vendredi 2 avril 2010

Les "fameuses pyramides", selon Benoît de Maillet - 4e partie

Troisième partie de la sixième Lettre de Benoît de Maillet, publiée dans sa Description de l'Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, etc., composée sur les Mémoires de M. de Maillet, ancien Consul de France au Caire, 1735.
L'auteur aborde la Grande Pyramide pour prouver tout d'abord que, contrairement à son apparence actuelle, elle fut, à l'origine, parée d'un revêtement et fermée. À noter au passage que le revêtement servait de "glissoire" pour l'élévation des blocs de pierre.
Dans cette présentation, j'ai fait l'impasse sur les très nombreux détails par lesquels Benoît de Maillet décrit les travaux de déblaiement qui, selon ses observations, ont dus être effectués pour parvenir au couloir ascendant.
Nous pénétrons alors dans la chambre de la Reine, puis dans celle du Roi, où l'auteur attire particulièrement notre attention sur les deux trous, "placés vis-à-vis l'un de l'autre, à trois pieds et demi d'élévation au dessus du pavé", qui trouvaient leur utilité, une fois terminées les cérémonies des funérailles du roi, au service des personnes enfermées avec leur souverain défunt.

"Je viens à la dernière des trois grandes pyramides, qui est aussi la plus grosse. Plusieurs auteurs ont soutenu qu'elle n'avait jamais été fermée, ni couverte ; et sur ce principe, ils se sont imaginés qu'elle avait été bâtie par ce pharaon roi d'Égypte qui poursuivit les Israélites au travers de la mer Rouge, et qui demeura enseveli dans ses flots avec toute son armée. Pour moi, je soutiens au contraire qu'elle a été achevée, fermée et revêtue comme les autres. Je vais l'établir d'une manière si invincible qu'à ce que j'espère, la postérité me saura gré de l'avoir détrompée des contes imaginaires qu'on a faits à ce sujet, et dont on n'a orné dans ces derniers temps les relations de quelques voyageurs que pour suppléer au peu d'exactitude avec laquelle ils ont examiné l'extérieur de ce grand monument, aussi bien que son intérieur.
On a trouvé une pyramide dont le revêtissement avait été enlevé ; et sur cette apparence peu scrupuleusement approfondie, on a supposé qu'elle n'avait jamais été achevée. On a vu une pyramide ouverte et il n'en a pas fallu davantage pour faire imaginer d'abord que jamais elle n'avait été fermée. On a rencontré un tombeau vide ; on a cru qu'il l'avait toujours été, et sur ce principe on n'a pas craint d'assurer avec confiance qu'il avait été destiné à renfermer le corps de ce prince cruel dont le peuple de Dieu éprouva l'injustice, et à qui les flots servirent de sépulture. J'ai peu de chose à opposer à ce sentiment qui n'a pour fondement que de pures conjectures.

