dimanche 17 mars 2013

La brève description des “hautes et outrageuses pyramides”, par Jean Boucher (XVIIe s.)

Les récits anciens de voyage en Terre Sainte comportent souvent des souvenirs, plus ou moins développés, d’une visite aux pyramides de Guizeh, ce site étant considéré comme une étape obligée du pèlerinage.
Dans son ouvrage Le Bouquet sacré, composé de roses du Calvaire, des lys de Bethléem, des jacinthes d’Olivet (2e édition, 1722), le Père Jean Boucher (env. 1560-1631), Mineur Observantin, n’échappe pas à la règle. Il y fait mention des “montagnes de Pharaon”, qu’il a sans doute contemplées lors du voyage qu’il entreprit, en 1611, pour se rendre à Jérusalem.
Le récit pouvait difficilement être plus bref. De surcroît, il comporte d’étonnantes erreurs sur l’orthographe des noms propres.
Selon toute vraisemblance, à une certaine époque, les pyramides n’étaient considérées que comme une curiosité, qu’il fallait avoir vue au moins une fois dans sa vie, sans pour autant se poser les vraies questions sur le comment et le pourquoi de ces merveilles de l’ingéniosité humaine.


“Je ne laisserai passer sous silence ces hautes et outrageuses pyramides situées à trois petites lieues du grand Caire, raisonnablement enrôlées au nombre des sept merveilles de ce monde, c'est à savoir le Temple de Diane en Éphèse, la statue de Jupiter Ammonien, les Murailles de l'antique Babylone, le Mausolée â'Artemise Reine de Carie, le Colosse de Rhodes, le Labyrinte du Minotaure en Crète, et les pyramides de l'Égypte qui seules de ces sept pièces admirables restent encore entières.
Entre toutes ces pyramides, il y en a trois sur les autres éminentes, la première et plus haute desquelles a 170 pas en chaque face de son carré, ayant sa hauteur égale à la largeur de sa base : elle est composée de grandes pierres qui sont ses degrés, chacun d'iceux étant en haut de deux palmes et demie, ce qui rend la montée de la pyramide assez difficile, mais encore plus pour le peu de largeur desdits degrés ; car à peine ont-ils une palme et demie de largeur, et il n'y a qu'où asseoir assez étroitement la plante du pied, ce qui est cause avec sa hauteur démesurée que peu de personnes peuvent monter jusques au haut, d’autant que le cerveau se trouve tout étonné, s'il n'est bien fort. Je ne conseille aux vertigineux d'y aller.
Cette pyramide fut bâtie par Cheope, autrefois roi d'Égypte, en la fabrique de laquelle trois cent mille hommes travaillèrent continuellement l'espace de dix ans, et dépensèrent en oignons seulement mille six cents talents.
La fille de ce roi, nommée Todope, fit bâtir la seconde, et Crebrenus, son frère, la troisième.
Les Égyptiens les appellent les montagnes de Pharaon, estimant qu'il les fit faire par les enfants d'Israël, durant leur dur esclavage et triste servitude.
Mais ils se trompent, car en tout ce temps-là, ils ne furent occupés, comme remarque l’Écriture sainte, sinon que In operibus duris luti et lateris, à faire et cuire des tuiles, et à bâtir trois villes nommées par la même Écriture Piton, Ramassez, Hiélopolis, que quelques-uns croient avoir été cette Tuabes autrefois tant fameuse, dont Héliodore fait mention en son Histoire éthiopienne.”

Source : Google livres

mardi 12 mars 2013

“Ces chefs-d'oeuvre d'architecture sont aussi entiers que le jour où ils reçurent la dernière main” (Claude-Marie Guyon - XVIIIe s.- à propos des pyramides de Guizeh)

