mardi 2 novembre 2010

“Il semble que les architectes [égyptiens] aient acquis du premier coup, et par une sorte d'intuition particulière, la parfaite connaissance de leur art” ( F.B. de Mercey - XIXe s.)

Frédéric Bourgeois de Mercey (1805 ?-1860 ?) fut chef de la division des beaux-arts au ministère de l’Intérieur où il fut nommé vers 1840. Peintre lui-même, il eut ainsi en charge le développement des arts en France, et était régulièrement sollicité à ce titre. 
Dans son ouvrage Études sur les beaux-arts depuis leur origine jusqu’à nos jours, 1855 (le texte que j’ai choisi est extrait du tome 1 de ce livre), il porte sur la naissance et l’expression des arts, dont l’architecture égyptienne qui nous intéresse plus particulièrement ici, un regard à la fois admiratif et froidement rationnel. Disons même : rationaliste.
Certes, les pyramides n’apparaissent dans ce texte qu’entre les lignes ; mais elles n’en sont pas moins, dans la pensée de l’auteur, l’expression d’une science et d’une habileté que les bâtisseurs-artistes égyptiens possédaient à la perfection.
Directement inspirées des découvertes de Mariette, les observations de F.B. de Mercey relatives au Sphinx méritent également l’attention : l’auteur se contente de les énumérer, sans s’autoriser à en tirer des hypothèses ou conclusions sur les éventuels liens entre la statue colossale et telle ou telle pyramide.


Photo Marc Chartier
“L'Égypte a toujours été la contrée mystérieuse par excellence. Confiné dans cette étroite et longue vallée du Nil que, depuis Méroé jusqu'à la mer intérieure, sur un espace de 400 lieues, borde une double solitude, son peuple singulier évitait avec soin tout contact et toutes relations avec les autres nations qu'il méprisait. Conquérant, il se bornait à détruire, ne songeant à donner aux vaincus ni sa religion ni ses lois ; conquis, sa civilisation absorbait le conquérant.
Jusqu'à l'époque de la découverte de Champollion, les ténèbres qui couvraient le passé de ce grand peuple n'avaient été qu'imparfaitement pénétrées. Aujourd'hui son histoire n'offre ni lacune ni obscurité. L'authenticité de la liste de Manéthon est rigoureusement établie. Le nom des rois qui appartiennent à chacune de ses trente-deux dynasties est connu. Trois périodes, d'environ mille ans chacune, divisent les temps historiques des Égyptiens et le développement des arts : la période des pyramides de Memphis, celle des temples de Thèbes et de Karnak, enfin celle des Ptolérnées et des Romains.
L'architecture égyptienne, colossale comme celle du Gange et de l'Euphrate, aussi complexe et aussi variée, offre une expression plus savante et plus normale de la nature et de la théogonie. Les temples de Thèbes et de Karnak sont le plus parfait modèle de l'architecture sacerdotale. L'art chrétien leur doit le profil de ses cathédrales où les deux tours ont remplacé les pylônes de l'Egypte.
La statuaire des Égyptiens, bien que pétrifiée par des lois hiératiques, est puissante comme leur architecture. La jambe colossale de Sesourtasen Ier, le sphinx gigantesque de Ghizé, les colosses d'Ibsamboul, les statues de Memnon et tant d'autres monuments que nous ne pourrions énumérer ici, nous prouvent que les artistes égyptiens ne reculaient devant aucune des hardiesses de l'Inde ; mais ce qui distingue particulièrement l'art nilotique de l'art indien, c'est l'aspect de réalité de ces colosses ; l'imitation de la nature est poussée aussi loin que possible. Chaque figure est un portrait. Rien qui rappelle les monstrueuses bizarreries de la statuaire indienne.
La supériorité de l'art égyptien sur l'art fantasque des Indous et sa rationalité sont plutôt un résultat du climat et de la topographie que le fruit de l'expérience ou qu'un progrès de succession ; il est probable que l'art s'est développé simultanément aux bords du Nil, de l'Euphrate, du Gange et du fleuve Jaune.
La rationalité de l'art égyptien est une sorte de corollaire de sa théogonie la plus savante, la plus fondée sur l'observation et la connaissance des phénomènes de la nature, sur l'astronomie, les mathématiques et la morale, qui ait jamais existé. L'architecture est l'expression la plus élevée et la plus frappante du symbolisme ; nous ne devons donc pas être surpris de la majesté et de la variété infinie de formes que nous présente l'architecture égyptienne, depuis la gigantesque pyramide et le robuste temple protodorique jusqu'au plus délicat sacellum. Les Égyptiens ont inventé et employé tous les genres de colonnes, mais celle qu'ils ont reproduite de préférence, c'est la colonne à chapiteaux lotiformes, ou à feuillages de palmier, emblème de la puissance végétative du sol.
Une singularité qui est propre à l'art égyptien comme à l'art assyrien, c'est le degré de perfection que présentent tout d'abord les plus anciens et premiers monuments. Il semble que les architectes et les artistes de ces époques reculées aient acquis du premier coup, et par une sorte d'intuition particulière, la parfaite connaissance de leur art, et qu'ils soient arrivés, sans tâtonnement, à des résultats sinon complets, du moins très inattendus. Quoi de plus étrange, par exemple, que la science et l'habileté déployées dans la taille et la pose des blocs qui ont servi à construire les pyramides, ces prodigieux monuments de la première période égyptienne ! Quelle connaissance des proportions ! Quelle fidèle et naïve imitation de la nature nous offrent les sculptures qui appartiennent à cette même époque et qui sont antérieures de bien des siècles à ce que les autres peuples ont produit ! (...)