Je me contenterai seulement d'avancer d'abord qu'à examiner avec attention l'extérieur de cette pyramide, on ne peut disconvenir qu'elle n'ait été incontestablement revêtue.
J'en tire une preuve convaincante de la construction des deux autres pyramides qui sans contredit ont été revêtues, puisqu'elles le sont encore aujourd'hui, du moins en partie. Or on ne peut nier que toutes deux n'aient été bâties de manière que le revêtissement a été posé à mesure que l'ouvrage s'élevait. En effet les pierres qui sont enfoncées ou entrelacées avec celles dont le corps de la pyramide est composé, font voir manifestement qu'elles n'ont point été appliquées après coup, mais qu'elles ont été posées, liées et enclavées à mesure que l'on élevait le lit de pierres auquel elles correspondent. Il est donc probable que la première pyramide a été construite de la même façon. C'est ce qui se remarque encore par certains enfoncements, d'où il est visible que l'on a arraché les pièces de marbre qui y étaient enchâssées.
L'état présent où se trouve actuellement cette pyramide me fournit encore une seconde preuve qui ne cède en rien à la première. À examiner avec attention tout son extérieur, il n'y a personne qui ne juge qu'il n'y manque que les dernières pierres dont elle a dû être couverte. Cela supposé, qu'on remarque bien tous les degrés de cet édifice, et surtout les derniers, qui doivent être les plus entiers, comme ils le sont en effet ; qu'on fasse le tour de chaque degré, on découvrira en mille et mille endroits, par le mortier qui y reste appliqué et empreint de la figure d'une autre pierre, qu'il y en a eu véritablement un autre rang, auquel ce mortier servait de mastic, et qui en a été arraché ; d'où je conclus que la pyramide a été réellement couverte et revêtue.
La troisième preuve sur laquelle je fonde mon sentiment, c'est la disposition de l'entrée même de la pyramide, qui peut encore servir à démontrer qu'elle a été véritablement fermée. On voit en effet que cette entrée a été découverte violemment, qu'on en a arraché des pierres prodigieuses, dont les éclats de quelques-unes sont encore restés dans la place même que ces pierres occupaient, aussi bien que l'empreinte des autres pour servir à la postérité de témoignage certain des outrages que ce fameux monument a reçus.
Enfin j'ai une preuve invincible que cette pyramide fut revêtue de marbre blanc et je la tire du ciment même qui sert de témoin de l'enlèvement de cette couverture. En effet, il est certain que j'ai trouvé plusieurs éclats de cette pierre mêlés à ce mortier ; d'où je tire cette conséquence que la beauté, ou plutôt la rareté de ce marbre en Égypte, a été cause que cette pyramide a été découverte dans la suite par des princes qui, n'ayant point la même religion que celui qui était renfermé dans ce tombeau, n'ont pas craint de le déshonorer et d'employer le marbre dont la pyramide était revêtue à des usages différents. (…)
Je puis ajouter à tant de raisons qu'il aurait été ridicule d'élever cette grande masse sans y joindre en même temps le revêtissement qu'on lui avait destiné. En effet, par l'inégalité qui se remarque dans les rangs de pierres dont elle est composée, et qui auraient dû ensuite recevoir cette dernière couche, si elle n'y eût point été appliquée en bâtissant l'ouvrage, on aurait été forcé d'assortir les pierres de ce revêtissement aux inégalités de celles qui étaient déjà placées. Ces inégalités ne sont pas peu considérables ; il y a de ces pierres qui ont un grand pied et demi de moins que les autres. On conçoit que cette sujétion aurait infiniment allongé l'ouvrage et augmenté la dépense. Les ouvriers dans ce cas auraient été obligés de trouver des pierres de revêtissement, les unes plus longues et plus grandes, les autres plus courtes ; au lieu qu'en plaçant d'abord ce revêtissement, ils pouvaient librement appliquer en dedans des pierres telles qu'elles se rencontraient, et continuer l'ouvrage de cette sorte, avançant toujours vers le milieu de la pyramide, où ils n'avaient besoin que d'une seule pierre mesurée pour unir le total de cette couche.
Outre cela on doit supposer que ce revêtissement, qui était bâti en talus, servait à l'élévation des pierres souvent énormes dont on avait besoin au sommet de la pyramide, et qui, sans l'aide d'aucune grue, ni autre machine, étaient tirées en haut à force de bras, à la faveur de ce plan incliné qu'on pourrait regarder comme une glissoire.
Enfin Pline nous apprend que de son temps, il y avait des gens si adroits qu'ils pouvaient monter au haut de ces pyramides. Or il n'y aurait certainement eu en cela aucune adresse ni habileté si elles n'eussent été revêtues et toutes bâties en talus. Autrement on y aurait monté sans peine, comme on fait aujourd'hui sur celle-ci, à laquelle son revêtissement a été enlevé. D'ailleurs c'était ce revêtissement seul qui conservait l'intérieur de la pyramide, en le mettant à couvert des injures du temps qui, sans ce préservatif, aurait pu facilement l'entamer.
Non seulement la pyramide a été revêtue et rendue parfaite à son extérieur, elle a même été fermée, et ouverte ensuite avec violence. C'est ce que j'entreprends d'établir d'une manière à ne laisser aucun doute sur ce sujet.
Cette violence se remarque d'abord à l'entrée naturelle de la Pyramide d'où on a enlevé, comme on peut le remarquer avec un peu d'attention, quelques-unes de ces pierres qui la fermaient, et qui étaient d'une grandeur énorme. Ces pierres étaient posées au dessus d'un canal, qui par une pente assez raide conduit au centre de la pyramide, et aux salles où les corps de ceux qui l'avaient fait construire devaient être déposés. (…)
À l'égard de l'intérieur de la pyramide, il est si obscur, et tellement noirci par la fumée des chandelles et des bougies qu'on y brûle depuis plusieurs siècles en l'allant visiter, qu'il est difficile de bien juger de la qualité des pierres qui composent les salles et autres lieux renfermés dans cette masse énorme. On reconnaît seulement que leur polissure est extrême, qu'elles sont de la dernière dureté, et si parfaitement jointes les unes aux autres que la pointe du couteau ne saurait pénétrer dans l'espace qui les sépare. (...)