L’abbé Claude-Marie Guyon (1699-1771), de l’Oratoire, avait une réputation d’homme instruit. Cet historien est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont une Histoire des empires et des républiques, depuis le déluge jusqu’à Jésus-Christ, en 12 volumes, traduite en anglais avec des corrections (1737 et années suivantes).
C’est du tome premier de cet ouvrage (1736) qu’est extrait le texte que l’on lira ci-après.
Au demeurant pas très à l’aise avec des monuments qu’il n’a (très vraisemblablement) pas approchés personnellement, l’auteur a quelque peine à décrire les pyramides du plateau de Guizeh. Pour la plus célèbre de ces pyramides, il s’en tient à un condensé assez maladroit d’informations glanées çà et là : “une espèce de plate-forme”, “des espèces de marches”, “une espèce de vaste puits”... Nous restons quand même sur notre faim !
Claude-Marie Guyon a pourtant pris la sage précaution de s’abriter derrière certains auteurs de renom, notamment Greaves et Charles Rollin. Mais le résultat d’une telle compilation n’en est pas moins brinquebalant. Fait de pièces et de morceaux, il nous réserve, certes, quelques belles expressions, mais l’auteur se contente surtout de mettre bout à bout des bribes de théories dont la synthèse n’est pas forcément cohérente. Sa réputation d’historien sérieux nous permettait d’attendre mieux de sa part. 



Les pyramides, par Luigi Mayer (1801)
“Hors de la ville, se voyaient ces grands ouvrages qui ont fait depuis l'admiration des siècles, et que nulle autre nation n'a osé entreprendre d'imiter. Je parle du fameux Lac de Mœris, du Labyrinthe, que les douze Rois firent bâtir pour leur servir de mausolée, du Lac où étaient nourris les crocodiles sacrés, des célèbres pyramides, dont une fit la septième merveille du monde, enfin des obélisques. Je décrirai le Lac et le Labyrinthe quand la suite de l'histoire m'aura conduit aux règnes de leurs auteurs. Mais comme les pyramides ne portaient pas les noms de ceux qui les avaient fait construire, non plus que les obélisques, j'en vais donner ici la description.
Il y en avait plusieurs de différente grandeur ; mais trois en particulier se font encore remarquer par dessus toutes les autres ; ce que l'on en raconte a souvent excité la curiosité des savants, qui se sont crus bien récompensés du risque et des fatigues d'un aussi long voyage par la satisfaction de contempler ce que tout l'Univers désirerait de voir. Growius (1) est celui de tous les voyageurs qui nous en a donné la plus exacte description. Elle excède de quelque chose celle de M. de Chazelies qui y avait été exprès en 1693.
Sur une hauteur d'environ 200 pieds s'élève un grand édifice qui passe pour la plus haute pyramide de l'Égypte. Sa figure est carrée et porte à chaque côté de sa base 693 pieds, par
conséquent 2772 de circuit. Sa hauteur perpendiculaire est de 481 pieds. En montant, les côtés se rétrécissent peu à peu, et semblent depuis le bas se terminer en pointe, quoiqu'ils laissent une espèce de plate-forme, large de treize pieds, où il ne manquait encore que deux pierres d'un angle, vers le milieu du siècle passé.


“Le terme de la fragilité des hommes, et la vanité de leurs plus grands projets”


Pour y monter, il y a tout autour des espèces de marches, hautes de quatre pieds par le bas, et de trois au sommet ; on ne les avait faites si hautes que pour leur donner plus de largeur, et les rendre plus commodes.
Environ à mi-hauteur, est une ouverture par laquelle on descend 150 marches, après lesquelles on trouve un repos fort large. De là vous descendez dans une espèce de vaste puits d'environ vingt pieds de profondeur, au fond duquel sont deux chemins, voûtés de marbre, de 154 pieds de long sur 16 de haut, et 7 de large, qui conduisent à deux entrées de la voûte intérieure, au centre de l'édifice. Là, on voit enfin le terme de la fragilité des hommes, et la vanité de leurs plus grands projets. C'est un sépulcre fore ordinaire, où personne ne fut jamais inhumé. Voilà à quoi se terminaient tant de mouvements, tant de dépenses, tant de travaux imposés à des milliers d'hommes, pendant plusieurs années. C'était, selon Strabon, pour faire un tombeau à une femme prostituée, dont il ne resta bientôt plus dans le monde que le souvenir de ses débauches ; les uns voulant que ce fût Rhodope, d'autres la célèbre Sapho.
Pline rapporte après Hérodote que depuis le commencement de l'ouvrage, cent mille ouvriers y travaillaient sans cesse, mais qu'on avait soin de les relayer tous les trois mois par un nombre pareil. Dix ans entiers furent employés à tirer les pierres, soit dans l'Arabie, soit dans l'Éthiopie, ou à les voiturer en Égypte ; et l’édifice ne fut fini qu'après vingt ans d'un travail le plus assidu.



