande profanation, je l'avoue, pour l'orgueilleux édifice de Chéops. Que dirait ce tyran de l'Égypte, bon Dieu ! s'il pouvait voir livrée à un tel sacrilège l'œuvre à laquelle il avait sacrifié tant d'années, hélas ! et la vie de tant de milliers d'hommes ? Mais il y a longtemps que la précieuse poussière de Chéops a été dispersée par les vents comme toute poussière humaine, et les petits bénéfices que les Égyptiens retirent aujourd'hui des monuments élevés à tant de frais par lui et par ses imitateurs, sont comme la tardive moisson des sueurs et du sang dont ce pauvre peuple esclave les a jadis arrosés.
Les Pyramides ont produit sur moi, selon la distance d'où je les contemplais, trois impressions différentes. Dans un certain éloignement, au Caire, par exemple, leurs cimes majestueuses, noyées dans les rayons d'or et d'azur du ciel, ont un merveilleux aspect. On ne peut croire que ce soient des édifices humains qui s'élèvent ainsi à l'horizon, on les prendrait plutôt pour des montagnes. À mesure qu'on s'en rapproche, il semble qu'elles se rapetissent, soit par un effet d'optique, soit à cause des collines qui les entourent. Mais lorsqu'on arrive à leur base, elles surprennent plus que jamais le regard et la pensée, et l'on ne peut, sans une sorte de stupéfaction, mesurer de l'œil ces énormes blocs de pierre rangés symétriquement sur un si vaste espace, étagés l'un sur l'autre plus haut que la sommité aérienne de la flèche de Strasbourg, et une fois plus haut que la balustrade du Louvre.
C'est devant celle de Chéops que nous nous sommes d'abord naturellement arrêtés, et je ne puis rendre l'étonnement qu'elle nous causait. Quelle entreprise de géants ! Quelle construction merveilleuse ! Mais aussi quel travail ! Deux années seulement (*) pour bâtir la chaussée destinée au transport des pierres, vingt années ensuite pour édifier la pyramide, cent mille hommes à l'ouvrage, le tout pour préserver un misérable cadavre du contact des vivants et de la morsure des vers ! M. de Chateaubriand a écrit une des belles pages de son Itinéraire pour démontrer que celui qui avait eu la pensée d'ériger un pareil monument était un esprit magnanime. Que le ciel préserve les nations d'une telle magnanimité !

Je n'essaierai point de donner une nouvelle description des Pyramides. Je ne suis ni savant, ni archéologue, et les savants et les archéologues ont assez disserté sur ce sujet. Hérodote a expliqué le moyen probable dont on s'était servi pour élever l'une sur l'autre ces masses de pierre de deux à trois pieds d'épaisseur et de six à sept pieds de longueur, et pour leur donner ensuite à l'extérieur une surface lisse de façon à les rendre inaccessibles. Shaw, Pococke et les deux illustres Danois Norden et Niebuhr, les ont observées et mesurées en détail. Maillet et Savary leur ont consacré une partie considérable de leur livre sur l'Égypte. Volney en a parlé dans quelques pages pleines de netteté et de précision, et Napoléon, avec son génie mathématique, en a, dans quelques chiffres, résumé l'incroyable grandeur. "Cette pyramide a, dit-il dans une note écrite à Sainte-Hélène, un million cent vingt-huit mille toises cubes, et des pierres pour faire une muraille de quatre toises de haut, une de large, pendant cinq cent soixante-trois lieues, ou de quoi ceindre l'Égypte d'El-Barathron à Sienne, à la mer Rouge, et de Suez à Raphia, en Syrie."

