mardi 1 décembre 2009

Le point de vue d'un bâtisseur "moderne" : Louis Joseph Étienne Cordier (XIXe s.)

Photo Marc Chartier

Polytechnicien, député du Jura et de l'Ain, inspecteur divisionnaire des Ponts-et-Chaussées, Louis Joseph Étienne Cordier (1775-1849) travailla à la réalisation de canaux dans le nord de la France et aux premiers aménagements du port de Dunkerque.
Dans ses Mémoires sur les travaux publics, 1841, il proposait une vision toute personnelle des "immenses monuments élevés par les Égyptiens", avec le regard d'un gestionnaire aguerri. Cette "intrusion" d'une analyse économique moderne dans un chantier d'une tout autre époque a quelque chose d'assez surréaliste...


Illustration extraite du site Internet de l'Assemblée nationale


Influencé par le prestige de l'opinion générale, il n'est pas un souverain, un ministre, un administrateur subalterne qui ne rêve, n'aspire à la renommée d'élever un temple, un musée, un théâtre, etc., et de léguer ainsi son nom à la postérité par un tel emploi des revenus publics.
L'admiration inspirée par un monument et la facilité de l'exécuter étant en raison directe de son inutilité, un gouvernement absolu, ses ministres et ses agents n'entreprennent que des ouvrages de luxe, des pyramides, des obélisques, des canaux gigantesques improductifs.
Une entreprise productive, au contraire, destinée à diminuer le temps et les frais de transport, comme un bon canal et un chemin de fer, doit blesser des intérêts privés, puissants, nombreux, et il faut toute l'action, les lumières et la persévérance d'un gouvernement libre pour vaincre les résistances opiniâtres qu'on oppose aux améliorations utiles.
D'un autre côté, un gouvernement bien réglé qui n'agit qu'avec le concours des personnes éclairées, toujours consultées, ne consacrera jamais les impôts publics à des travaux fastueux et ruineux. Sans doute des gouvernements absolus ou mixtes ont souvent ordonné et commencé de grands travaux d'un caractère utile, mais il n'est pas d'exemples qu'ils les aient, sinon achevés, du moins rendus productifs, et dès lors, les revenus du pays, absorbés par ces ouvrages, sont restés aussi stériles que si on les eût employés à élever de nouvelles pyramides de Gyzeh et de Memphis.
(...) Considérons le sort des états qui ont élevé les monuments d'architecture les plus renommés.
L'histoire nous apprend que l'invasion des barbares et la servitude des peuples ont suivi de près, séculairement parlant, les entreprises d'ouvrages fastueux. La gloire architecturale provoqua la conquête par l'envie , et la conquête impose le sacrifice de la langue, de la religion, des libertés. Quelquefois même, les populations, épuisées par les travaux, par les impôts consacrés à ces monuments de l'art, et trompées par les promesses de l'étranger, l'ont elles-mêmes appelé de leurs vœux, encouragé par leur concours, et ont été les instruments de leur ruine.
La seizième dynastie d'Égypte, qui fit bâtir les dernières pyramides deux mille deux cent vingt ans avant Jésus-Christ, fut chassée par les Arabes nomades qui dévastèrent et incendièrent les temples et ruinèrent beaucoup de villes ; la célébrité et la richesse des palais avaient excité leur cupidité. Les Égyptiens doivent à leurs pyramides quatre mille ans de servitude.
(...) À toutes les époques et dans tous les pays, l'emploi des revenus publics aux monuments improductifs a été une source de désastres pour les princes et pour les peuples.
Un simple calcul rendrait cette vérité évidente, si l'histoire et la tradition étaient silencieuses ou tolérantes.
La somme capitalisée avec les intérêts composés des dépenses consacrées à des monuments de luxe, calculés depuis l'époque de leur construction jusqu'à nos jours, dépasse toute prévision.
Une pyramide d'Égypte, par exemple, évaluée seulement à un million, et construite depuis quatre mille ans, représente, avec les intérêts composés, à cinq pour cent par an, plus de millions que les arbres des forêts de France n'ont de feuilles au mois de juin.


Les immenses monuments élevés par les Égyptiens aux siècles les plus reculés frappent sans doute d'étonnement et d'admiration ; mais lorsque l'on compare le nombre d'hommes sacrifiés et les dépenses perdues aux résultats obtenus par ces ouvrages fastueux et improductifs, on déplore l'aveuglement des princes qui les ont ordonnés et le sort des peuples condamnés à les exécuter.
Hérodote, l'un des plus anciens historiens, qui a publié ses écrits en 442 avant J.-C., donne, sur la construction de la plus grande pyramide, des détails qui font connaître le sort du peuple.
Les plus fameuses pyramides, par leur masse, sont celles de Gyzeh, petit village dont elles portent le nom. On en compte six, dont trois grandes sont très célèbres, et trois plus petites moins connues et à peine mentionnées par les historiens.
(...) Les Égyptiens, civilisés trois mille ans avant les Grecs, s'étaient élevés par l'agriculture, les sciences et les arts, à un haut degré de prospérité, de civilisation et de grandeur, lorsque les souverains usèrent les forces du pays à des monuments gigantesques et fastueux. Les travaux extravagants des pyramides, des obélisques, représentent plusieurs milliards de journées, plusieurs millions d'hommes sacrifiés à ces vaniteuses entreprises.
Les peuples entassés sur les ateliers, à peine nourris, traités avec brutalité, furent réduits à une condition plus dure que celle des bêtes de somme. Les rois les façonnaient à la servitude par des travaux forcés et par la misère, et les poussaient à la domination étrangère, à l'esclavage ou à la révolte, par le désespoir.
Les grands canaux exécutés par les rois devinrent les tombeaux des populations opprimées, et ces ouvrages qu'elles n'envisageaient qu'avec horreur, en souvenir de leurs souffrances, furent négligés et bientôt comblés.
Les divers monuments fastueux des premiers rois furent pour leurs successeurs des exemples funestes qu'ils cherchèrent à imiter et à dépasser ; chaque prince voulut élever une pyramide, un obélisque, ou creuser dans les rochers, sur une vaste échelle, son tombeau plus magnifique que les précédents pour réaliser ces perpétuelles tentations de gloire monumentale. Il fallut toujours priver l'agriculture de l'élite des populations, et consommer la jeunesse dans ces œuvres de désolation. Par cet épuisement, il devint facile aux princes voisins de conquérir l'Égypte, et de l'asservir à leurs lois souvent moins terribles encore que la tyrannie des souverains du pays.
En définitive, les monuments et grands canaux d'Égypte ont été la cause principale de la servitude du peuple pendant quarante siècles.

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