Sphinx et pyramides, par Nicolas-Jacques Conté (1799)
Des inscriptions qui “parlaient aux spectateurs

Les Inscriptions qui furent gravées sur les faces n'étaient pas moins curieuses et moins nobles que la pyramide même. Elles parlaient aux spectateurs, et avertissaient qu'on se gardât bien de la comparer aux autres, puisqu'elle les surpassait autant que Jupiter était au-dessus des autres Dieux. Ailleurs on avait marqué ce qu'il avoir coûté simplement pour les ails, les poireaux, les oignons ou autres pareils légumes fournis aux ouvriers ; et cette somme montait à seize cents talents d'argent, c'est-à-dire à quatre millions cinq cent mille livres. D'où il était facile de conjecturer à quelle somme prodigieuse devait aller le reste de la dépense.
Il ne faut pas s'étonner, dit M. Bossuet, de voir tant de magnificence dans les sépulcres de l'Égypte. Outre qu'on les érigeait comme des monuments sacrés, qui devaient porter aux siècles futurs la mémoire des grands princes, on les regardait encore comme des demeures éternelles. Les maisons et les palais étaient appelés des hôtelleries, où l'on n'était qu'en passant, et pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins. Mais convaincus de l'immortalité de l'âme, ils envisageaient les tombeaux comme la véritable demeure que nous devions habiter pour des siècles infinis. Aussi depuis plus de trois mille ans ces chefs-d'oeuvre d'architecture sont-ils aussi entiers que le jour où ils reçurent la dernière main. Seul exemple que l'Univers entier puisse produire d'une pareille solidité.


“Le bon goût des Égyptiens par rapport à l'architecture de ces superbes monuments”


Mais ce qu'on n'assortit point avec une intégrité aussi parfaite, c'est l'opposition de plusieurs auteurs sur une circonstance, où les plus simples ne peuvent se tromper, et qui néanmoins est assurée de part et d'autre contradictoirement. Ils conviennent pour les mesures à peu de chose près. Mais les Anciens qui avaient vu la pyramide dont je viens de parler, disent que la moitié, depuis sa base, était d'une pierre noire prise chez les Éthiopiens, si dure qu'on s'en servait pour faire les mortiers, et par-là assez ressemblante au marbre ; cependant Growius, qui l'avait examinée dans le plus grand détail, assure que depuis le haut jusqu'en bas, elle est toute de pierres blanches. La différence n'est que du blanc au noir.
Quoiqu'il en soit, on ne peut trop admirer, dit un judicieux Moderne (2), le bon goût des Égyptiens par rapport à l'architecture de ces superbes monuments, qui les porta dès les premiers siècles, sans qu'ils eussent encore de modèles, à viser en tout au grand, et à s'attacher aux vraies beautés, sans s'écarter jamais d'une noble simplicité, en quoi consiste la souveraine perfection de l'art. Mais quel cas doit-on faire de ces princes qui regardaient comme quelque chose de grand de faire construire, à force de bras et d'argent, de vastes bâtiments, dans l'unique vue d'éterniser leur nom, et qui ne craignaient point de faire périr des milliers d'hommes pour satisfaire leur vanité. Ils étaient bien éloignés du goût des Romains, qui cherchaient à s'immortaliser par des ouvrages aussi grands, mais consacrés à l'utilité publique,
Pline, (c'est toujours M. Rollin qui parle) nous donne, en peu de mots, une juste idée de ces pyramides, en les appelant une folle ostentation de la richesse des rois qui ne se termine à rien d'utile : Regum pecunia otiosa ad stulta ostentatio. Il ajoute que c'est par une juste punition que leur mémoire a été ensevelie dans l'oubli, les historiens ne convenant point entre eux du nom de ceux qui ont été les auteurs d'ouvrages si vains. En un mot, selon la remarque sensée de Diodore, autant l'industrie des architectes est louable dans ces pyramides, autant l'entreprise des rois est-elle digne de blâme et de mépris. (...)



