dimanche 4 avril 2010

Les "fameuses pyramides", selon Benoît de Maillet - 5e partie

Quatrième partie de la sixième Lettre de Benoît de Maillet, publiée dans sa Description de l'Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, etc., composée sur les Mémoires de M. de Maillet, ancien Consul de France au Caire, 1735.
Cette dernière partie qui prend place ici est consacrée à la Grande Galerie et à sa fonction dans le déroulement du chantier de la pyramide de Khéops.
Parvenu à ce stade de sa découverte de la pyramide, l'auteur ne ne contente plus de décrire ce qu'il voit : il interprète. Compte tenu de la configuration de cet espace pour le moins "curieux", il y voit essentiellement une aire de stockage momentané des blocs de pierres destinés à obstruer les entrées de l'édifice au terme du chantier de construction. Et en effet, sa démonstration est logique, toujours nourrie d'une observation attentive au moindre détail. Quant à savoir si elle résiste, toute "vraisemblable" et "hardie" qu'elle puisse être, à une interprétation plus scientifique et nourrie de moult avis contradictoires, c'est une autre histoire. Mais l'on peut savoir gré à Benoît de Maillet d'avoir privilégié une lecture patiente et pointilleuse des entrailles de la Grande Pyramide, quitte à se fourvoyer dans les conclusions déduites de ses observations.

Photo John et Morton Edgar (Wikimedia commons)
"Après avoir expliqué le plus nettement que la matière a pu me le permettre, de quelle manière et par quels efforts la pyramide fut forcée et ouverte, il me reste encore à éclaircir un doute qu'aura fait naître sans doute la lecture de cette première partie. Il s'agit de savoir où était placé le magasin de tant de pierres qu'il fallut employer nécessairement pour fermer tous les canaux dont je viens de parler, et de quelle manière ils furent bouchés par des ouvriers qui sortirent ensuite de cet intérieur. Ce morceau n'est pas sans doute moins curieux que le reste, et mérite pour le moins autant d'attention.

J'ai déjà observé que dans les banquettes dont les deux côtés du canal de cent-vingt-quatre pieds, qui régnait au fond de la galerie, étaient accompagnés, on avait pratiqué des mortaises taillées perpendiculairement, de la longueur d'un pied, larges de six pouces, et profondes de huit. (...) Ces mortaises correspondaient parfaitement les unes aux autres, et régnaient dans toute la longueur des banquettes, à la distance de deux pieds et demi. On avait ménagé ces ouvertures en bâtissant la galerie, afin de pouvoir placer dans chacune une pièce de bois d'un pied en carré, et de trois ou quatre pieds de longueur, dont on avait coupé six pouces par le bas à la hauteur de huit doigts, selon le sens et la capacité des mortaises dans lesquelles ces solives devaient entrer. Ces pièces de bois devaient servir à former au-dessus un échafaud (1), destiné à soutenir les pierres nécessaires pour remplir tous les canaux qui restaient à boucher dans l'intérieur de la pyramide, et même ce canal de cent-vingt-quatre pieds (...) qui était au fond de la galerie. Ces solives avaient un autre entaillement à leur extrémité supérieure ; et de longues pièces de bois, dans lesquelles on avait taillé des mortaises pareilles à celles des banquettes, s'appliquant sur ces pieux, formaient de part et d'autre de la galerie un repos assuré de bas en haut pour placer des planches de six pieds et demi de longueur, épaisses d'un demi pied, et fort unies, sur lesquelles on posa un premier rang de pierres. Les banquettes s'élevaient de deux pieds et demi, comme je l'ai dit, au dessus du fond de la galerie. Je suppose que l'échafaud fut placé à trois pieds de hauteur des banquettes. Ainsi du fond de la galerie à cet échafaud, il y avait une élévation de cinq pieds et demi, qui était suffisante pour que les ouvriers pussent y passer debout.
J'ai encore remarqué ailleurs que, du fond du canal à la voûte de la galerie, il y avait vingt-sept pieds et demi d'élévation. Du fond du canal jusqu'à l'échafaud on en comptait six ; de l'échafaud en haut il en restait donc vingt et un et demi ; ainsi en mettant dans cette capacité quatre rangs de pierres de trois pieds et demi de hauteur, telles qu'il en fallait pour remplir les canaux, on avait encore au-dessus un vide de sept pieds et demi d'élévation. Mais je veux supposer que du premier rang au second, on mit entre les pierres une planche d'environ trois pouces d'épaisseur, et une pareille du second au troisième, afin qu'il fût plus facile de retirer les pierres, en les faisant glisser sur ces planches, trois rangs de ces pierres suffisaient pour remplir tous les vides qu'on avait à boucher, et qui sont aujourd'hui ouverts. Il pourrait même se faire que dans le corps de la pyramide il y eût encore d'autres canaux bouchés qui n'ont point été ouverts, puisque dans la galerie, on pouvait aisément placer quatre rangs de ces pierres, et même cinq dans un besoin. On peut s'en convaincre par le calcul que je viens de faire ; et il n'est pas vraisemblable qu'on eût exaucé (2) la galerie au-delà du nécessaire, ce qui aurait affaibli d'autant tout le corps de l'édifice. (...)

