mardi 16 novembre 2010

La “grandeur inestimable des pyramides d’Égypte”, d'après le récit de Jacques de Villamont (XVIe-XVIIe s.)

Dans mon inventaire des textes des XVIe-XVIIe s. relatifs aux pyramides d’Égypte, le récit de Jacques de Villamont (1558-1625 ?) m’avait échappé. Je m’empresse de lui faire ici la place qui lui revient.
Son auteur, militaire, chevalier de l’Ordre du Saint-Sépulcre de Jérusalem, fut un grand voyageur, en Europe et en Asie, “fort curieux de voir pour apprendre”. Au cours de ses périples, qu’il relata dans son ouvrage Les voyages du seigneur de Villamont, publié en 1600, il fit un séjour prolongé en Égypte, ce qui lui donna l’opportunité de visiter le site de Guizeh.
Le chapitre de l’ouvrage consacré aux pyramides et au sphinx est ainsi introduit : “Amples descriptions des admirables pyramides d'Égypte, du grand Colosse ou idole, et des mommies qui sont ès déserts aréneux, avec la description du lieu où croist le baulme, et des grandes garnisons qui sont en Égypte.”
Contrairement aux historiens qui “parlent comme des écoliers”, du fait qu’ils n’ont jamais vu de leurs yeux les pyramides, Jacques de Villamont  a voulu “repaître sa vue de la grandeur inestimable des pyramides d’Égypte”. Ce qui lui permit de proposer une description de première main, avec au passage ce mot d’accueil, sous forme de quatrain, au lecteur :
“Français, voyez ces peuples étrangers
Sans changer d’air faites ce long voyage
De Villamont en la fleur de son âge
À ses dépens vous tire des dangers.”
Je propose ici le texte dans sa version originale, respectant l’orthographe de l’époque.


“Après avoir considéré par quelques jours (?) les choses plus remarquables du grand Caire, je voulu(s) paistre ma veuë de la grandeur inestimable des pyramides d’Egypte, qui n’en sont esloignées que d’environ quatre lieuës françoises, lesquelles mon jannissaire, mon dragoman, et moy feismes par terre et par eau, pour ce qu’alors le Nil n’avoit finy son inondation.
Ces trois pyramides superbes et magnifiques sont presque joignant le fleuve du Nil, dans les déserts sablonneux, peu esloignées les unes des autres, et basties de très grosses et large pierres de taille, qui ont de trois à quatre pieds de largeur, et  deux fois autant de longueur.
J’ay leu quelques historiens qui en ont escrit, mais ils en traitent si légèrement que j’ay opinion qu’ils en parlent comme yn escolier des armes, suivant le commun adage, ne les ayant veuës, se sont oubliez de descrire au vray leur grandeur admirable, laquelle se montre si excessive que veuës et contemplées, ressemblent à des montagnes de démesurée hauteur.
Or  ces trois pyramides sont de forme carrée, diminuans leur grosseur peu à peu, ainsi qu’elles montent. La plus grande des trois a de largeur par la base quatre cents pas de chacune face, qui font seize cents de circuit : revenant chaque pas à deux pieds et demy, qui est quatre mil pieds de tout, chose quasi incrédible, mais toutesfois très véritable. Quant à sa hauteur, nous contasmes en montant sur sa cime par le dehors, environ deux cents quinze rangs de pierre, lesquelles sont si bien mises en oeuvre que l’on y monte par le dehors comme par degrez ou marches, qui feroit (selon la mesure qu’en avons faicte et dite cy dessus) plus de neuf cents quatre vingts douze pieds de haut : trouvant qu’elle est aussi haute que large par l’un de ses carrez du bas.
Estans montez à grand travail sur sa sommité, feusmes esmerveillez d’y voir une si grande plate-forme toute faite d’une seule pierre carrée, qui a pour le moins de chacun costé quinze pieds en carré, estant encore plus à admirer comment, et par quels engins on l’a peu enlever si haut. Certes tant plus je regardois cest oeuvre, plus je l’admirois, car du bas on eust dit que la pyramide estoit pointuë comme un diamant et toutesfois estant au haut on y voyoit une si grande plate-forme, que d’icelle nous voyons le Caire, les déserts aréneux et partie de l’inondation du Nil qui arrousoit encore les terres de la fertile Egypte.