Sphinx et pyramide, par Louis François Cassas (1790)
La violence, la dureté et l‘irréligion

On ne fait ni pour quel sujet ni à quelle occasion le trône de l'Égypte fut transporté dans la petite Diospole à Tanis. C'est ce qui arriva la onzième année, depuis l'élection de Samuel, à la qualité de juge. Au commencement du règne des Heraclides, à Lacédémone, et sous Codrus, le dernier Roi d'Athènes.
Les deux premiers rois de cette nouvelle principauté ne se firent connaître que pour se rendre odieux. Jules Africain nomme le premier Smedès ; Hérodote, Cheops, et Diodore, Chemmis, ou Chombos. Jusqu'à lui la justice et la modération avaient régné en Égypte ; mais il eut le malheur de leur substituer la violence, la dureté et l‘irréligion.
Il fit fermer tous les temples, défendit à ses sujets, sous des peines très graves, d'offrir aucuns sacrifices à la Divinité ; et leur commanda de ne plus travailler que pour lui. Ce tyran en occupa une partie à fouiller les carrières des montagnes d'Arabie, et à traîner de là jusqu'au Nil les pierres qu'ils en tiraient ; d'autres les conduisaient le long du fleuve,et par des canaux de traverse, sur les confins du royaume, du côté de la Libye. Il avait ordinairement cent mille hommes occupés à ces pénibles travaux et on les changeait de trois mois en trois mois.
Ce n'était plus, comme le célèbre Osymandès ou Memnon, à édifier un temple et un mausolée digne de toute admiration, ni comme Sesostris, à creuser des canaux pour multiplier les avantages du Nil, que ce prince employa, ou plutôt, consuma ses sujets. Ce fut à bâtir un fastueux édifice qui ne lui était d'aucune utilité, ni à son royaume. J'entends une de ces trois fameuses pyramides qu'on voit encore auprès de Memphis, et dont on a déjà parlé: L'éloignement des lieux où il fallait aller chercher les matériaux la masse énorme du bâtiment, dont toute la surface était ornée de différentes figures d'animaux ou autres hiéroglyphes, en augmentèrent tellement le temps et la dépense qu'elle avait coûté, en raves, en ails et en oignons seulement, la somme de seize cents talents; c'est-à-dire, trois millions six cent mille livres. C'est ce qu'apprenait une Inscription égyptienne qui était en bas de l'édifice. Si cela est, où aura donc monté ce que l'on dépensa pour les autres frais ?


“Rien fait de mémorable”


On prétend que le second de ces édifices avait été bâti par sa fille, mais que ses revenus lui manquant, elle eut recours à la plus infâme et la plus dissolue de toutes les ressources.
La troisième de ces pyramides fut l'ouvrage de Céphrenès, son frère et son successeur. Jules Africain le nomme Psupsennès. Ce prince, que le caractère rendait autant frère de Chéops que le sang et la nature, retraça toute la conduite de son prédécesseur, tenant les temples toujours fermés, et fatiguant ses sujets avec une dureté aussi impitoyable qu'on l'avait éprouvée sous le règne précédent.. Aussi, voyant le peuple autant soulevé contre lui qu'il l'avait été contre son frère, il appréhenda qu'on exécutât sur sa personne après sa mort ce que la crainte seule avait arrêté pendant sa vie. Tous deux ordonnèrent à quelques courtisans, complices de leurs débauches, d'enlever leurs cadavres et de les ensevelir dans des lieux dont personne n'eût connaissance. Leurs noms étaient si odieux au peuple qu'on défendit, selon la loi, de les prononcer. C'est ce qui donna occasion de dire qu'ils n'avaient rien fait de mémorable.”
Source : Google livres


(1) Latinisation de Greaves
(2) Charles Rollin

mercredi 6 mars 2013

“Il y en a beaucoup qui ont parlé des pyramides et fort peu qui l'aient fait avec justesse” (Jean Dumont - XVIIe-XVIIIe s.)

Le Français Jean Dumont (Mr. Du Mont) (1667-1727) fut d'abord militaire avant de devenir professeur de droit public, il voyagea dans plusieurs pays d'Europe, dont l’Autriche, où il se fixa jusqu’à sa mort. Ses récits de voyage lui valurent l'estime de l'empereur Charles VI, qui le nomma son historiographe officiel et le fit baron de Carlscroon.
La Lettre “Des pyramides d’Égypte”, dont on lira ci-dessous de larges extraits, fait partie des Voyages de Mr. Du Mont en France, en Italie, en Allemagne, à Malthe et en Turquie, tome II, 1699.
L’auteur donne l’impression de jongler avec aisance avec bon nombre de théories relatives aux pyramides de Guizeh. Même s’il n’en cite que peu explicitement, il ne se prive pas d’égratigner les auteurs répertoriés, sans pour autant “s’amuser” à les critiquer dans les règles de l’art, exception faite toutefois pour la conjecture selon laquelle les pyramides auraient été bâties pour servir de greniers à blé.
Selon lui, un beau consensus rassemble la quasi totalité des auteurs autour de la beauté des pyramides, “plus particulièrement pour la difficulté qu'il y a eu de transporter si haut tant de grosses pierres dont elles sont composées”. Un seul des auteurs de son inventaire est d’avis contraire, ne voyant dans les pyramides “ni distinction d'ordre, ni variété d'architecture”.
Quant à l’opinion d’Aristote, elle fait à l’évidence l’objet des préférences de notre auteur, comme étant ce qu’il y a “de mieux établi dans l’Histoire touchant la fondation des pyramides”.