Cette salle [la chambre voûtée] a dix-sept pieds et demi de longueur, et de largeur quinze pieds dix pouces. Sa voûte est faite en dos d'âne. On remarque dans cette salle du côté de l'Orient une niche enfoncée de trois pieds dans le mur, et de la hauteur de huit sur trois de largeur. Il y avait sans doute dans cette niche une momie placée les pieds en bas, et la tête en haut, suivant l'usage des Égyptiens. Il est probable que c'était le corps de la Reine, dont le mari avait fait bâtir la pyramide.
(…) En entrant dans cette salle, la dernière pierre qu'on trouvait à main droite avait à son extrémité un avancement de trois doigts en talus ; ce qui avait été pratiqué à dessein, pour empêcher que celle qui devait servir à la fermeture du canal (…) ne pût entrer dans la salle. On doit croire que cette dernière pierre avait du même côté un entaillement égal, afin qu'elle pût arriver juste, et joindre le mur de la salle, qui correspondait à cette entrée.
Je ne crois pas au reste devoir m'éloigner de ce lieu sans avertir d'une découverte que j'ai faite dans la partie supérieure du canal de cent dix-huit pieds, qui y conduit. C'est que les pierres qui la composent sont fendues de travers dans toute la longueur du canal. Je laisse à de plus habiles que moi à décider quelle a été la cause de cet accident. Pour moi il me semble que ce ne peut être l'effet que de quelque tremblement de terre ; peut-être aussi d'un refoulement de cette masse énorme plus pesante d'un côté que de l'autre, ou même moins solidement fondée. Ce qu'il y a de certain, c'est que je n'ai remarqué un pareil défaut dans aucune autre partie de l'intérieur de la pyramide, quoique je l'aie visité avec l'exactitude la plus scrupuleuse. Il n'y a surtout aucun endroit de la galerie que je n'aie examiné avec le soin le plus curieux.
Pour suppléer au défaut d'une perche, qu'il n'était pas possible d'y introduire à travers la route tortueuse qu'on était obligé de tenir pour regagner le canal direct, je faisais lier ensemble plusieurs bâtons, au bout desquels on attachait des bougies allumées. Je les faisais élever ensuite le plus proche qu'il était possible de la voûte et du mur, sans que jamais j'y aie découvert aucun défaut. J'ai remarqué seulement que les côtés étaient défigurés en quelques endroits, et que sur la droite un morceau du mur avait été emporté au-dessus du rétrécissement de la galerie. Cet accident était arrivé sans doute par la chute de quelque pierre, qui dans la fermeture de la pyramide, dont dans la suite je décrirai la manière, ayant échappé des mains de l'ouvrier, tomba du haut de l'échafaudage, et brisa cet endroit contre lequel elle alla donner.
Je dois encore avertir au sujet de cette première salle, dont je viens de parler, qu'on s'est persuadé sans doute qu'il y avait au dessous quelque trésor caché. C'est ce qui se reconnaît par une entrée violente qu'on y a pratiquée, à la faveur de laquelle on peut au travers de plusieurs pierres inégales pénétrer dans le corps de la pyramide de la profondeur de vingt ou vingt-cinq pas. Les pierres qu'on a brisées et tirées de cet endroit remplissent aujourd'hui presque toute la capacité de la salle. On a fait la même tentative dans la salle supérieure ; mais il est probable que dans l'un et l'autre endroit on n'a eu pour récompense des peines infinies que l'on s'est données à gâter de si beaux ouvrages que le déplaisir d'y avoir employé inutilement beaucoup de travail et de temps.