Illustration extraite de la "Description de l'Égypte" (Wikimedia commons)
On doit supposer que pour faciliter l'exécution de ces ouvrages, on avait attaché au mur du fond de la galerie qui termine l'esplanade, et vis-à-vis des pierres rangées sur l'échafaud, une forte potence de fer, qui portait une poulie solide, à la faveur de laquelle les ouvriers, placés sur la plate-forme, pouvaient, au moyen d'une bonne corde, tirer dessus l'échafaud les pierres l'une après l'autre, et les descendre sur la plate-forme même. Qu'ensuite, au côté que ces pierres présentaient aux ouvriers, on avait pratiqué un trou carré, profond de trois à quatre doigts, et plus large par bas que par haut, et que dans cette ouverture carrée on avait enfoncé deux pièces de fer, plus épaisses par bas que par haut, garnies à leur extrémité de deux bons anneaux, et séparées l'une de l'autre par un coin de fer. À la faveur de ces précautions, on avait une prise assurée pour tirer ces pierres de dessus l'échafaud, avec la corde qui passait dans les deux anneaux, pour les suspendre au moyen de la poulie, et les poser ensuite doucement sur l'esplanade, ou plate-forme, d'où elles étaient conduites sans beaucoup de peine à l'endroit de leur destination.(...)
Ce que je viens de dire de la fermeture de tous les canaux ménagés dans la pyramide, et de la destination de sa galerie, paraîtra peut-être assez nouveau et assez hardi, pour que quelque critique ose le traiter de chimère, ou du moins de conjectures. Aussi n'ai-je garde de prétendre exiger qu'on m'en croie absolument sur cet article. Du moins ne pourra-t-on me refuser l'honneur d'avoir le premier imaginé un système très vraisemblable capable de faire apercevoir du premier coup d'œil des merveilles qui jusqu'à ce jour étaient restées inconnues. Mais je vais plus loin ; et j'ose avancer qu'à quiconque voudra faire attention à la suite et à la liaison nécessaire de mes observations sur cette matière, il sera impossible de ne pas convenir que mes conjectures, s'il plaît aux critiques de les appeler de ce nom, sont tellement fondées qu'on ne peut s'empêcher de les regarder comme des vérités réelles.
Pour moi, après tant de recherches, après toutes les réflexions que j'ai faites sur la disposition de l'intérieur de la pyramide, je déclare hardiment qu'il n'est pas possible que les choses soient autrement que je l'ai écrit. Je reconnais d'abord qu'il n'a jamais été possible après la pyramide achevée, c'est-à-dire après les coulisses faites, et la galerie fermée par la voûte, de faire entrer aucune pierre dans cette galerie d'une grosseur nécessaire pour boucher les canaux du dedans en dehors. Je vois au contraire que l'architecte n'a jamais été occupé que du soin qu'on ne pût jamais en tirer celles qu'il y avait enfermées pour la clore un jour d'une manière à ce qu'il croyait invincible.
J'aperçois le dessein de ce même architecte dans cette longue coulisse, qui règne au fond de la galerie. Je comprends qu'elle n'avait été ménagée que pour la conduite des pierres qui devaient fermer un jour le canal intérieur ; et je juge par l'arrêtement que je trouve à l'extrémité supérieure de cette coulisse, qu'elle devait elle-même être aussi remplie de pierres, après que le canal aurait été absolument bouché. La polissure extrême de cette coulisse me confirme dans l'opinion de ce double usage. Je remarque que sa longueur est proportionnée à celle du canal intérieur. Je vois que ce canal est encore fermé en partie, c'est-à-dire par l'endroit qui fait angle avec le canal extérieur. Je m'aperçois même qu'on n'a point pénétré dans la pyramide par ce véritable passage ; qu'au contraire on a été obligé de se frayer une fausse route, par laquelle rejoignant un des côtés du canal, on a attaqué plus facilement les pierres dont il était rempli. Je le trouve depuis cette ouverture forcée défiguré dans toute sa longueur, ce qui m'apprend qu'on a été obligé d'avoir recours à la violence pour le déboucher. (...)
J'ai déjà insinué que dans le corps de la pyramide, il peut y avoir d'autres ouvertures fermées qui n'ont point encore été découvertes ; et ce n'est peut-être pas sans fondement qu'on en a fait des recherches. Par malheur on s'est mal adressé pour les découvrir en fouillant dans le fond des deux salles [Chambre de la Reine et Chambre du Roi]. Si outre les canaux déjà connus il y en a encore quelque autre dans l'intérieur de la pyramide, c'est sans contredit entre ces deux salles qu'on doit le chercher, et son entrée ne peut être placée que vers le milieu de la coulisse.(...)