Illustration de Johanne Baptista Homann (1724)
“Je suis enfin en état de satisfaire en partie votre curiosité touchant le Caire et touchant les antiques monuments qui le rendent une des plus rares villes du monde. Il y en a de plusieurs sortes, mais vous ne vous êtes pas trompé quand vous avez cru que les plus considérables sont les pyramides, si célèbres dans l'Histoire.
Ces pyramides sont en grand nombre, mais il y en a trois principales, deux desquelles sont fermées, et l'autre qui semble la plus grande, est ouverte. C'est de celle-ci que je vous parlerai premièrement. Elle est située tout près des deux autres, à trois lieues du Caire, si l'on entend le nouveau, et à deux et demie, si l'on comprend le vieux et le nouveau ensemble.


“Une grosse montagne artificielle”



Cette pyramide est une grosse montagne artificielle, bâtie de pierres de taille plus grandes les unes que les autres, mais dont les plus petites n'ont pas moins d'un pied d'épaisseur et deux de long. Il y en a qui sont épaisses de trois pieds, longues de six, et larges de quatre. Sa hauteur est de cinq cent vingt pieds. Sa largeur de chaque côté de six cent quatre-vingt-deux ; et l’on y monte par environ deux cent dix marches.
Tandis qu'on est encore en bas, la cime paraît pointue comme celle d'une aiguille, mais quand on est dessus, on trouve une plate-forme assez grande pour s'y pouvoir promener tout à l'aise. Elle a quatre-vingt-quatre pieds de tour en carré, et n'est pourtant pavée que de douze pierres, chose admirable qu'on ait pu les transporter si haut. De là on voit Boulac, le vieux et le nouveau Caire, les ruines de Memphis, la Montagne, et les déserts d'Égypte á perte de vue, mais il faut avoir la tête bonne pour regarder en bas tout du long des degrés.
Autrefois on pouvait monter et descendre de tous les côtés de la pyramide, et cela serait encore, si le temps qui vient à bout de tout n'avait rongé une partie de ces pierres dures, qui sont en plusieurs endroits des précipices effroyables. C'est pourquoi on prend toujours des guides qui savent les meilleurs chemins.


“Une véritable demeure pour les morts”


Lorsqu'on est descendu, et qu'avec un doigt de vin on a repris un peu courage, on peut entrer dedans, mais il faut observer ici que la porte n'est pas à fleur de terre. Il faudrait monter seize degrés de la pyramide pour y aller, si le temps et le sable n'y avaient fait un coteau, qui va jusqu’au seuil de la porte et par lequel on monte. Alors on trouve une espèce d'allée haute et large d'environ trois pieds et demi seulement, de manière que pour y passer il faut avoir le corps tout courbé. On marche ainsi toujours en descendant, l'espace de trente pas, au bout desquels on trouve un guichet à rez de terre, et si petit que c'est tout ce qu'on peut faire, que de s'y couler en rampant. Cela passe, l'on trouve encore une petite allée toute pareille à la précédente, hors qu'à l'autre il fallait descendre et qu'à celle-ci, il faut monter.
Cette allée se termine à deux autres, l'une à droite et l'autre à gauche. Celle qui est à droite n'a aucune inclinaison, et conduit dans une petite chambre voûtée, ayant dix-huit pieds de long et douze de large. A l'entrée de cette allée, il y a un puits extrêmement profond et dans lequel il n'y a point d'eau. Ma curiosité ne m'a point porté à y descendre, comme quelques autres ont fait, et qui n'y ont rien trouvé qui mérite cette peine. C'est beaucoup faire à mon avis que de se fourrer dans toutes ces allées dont je vous parle, car c'est une véritable demeure pour les morts. Il y a d'ailleurs des chauves-souris qui éteignent les chandelles à tous moments, et si l'on n'avait la précaution de porter des fusils pour les rallumer, on se trouverait fort embarrassé.
II me reste une allée à vous dépeindre, qui est justement à l'opposite de la dernière dont j'ai parlé. L'entrée en est assez haute dans la muraille, de sorte qu'il faut grimper pour y entrer; mais en récompense, elle est beaucoup plus haute et plus large que toutes les autres. J'y montai par la longueur de 70 pas, après quoi je me trouvai dans une salle, longue de trente-deux pieds, et large de seize. Elle est pavée de neuf pierres dont la longueur contient toute la largeur de la salle, et les murailles en sont d'un porphyre très beau, aussi bien qu'un tombeau vide qui est au fond de la salle. Ce tombeau est long de sept pieds, et large de trois.