 Photo reproduite avec l'aimable autorisation de Catherine Viale


Pour me gratifier, mon dragoman, homme fort robuste, tira de toute sa puissance une flèche en l’air, estimant l’envoyer par delà l’un des fondements de la pyramide, car il estoit justement au milieu. Mais il ne fut pas en sa puissance de le faire, d’autant que la flèche tomba sur les degrez de la pyramide. Considérez donc quelle desmesurée grandeur elle a, puisqu’un si fort archer n’en pouvoit faire la moitié d’un coup.
Rdescendans par le mesme sentier qu’avions monté, pour ce que les autres cantons estoient un peu gastez, voulusmes voir ce qui estoit au dedans de la pyramide, dont pour cest effect prinsmes un chacun un flambeau ; puis entrans par une porte fort proprement bastie et bien voutée, trouvasmes qu’il falloit descendre plus de vingt pieds sans aucuns degrez, au lieu de monter. Ce qu’ayant faict assez mal aisément, pour ce qu’il faut estre courbez, parvinsmes à un petit destroict, où il fallut se coucher quasi contre terre pour entrer en une grande chambre toute gastée de ruines qui m’empeschèrent de la mesurer. Sortans d’icelle à main senestre trouvasmes une très belle et spacieuse voye, qui sert pour monter en un(e) autre chambre, laquelle voye est faicte sans aucuns degrez, mais elle a des relais de chacun costé pour aider à ceux qui y veulent monter, sans lesquels difficilement pourroit-on parvenir au haut, d’autant qu’elle pavée de grandes et larges pierres qui sont polies et glissantes.
Et estans entrez dans la seconde chambre qui a treize ou quatorze pas de long, et huict de large, haute de deux fois autant, et revestuë de marbre précieux, nous veismes au milieu un magnifique et somptueux sépulchre, qui est faict d’un grand coffre de marbre, tirant sur le noir, d’une seule pierre, et sans aucun couvercle, lequel peut avoir de longueur huict pieds et demy, et cinq de hauteur. Ce marbre est si luisant que l’on s’y voit comme en un mirouër, et y touchant avec la main on entend un son harmonieux. J’ay opinion que ce beau vase y fut mis lorsqu’on bastissoit ceste pyramide, pour ce qu’il est tout d’une pièce, et que depuis il n’y eust sçeu entrer.
Descendant de la chambre, il se trouve à main gauche un puits sans eau, auquel ainsi que me dirent nos truchements et conducteurs, le dernier Bacha du grand Caire y feist descendre un homme qui estoit jugé à la mort, en espérance qu’il trouveroit au bas du puits quelque trésor. Mais ainsi qu’ils le descendoient par une corde, elle se rompit, et il cheut tout au bas, où se trouvant demy froissé et brisé de sa cheute, privé de lumière, et d’espoir de salvation, ne sçavoit à qui s’adresser, jusques au lendemain tout du long du jour qu’il estoit fort tard, qu’il apperçeut la clarté du jour, qui luy feict recognoistre les déserts aréneux. Se voyant hors du péril, se proposa de retourner au Caire pour en déclarer le faict au Bacha, qui luy donna la vie.
La seconde pyramide semble de loing estre plus haute que la première, pour ce qu’elle est située en haut lieu, mais en estantr auprès, on juge le contraire. Elle n’a aucuns degrez par le dehors pour monter à sa sommité, ny chose notable au prix de l’autre par le dedans, bien est-elle de forme carrée, et d’admirable structure. Comme est aussi la troisiesme pyramide, qui en est fort peu esloignée, laquelle est moindre que les autres en hauteur, si est-ce toutesfois que c’est un édifice merveilleux, pour estre tout basty entièrement de marbre, et s’estre conservé du tout en son entier. Il n’y a non plus de degrez au dehors et au dedans pour y monter qu’en la seconde.
Outre ces pyramides, il s’en void un grand nombre d’autres petites espanduës àa et là, par les déserts qui servoient aux anciens de sépultures.
Peu distant de la grande pyramide, et quasi joignant le Nil, est un Colosse, ou reste d’idole d’une admirable grosseur : car celles qui se voyent au Campidogle de Rome ne sont rien au pris d’elle. Ceste-cy est eslevée sur une coulonne faicte d’une seule pièce de marbre ; elle a de hauteur quatre-vingts douze pieds de largeur, et la longueur de la teste est de centre quatre vingts-trois, ce qui n’est ; toutesfois c’est yne teste d’esmerveillable grosseur, et digne d’estre mise au nombre des merveilles. On dict que anciennement c’estoit un oracle, lequel si tost que le Soleil estoit levé, donnoit response aux Egyptiens des choses qu’ils luy demandoyent."

Source : Gallica 

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