Il ne faut pas s'imaginer au reste que tous ceux qui travaillèrent à la construction de ce grand ouvrage eussent connaissance des secrets de l'intérieur, ni même qu'il suffit d'y entrer après que la pyramide fut achevée, et avant qu'elle fût fermée, pour en avoir connaissance. Ce mystère était réservé aux seuls architectes qui avaient conduit ce superbe édifice, ou du moins à un petit nombre de personnes choisies pour travailler sous leur direction à fermer tous les canaux (...). Il est même très vraisemblable que les ouvriers destinés à cet emploi n'étaient point des âmes vénales, capables de trahir jamais, pour quelque raison que ce fût, un secret de cette nature. (…)
Pour moi, à qui seize années de séjour dans ce pays [l'Égypte] ont donné du temps et du loisir pour m'instruire, à qui plus de quarante voyages que j'ai faits sur les lieux, visitant, l'équerre et le compas à la main, les recoins et les secrets les plus cachés de cet édifice, ont facilité des connaissances, qui avaient échappé à beaucoup d'autres, j'ai cru être obligé de communiquer les lumières que mes recherches m'avaient acquises. (…)
(…) il m'a été permis plus qu'à aucun autre de contenter l'ardeur que j'avais de pénétrer ce qu'il y avait de plus mystérieux dans ces monuments célèbres. Si mes soins et mes réflexions m'y ont fait faire quelque découverte, dont on doive m'avoir obligation, c'est ce dont on jugera par la lecture de ma lettre. J'ai prouvé que cette pyramide a eu son revêtissement, et qu'il lui a été enlevé à cause de la qualité du marbre rare en Égypte, dont elle était en quelque forte incrustée. J'ai fait voir ensuite qu'elle a été fermée, et qu'elle l'est même encore par l'extrémité du véritable canal de son entrée ; que tous ses canaux ont été remplis ; que la galerie avait servi de magasin aux pierres nécessaires à la fermeture de ces canaux ; que ces pierres ont été brisées dans le fond de cette galerie, lorsqu'on y a été arrivé, et qu'on les en a tirées par morceaux, sans quoi elle n'aurait pu être ouverte. J'ai expliqué le secret pratiqué a six pieds de la salle où le tombeau était placé. J'ai montré enfin que le puits n'avait été ménagé dans la construction de la pyramide que pour faciliter la retraite des ouvriers, après qu'ils auraient distribué pour la fermeture des canaux intérieurs toutes les pierres qui étaient renfermées dans la galerie, chacune suivant sa destination.
C'est ainsi que la vérité se rétablit quelquefois avec le temps, au lieu de s'obscurcir et de disparaître. Ces mémoires, ne fussent-ils pas absolument conformes à la réalité, serviront du moins de guides à la postérité pour s'éclaircir dans la suite de l'exacte vérité de ces merveilles.

(1) "Construction provisoire, fixe ou mobile, dont les planchers superposés supportent à une certaine hauteur du sol les ouvriers et les matériaux, dans l'édification, la réparation, la peinture, la décoration des bâtiments" (selon le Trésor de la langue française informatisé)
(2) il faut bien sûr lire : "exhaussé"

Lire :
Les "fameuses pyramides", selon Benoît de Maillet :
1e partie
2e partie
3e partie
4e partie

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