Vue des pyramides, par Marcus Tuscher (1780)
“Si je voulais m'amuser ici à critiquer sur les Relations des autres voyageurs, j'en aurais une ample matière”


Étant sorti de cette pyramide, je visitai à loisir les deux autres, dont la plus petite, et selon les apparences, la plus ancienne, était autrefois revêtue partout de porphyre. Elle n'a que cent cinquante pieds de hauteur, sur deux cents de face, et quoiqu'en dise Belon, elle n'est point liée avec du fer et du plomb au lieu de ciment, et n'est point aussi entière que si elle venait d'être faite ; c'est au contraire la plus ruinée de toutes.
L'autre pyramide est presque aussi grande que la première. Elle a six cent trente pieds de face de chaque côté et sa hauteur est de cinq cent dix pieds. Si je voulais m'amuser ici à critiquer sur les Relations des autres voyageurs, j'en aurais une ample matière, car il y en a beaucoup qui ont parlé des pyramides et fort peu qui l'aient fait avec justesse, mais ce n'est pas mon dessein, et si j'en dis quelque chose, ce ne fera qu'en passant.
Je ne m'arrêterai point non plus à examiner ce qu'en ont dit les Anciens. L'on peut toujours sauver leur rapport en faisant une réduction des mesures qu'ils proposent, qui soit convenable avec l'expérience et la vérité, et dans le fond je croirais assez aisément que le mauvais calcul que l'on en a fait dans la suite a entièrement changé le sens de leur histoire, comme je l'ai peut-être fait voir en parlant du Colosse de Rhodes.
Pour ce qui est des Modernes et surtout de ceux qui parlent pour avoir vu, il me semble qu'ils ne sont pas excusables lorsqu'ils se trompent. Comment justifier Belon par exemple et son ami Thevet qui ont écrit que la grande Pyramide a huit cent dix pieds de face de chaque côté et qu'il y a deux cent cinquante degrés depuis le bas jusqu’au sommet, faisant ensemble environ 800 pieds ? Je ne saurais non plus être du sentiment d'un certain religieux dominicain qui prétend que les pyramides ne soient autre chose que de grands rochers taillés en pointe et revêtus de pierres rapportées, car outre que l'Histoire est précisément contraire à cela, la disposition du lieu et ce qui paraît de la construction de ces superbes monuments détruisent entièrement ces conjectures, mais surtout les ouvertures et les longues allées qui sont au dedans de la plus grande, lesquelles sont partout construites de pierre de taille comme le reste de l'ouvrage, et non pas taillées dans le rocher vif, ce qui devrait pourtant être.


“La beauté de ces magnifiques ouvrages qui ont avec raison été mis au nombre des merveilles du Monde”



Quelques autres écrivains fondés sur des conjectures tirées sans doute de ce qu'il est dit dans l'Ecriture du travail auquel Pharaon occupait les enfants d'Israël, ont cru qu'elles étaient de brique, mais ils se font trompés et apparemment n'en ont pas voulu croire le rapport de leurs propres yeux, car ils leur auraient dit que c'était véritablement et purement pierre, un peu rongée à la vérité et tellement desséchée par les rayons du soleil que la superficie en est devenue lentilleuse, je veux dire grenue et rude au toucher comme à la vue, mais c'est toujours pierre.
Presque tous les voyageurs se sont du moins accordés sur un point entre ceux où ils se trouvent opposés, c'est à l'égard de la beauté de ces magnifiques ouvrages qui ont avec raison été mis au nombre des merveilles du Monde, non seulement pour leur grandeur et pour leur hauteur, mais plus particulièrement pour la difficulté qu'il y a eu de transporter si haut tant de grosses pierres dont elles sont composées, et je n'en connais qu'un seul qui soit allé au contraire.
Celui-là se plaint de ce qu'on n'y voit ni distinction d'ordre, ni variété d'architecture. Il trouve qu'il n'y a point de vieux clocher en France bâti à la gothique qui ne fût plus digne d’admiration, et il pose en fait que le premier petit Prince de l'Europe pourrait faire tout autre chose dans un pareil genre de bâtiments, s'il en avait la fantaisie et s'il voulait en faire la dépense. Or c'est de quoi je fais juge tous ceux qui auront lu les diverses descriptions que l'on en trouve dans les histoires et dans les relations.