Quelle autre œuvre d'une utilité immense pour le pays Chéops n'eût-il pas pu faire avec les hommes, l'argent, les matériaux employés à celle-ci ! Mais il ne songeait qu'à se créer, après sa mort, une demeure sans pareille, à illustrer son nom par un édifice unique au monde ; et du temps d'Hérodote, son nom et celui de Chépren, son successeur, qui voulut aussi avoir sa pyramide, n'étaient plus attachés à ces orgueilleux palais funéraires (1). Les peuples, pour se venger de tant de cruauté, bannirent leur mémoire de leur tombeau. Les pyramides de Chéops et de Chépren s'appelaient les pyramides de Philitis, simple berger qui menait paître ses troupeaux près de là.
Pendant que nous étions là à nous communiquer nos réflexions, les Bédouins, à qui tous nos philosophiques discours ne rapportaient rien et qui voulaient gagner leur argent, nous pressaient de monter. Deux d'entre eux enfin me prirent à droite et à gauche par la main, et me conduisirent ou plutôt m'entraînèrent et m'emportèrent à l'angle de la pyramide par lequel on a coutume de faire cette ascension. Ils sautaient comme des chamois poursuivis par le chasseur, ils couraient de gradin en gradin. À peine avais-je le pied sur un de ces hauts degrés qu'il fallait en escalader un autre. En vain leur criais-je de suspendre un moment leur course pour me donner au moins le temps de reprendre haleine. Ils n'entendaient pas mes cris ou ne les comprenaient pas, et continuaient à sauter en me serrant les poignets et en me tirant après eux. Arrivés au milieu de la pyramide, sur une espèce de terrasse formée, je crois, par l'enlèvement d'une pierre, ils s'arrêtèrent, et je respirai avec bonheur (...). En cinq minutes, montre en main, nous avions gravi les deux cent trente-huit marches qui conduisent au sommet de l'édifice. Mes compagnons vinrent se placer à côté de moi, dans le même état d'abattement. Après un moment de repos, nous nous levâmes pour goûter le fruit de nos peines, et l'immense perspective dont on jouit de là-haut n'est pas achetée trop chère par les fatigues que l'on éprouve pour y arriver.
(...)
Source: A. Hugo, France Militaire Histoire des armées françaises de terre et de mer de 1792 à 1833, tome 1, 1835  (Wikimedia commons)

Quand nos Bédouins nous eurent si consciencieusement fait connaître l'extérieur de la pyramide, ils voulurent nous en montrer l'intérieur, et c'est peut-être la partie la plus difficile de leur tâche. On descend avec des bougies dans un couloir étroit où l'on ne peut se tenir debout, et qui a une pente si rapide que si l'on n'était fortement soutenu, on ne pourrait y marcher de pied ferme. Au bout de ce couloir, qui me sembla bien long, est une large excavation où l'on a enfin la joie de reprendre son attitude naturelle. Puis on gravit au haut de cette excavation pour marcher encore le corps courbé en deux, les mains sur ses genoux pour descendre, pour remonter par des passages serrés, dallés, glissants, jusqu'à ce qu'enfin on arrive à une voûte spacieuse, élevée, noire où l'on aperçoit un sarcophage en pierre, vraisemblablement celui de Chéops. Mais les Bédouins ne connaissent point Chéops et prétendent savamment que c'est là le tombeau du célèbre sultan Bonabardi. On sait que le nom de Bonaparte, le grand sultan, sultan Kébir, comme l'appelaient les mameluks, est resté très populaire en Égypte, et ceux qui lui donnent pour tombeau la plus vaste des pyramides, et ceux qui n'ignorent pas dans quelle région il est mort, poétisent également sa mémoire.(...)
Nous sortîmes du labyrinthe sépulcral plus contents et plus fiers d'y avoir entendu prononcer par des Bédouins ce glorieux nom de Bonaparte, que nous n'eussions pu l'être de déchiffrer un hiéroglyphe.

(1) Chacun sait aujourd'hui que les Pyramides n'ont point été destinées, comme le prétendait Diderot, à conserver sur leurs murailles les faits les plus mémorables, ni, comme l'ont dit quelques savants, à servir d'observatoire, mais simplement à dérober à tous les regards un cercueil ! (note de l'auteur)
(*) Bien que l'auteur se réfère ici à Hérodote, il a évidemment confondu "deux" et "dix".

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