Photo Marc Chartier

M. Mariette, après avoir terminé l'exploration du temple du Sérapis et recueilli tout ce qui pouvait l'être, se disposait à revenir en France, quand M. le duc de Luynes lui proposa de faire autour du grand sphinx de Ghyzé des fouilles qui pourraient aider à résoudre le problème archéologique que présente ce monument colossal. M. le duc de Luynes mettait, avec la libéralité qui lui est ordinaire, une somme de 6.000 francs à la disposition de M. Mariette, pour couvrir les frais de cette exploration.
M. Mariette se mit à l’œuvre avec l'ardeur et la ténacité qui le caractérisent. Dans le principe, il s'agissait seulement de retrouver certaines salles vues autrefois par Caviglia, et que les sables avaient recouvertes ; mais M. Mariette, une fois en présence du colosse, se sentit animé d'une plus noble ambition, et se proposa de déblayer le sphinx en entier. C'était la seule manière d'arriver à un résultat qui ne laissât rien dans le vague, et de faire parler ce monument, muet pendant tant de siècles.
Les fouilles, commencées le 15 septembre 1853, furent continuées, sans interruption, jusqu'au 15 janvier 1854, et mirent à jour la véritable enceinte du sphinx, les habitations privées qui étaient placées en avant du monument, et arrivèrent enfin à la découverte du temple consacré au Dieu dont l'image est si célèbre.
Ce temple, qui appartient à la première époque de l'art en Égypte, c'est-à-dire à l'époque des pyramides, avait échappé jusqu'ici à toutes les recherches. C'est un spécimen unique de l'art dans ces temps reculés. Les dunes, qui le recouvraient d'une couche de sable de 24 pieds de haut, l'ont préservé de la destruction.
M. Mariette, après avoir découvert les plafonds, le haut des murailles et l'extrémité supérieure des colonnes du temple, s'attaqua au sphinx lui-même, et déblaya successivement les montagnes de sable qui masquaient les faces nord, est et sud de la statue. Cette opération lui permit de reconnaître une porte soigneusement murée selon l'usage, qui, d'après sa conviction, devait être l'entrée des souterrains du tombeau d'Osiris, rendu fameux par la tradition grecque.
Ces travaux avaient épuisé les ressources dont M. Mariette pouvait disposer, le gouvernement français vint à son aide, et lui accorda une importante allocation qui le mit à même de continuer ses fouilles et de mener son entreprise à heureuse fin.
M. Mariette, en effet, a déblayé complètement la statue gigantesque, et a reconnu que le fameux sphinx n'était, en quelque sorte, que le produit d'un accident. Il paraîtrait, en effet, que les Égyptiens, pour édifier la statue de leur dieu, auraient tiré parti d'un rocher naturel, auquel ils auraient ajouté ou retranché.
Le nom de ce dieu est Horus. Le temple dont nous avons parlé tout à l'heure lui était consacré. Sa vaste enceinte, de forme carrée, que M. Mariette a explorée en entier, comprend un grand nombre de chambres ou de galeries que revêtent d'énormes blocs de granit et d'albâtre, et autres matières précieuses.
Cet édifice remonte aussi à l’époque des premiers Pharaons ou à la quatrième dynastie. Comme la plupart des monuments du même temps, il est complètement dépourvu d’inscriptions hiéroglyphiques. M. Mariette nous donne les proportions exactes du sphinx. Sa hauteur est de 19 m 70. Les Égyptiens se sont servis des parties saillantes du rocher pour sculpter la tête et le corps du colosse, et à l’aide  de la maçonnerie, avec laquelle ils ont bouché les cavités du rocher et donné aux parties en relief la saillie convenable, ils ont modelé la statue dont nous voyons encore aujourd’hui les restes. Le sphinx, qui, après plusieurs siècles, s’est trouvé en partie enseveli sous les sables, n’avait, du reste, pas été placé au niveau du sol, le rocher qui a servi à sa construction se trouvant en contre-bas avec la plaine et comme encaissé dans une sorte de fosse qui peut avoir 50 à 60 mètres de largeur. M. Mariette suppose que, autrefois, le Nil, à l’époque de ses crues,a pu pénétrer dans cette fosse. Ce serait pour y descendre que les Grecs auraient construit les escaliers que Caviglia a découverts. Indépendamment de ces escaliers, M. Mariette a retrouvé un puits dont l’existence avait été signalée par Pockocke et Vansleb. Ce puits, qu’on supposait devoir donner accès dans des chambres qui auraient existé dans l’intérieur du colosse, s’élargit et présente, vers le fond, une cavité formée par une fissure du rocher, élargie à main d’homme. Des fragments de bois retrouvés dans celte sorte de chambre ont fait supposer à M. Mariette qu'un sarcophage y avait été placé. D'après les inscriptions grecques retrouvées dans les escaliers du sphinx, il paraîtrait que ce colosse avait pour nom Harmakhis. La tête, et non le corps tout entier, avait été peinte en rouge par les anciens Égyptiens. M. Mariette fait remonter l'enluminage de la tête au règne de Rhamsès le Grand. Cette exploration du sphinx et la découverte du Sérapéum sont les deux plus grands événements archéologiques qui se soient passés en Égypte depuis l'expédition française ; ils font le plus grand honneur à la persévérance et au dévouement intelligent de M. Mariette.”

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