“La forme des pyramides ne convient nullement à de simples greniers”



Si les sentiments sont si différents à l'égard de la construction et des proportions des pyramides qui sont des choses de fait et présentement existantes, vous jugez bien qu'ils le seront encore davantage sur le temps et sur les personnes qui les ont bâties. Hérodote est celui qui en a écrit le premier. Pline l'a copié. D'autres ont voulu faire voir qu'ils s'étaient trompés tous deux, et dans ces derniers temps il est venu des critiques qui ont prétendu les démentir tous en substituant de pures visions à leurs histoires incertaines et peu vraisemblables.
Je mets dans ce dernier rang ceux qui ont cru ou voulu faire accroire que les pyramides avaient été bâties par le Pharaon, dont l'Ecriture parle au livre de la Genèse, pour servir de magasins aux blés qu'il faisait assembler par le conseil de Joseph ; car trois choses détruisent entièrement cette conjecture et la rendent même ridicule.
La première est l'Histoire qui nous assure que la première pyramide ne put être bâtie qu'en vingt ans, quoique l'on y employât continuellement cent mille hommes, et que les trois ensemble ne furent achevées qu'au bout de soixante dix-huit ans. D'où il s'ensuit très évidemment qu'elles ne furent point bâties dans cette vue, puisque l'Ecriture nous fait connaître que les songes du Roi d'Égypte précédèrent immédiatement les sept années de fertilité pendant lesquelles on dut faire les provisions.
La seconde raison se tire naturellement de la forme des pyramides qui ne convient nullement à de simples greniers, et mieux encore de la disposition des logements qui sont au dedans, lesquels, quand même on l'aurait voulu depuis, n'auraient pu servir à faire des magasins, sur quoi vous pouvez examiner la description que je viens d'en faire.
Et la troisième enfin, c'est que ces greniers de Joseph, dont il est question, sont encore actuellement du moins à ce que l'on croit dans la ville du vieux Caire, et ne sont autre chose que de grands magasins bâtis de pierre de taille, voûtés et très propres en effet à cet usage.
]e pourrais ajouter à cela quelques réflexions sur les dépenses immenses auxquelles ces grands ouvrages ont sans doute obligé les bâtisseurs, sur les charges aggravantes qui en seraient retombées sur le peuple, dans un temps où bien loin de le détourner et de l'appauvrir, on devait l’engager par toutes sortes de voies à travailler sans relâche, pour se mettre par son laborieux soin à couvert de la famine à venir, en profitant de la fertilité présente des terres, et enfin sur le peu de proportion et de conformité qu'il y a de la magnificence des pyramides, qui surpasse de beaucoup celle des palais les plus superbes, à des greniers pour renfermer du blé.



Sommet de la Grande Pyramide : gravure de Thomas Milton (1794)
L’argumentation d’Aristote


Mais il me semble que ce serait perdre le temps en discours superflus, et que la chose parle assez d'elle-même pour n'avoir pas besoin de tant d'éclaircissement. Je me contenterai donc de rapporter simplement ce qui me paraît de mieux établi dans l’Histoire touchant la fondation des pyramides.
Aristote m'en fournit les premières et principales raisons : il a cru que les rois d'Égypte n'ont été portés à cette dépense prodigieuse que pour raffermir davantage leur tyrannie en rendant leurs sujets pauvres accablés des fatigues d'un travail continuel et par conséquent hors d'état de se révolter, ce qui convient parfaitement bien avec cette politique qui faisait l'esprit de la cour du roi d'Égypte, lors de la servitude des enfants d'Israël ; à quoi j'ajoute en même temps le sentiment de quelques autres qui n'ont attribué ces orgueilleux monuments qu'à la vanité, ou pour mieux dire, à la noble envie de s'immortaliser qui était si naturelle aux rois de ce pays, comme il paraît par tous les autres monuments qui nous en restent.


Ceux qui ont bâti les pyramides



Pour ce qui est de ceux qui ont bâti les pyramides, les habitants du pays croient communément que Pharaon, celui qui périt dans la mer Rouge, ou celui qui avait élevé Joseph, ou peut-être quelque autre des dix qui ont régné en Égypte, en fut l'auteur. Mais Hérodote, qui a été suivi de la plupart des Modernes, dit que ce fut Cheopes, successeur de Rhamsinit et frère de Cephren, explication qui ne nous rend guère plus savants, n'y ayant rien au monde de plus difficile à débrouiller que la suite des Rois d'Égypte.
Cent mille hommes furent employés l'espace de dix années à creuser dans les montagnes d'Arabie pour en tirer les pierres nécessaires, et à les transporter sur le lieu où l'on voulait bâtir, et cent autres mille hommes travaillèrent dix autres années à l'élever et à la mettre dans l'état où on la voit aujourd'hui. La dépense en fut immense, et quoique l'on ne donnât à ces gens-là pour toute munition, apparemment outre le pain, que des aulx et des oignons, elle ne laissa pas de monter à dix-huit cent talents qui font un million et quatre vingt mille écus de notre monnaie.
Voilà ce qu'il y a d'historique, ou du moins ce que l'on peut recevoir pour tel, et voici ce que l'on ajoute et ce qui lui donne beaucoup l'air fabuleux.
Les finances de Cheopes se trouvant épuisées, et ce hardi entrepreneur n'ayant plus d'argent pour achever ce qu'il avait commencé, se réduisit à prostituer sa propre fille à tous venants dans une maison publique, afin de pouvoir tirer par ce moyen les sommes qui lui manquaient. La Princesse, dit on, y consentit et, poussée d'une même ambition que celle de son père, elle exigea de ceux qui vinrent prendre part à ses faveurs qu'ils lui donnassent chacun une pierre outre le prix qu'elle ou son père y avaient mis.
Si cette Princesse était belle ou non, l'Histoire ne le dit point ; mais bien que le nombre des pierres qu’elle assembla de cette sorte fût si grand que dans la suite, elle en fit bâtir une autre pyramide de cent cinquante pieds de face à son propre honneur et à sa gloire. Sur quoi Mr. Chevreau dit fort spirituellement que si cela est, il y a des vérités peu vraisemblables, et que l’honnêteté ne lui permit pas d'examiner en critique un si vilain article. C'est à vous d'entrer si vous voulez dans sa pensée; car je n’aurais pas bonne grâce non plus à lui servir d'interprète en cette occasion.
La seconde pyramide, c'est-à-dire la plus grande après celle dont je viens de vous parler, fut érigée par Cephrenes, le frère de Cheopes et son successeur ; c'est toute l'Histoire que l'on en fait. Mais celle de la troisième et la plus petite est circonstanciée d'une manière fort remarquable, quoique différemment selon les auteurs.
Elle fut bâtie par Micerin, que quelques-uns nomment Osorchou, Hercule et Mencherin, lequel succéda à Cephrenes ; et comme c'est le sentiment de Mr. Chevreau qui a fait des observations fort curieuses sur toute cette histoire, je vous le donne d'abord comme le meilleur. Cependant d'autres ont cru que ce fut une célèbre courtisane nommée Rhodopé, et qu'elle se servit pour cela des sommes immenses qu'elle avait gagnées avec ses amants.
Quelques autres veulent que plusieurs princes qui l'avaient aimée la firent bâtir en son honneur à frais communs, et d'autres enfin disent qu'un seul roi d'Égypte qui l'aimait aussi seul et en était seul aimé, fit cette dépense en sa faveur, et ils ajoutent que ce qui l'engagea à cela fut un aigle qui ayant enlevé la pantoufle de Rhodopé la laissa tomber dans son sein, sur quoi les devins ayant été consultés, il résolut de faire construire la pyramide.
Thevet dit aussi que les Grecs lui ont voulu persuader que cette courtisane était la savante. Sapho de Lesbos, à la mémoire de qui plusieurs princes ses amants avaient consacré ce monument. Enfin, presque tous les auteurs se tuent à la vouloir faire passer pour un prix de paillardise.”
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