Après avoir découvert le secret de cette première salle, il ne restait plus que de pénétrer jusqu'à celle où le corps du Roi était renfermé. On ne doutait point qu'elle ne se rencontrât à la hauteur de cette esplanade qui se trouvait (…) à l'extrémité supérieure de la galerie ; et on jugeait avec raison qu'elle devait être située au-dessus, et précisément au niveau de la première. (...)
Ce lieu (...) est à voûte plate, composée de neuf pierres. Les sept du milieu ont quatre pieds de large sur plus de seize de longueur, puisqu'elles posent de part et d'autre sur les deux murs, qui vont du Levant au Couchant, et qui sont à seize pieds de distance l'un de l'autre. Il ne paraît que deux pieds de largeur de chacune des deux autres pierres, qui sont à côté de celles-ci ; le reste est caché par les murs sur lesquels elles reposent à leur extrémité.
Je laisse à deviner ce qu'on trouva dans cette salle. (…) Ce qu'il y a de certain, c'est que de tout ce qui pouvait être renfermé dans cette salle, on ne trouve aujourd'hui qu'une caisse de marbre granité de sept à huit pieds de longueur sur quatre de large, et autant de hauteur. Elle a été placée dans ce lieu lorsqu'on le ferma par haut ; et si elle subsiste encore de nos jours en son entier, c'est qu'on n'aurait pu la tirer de l'endroit qu'elle occupe sans la briser, et que ses débris ne pouvaient être d'aucun usage. Cette caisse avait sa couverture, comme on le remarque par la façon de ses bords ; mais elle a été brisée en la remuant, et il n'en reste plus de vestiges. 
C'était sans doute cette caisse qui contenait le corps du Roi renfermé dans deux ou trois caisses de bois précieux, suivant la coutume qui se pratiquait à l'égard des Grands. Il est aussi très vraisemblable que cette salle contenait beaucoup d'autres caisses que celle du Prince, surtout celles des personnes qui furent enfermées avec lui dans ce tombeau, pour lui tenir en quelque sorte compagnie.
En effet que, lorsque le corps du Roi par qui cette pyramide a été construite, fut déposé dans ce superbe mausolée, on y ait introduit en même temps des personnes vivantes, destinées à ne jamais en sortir, et à s'enterrer toutes vives avec ce Prince, c'est un fait que je ne puis révoquer en doute, après la preuve convaincante que j'en ai.
Voici sur quel fondement cette opinion est appuyée. Précisément au milieu de cette salle, qui a trente-deux pieds de longueur sur dix-neuf de hauteur, et seize de large, on remarque deux trous, placés vis-à-vis l'un de l'autre, à trois pieds et demi d'élévation au dessus du pavé. L'un, tourné du côté du Nord, a un pied de longueur sur huit pouces de hauteur, et traverse par une ligne droite jusqu'à l'extérieur de la pyramide. Ce trou est aujourd'hui bouché par des pierres, à cinq ou six pieds de son ouverture. L'autre qu'on a percé du côté du Levant à la même distance du plancher, est parfaitement rond et a assez d'étendue pour qu'on puisse y mettre les deux poings. Il s'élargit d'abord jusqu'à un pied de diamètre, et va en descendant se perdre vers le bas de la pyramide. (...) Je pense, et j'espère que toute personne sensée le jugera comme moi, que l'un et l'autre de ces trous n'ont point eu d'autre usage que de servir aux personnes qui avec le corps du Prince furent enfermées dans ce tombeau. Le premier était destiné à leur donner de l'air. C'était aussi par là qu'elles recevaient de la nourriture et tout ce dont elles pouvaient avoir besoin. Elles avaient sans doute fait provision pour cet usage d'une longue cassette, proportionnée à la grandeur de ce canal. À cette cassette était attachée pour les personnes renfermées dans la pyramide une longue corde, par le moyen de laquelle elles pouvaient tirer la cassette à elles ; et une autre, qui y tenait de même, pendait à l'extérieur, afin que réciproquement on pût retirer la cassette au dehors.
Ce fut vraisemblablement par ce moyen qu'on fournit le nécessaire à ceux qui se trouvaient renfermés dans cet édifice, tant qu'il restera entre eux une personne vivante. En y entrant, je suppose que chacune de ces personnes s'était munie d'une caisse pour y être ensevelie. Elles se rendirent toutes successivement les unes aux autres ce pieux et dernier devoir jusqu'à la dernière, qui manqua pour cela d'un secours que le reste de sa compagnie avait trouvé dans elle et dans les autres. Le second trou servait à vider les immondices qui tombaient dans un réduit profond, pratiqué pour cet usage. J'avais dessein de faire chercher dans l'extérieur de la pyramide, à l'endroit auquel le trou carré long correspondait (...). Peut-être y aurait-on trouvé des preuves nouvelles de ce que j'ai avancé. Mais, outre que cette recherche aurait pu donner de l'ombrage aux Puissances du pays, qui n'auraient pas manqué de se figurer qu'on aurait travaillé à découvrir quelque trésor, je jugeai que ce trou pourrait se terminer dans quelque enfoncement de cet extérieur, et j'appréhendai de trouver son extrémité totalement bouchée, ou par le corps de la pyramide, ou du moins par la pierre de revêtissement. Cependant, sur ce que je rapporte, d'autres pourront dans la suite faire chercher à l'endroit où cette ouverture correspondait. Par là on aura une preuve entière de l'usage auquel ce trou était destiné, quoiqu'il ne me paraisse point douteux, et qu'il me semble impossible d'en imaginer d'autre."

Lire :
- troisième partie

Aucun commentaire: