mercredi 17 novembre 2010

“Les Égyptiens n'ont fait, dans la construction de leurs pyramides, qu'imiter, agrandir et embellir des monuments déjà existants, consacrés aux sépultures” (Jacques-Antoine Dulaure - XVIIIe-XIXe s.)

L’historien français Jacques-Antoine Dulaure (1775-1835) fut élu, par le Puy-de-Dôme, député à la Convention en 1792, puis au Conseil des Cinq-Cents. De retour à la vie privée, il se consacra à des travaux historiques et à l'archéologie. Il fonda alors l'Académie celtique, qui devient par la suite la Société des antiquaires de France.
J’ai extrait le texte qui suit du volume 1 de son ouvrage Histoire abrégée de différen(t)s cultes (2e édition 1825). Il y démontre que les pyramides égyptiennes ne sont pas apparues ex nihilo : elles reproduisent, avec un degré de perfection propre aux bâtisseurs “plus précoces que les autres nations dans les arts”, des “pierres amoncelées en forme conique ou pyramidale”, dont l’origine “est enfoncée dans la nuit des temps”.

“Il est d'autres monuments grossiers qui, quoique différents par leur forme, sont tout aussi simples, et par conséquent aussi anciens que les monolithes (...). Ils eurent la même destination, et quelquefois le même nom. Ce sont ces pierres amoncelées en forme conique ou pyramidale, souvent recouvertes de terre ou de gazon, qu'on trouve encore dans toutes les parties du monde.
Sans doute les monuments de cette forme furent adoptés parce qu'ils représentaient exactement les montagnes adorées, ou parce que, dans les pays où ils se trouvent, il était plus commode d'entasser plusieurs pierres de médiocre grandeur que d'arracher du sein des montagnes des masses de rochers propres à être érigées ; peut-être parce que ces masses ne s'y montraient point à découvert, ou qu'on manquait de moyens pour les extraire. Que ce soit l'un ou plusieurs de ces motifs qui aient déterminé les hommes à élever de tels monuments, il est certain que leur origine est si enfoncée dans la nuit des temps que l'histoire ne peut l'atteindre ; il est certain que l'usage en était général chez presque tous les peuples de la terre, dans l'ancien comme dans le nouveau monde; et, ce qui est bien digne de remarque, ce sont ces pierres entassées, ainsi que les monolithes (...), qui furent à la fois des dieux, des monuments politiques, et plus généralement, des tombeaux. (...)
En considérant la composition, la forme et la destination la plus générale de ces monticules, on voit qu'ils ont de très grands rapports avec les pyramides d'Égypte. Ils n'en diffèrent que par le perfectionnement que les Égyptiens, plus précoces que les autres nations dans les arts, ont apporté à leurs constructions. Leur forme est la même, ou en approche beaucoup ; leur destination a le même objet ; car aujourd'hui on ne doute plus que ces colosses étonnants n'aient été élevés pour satisfaire l'orgueil et contenir les cadavres des anciens souverains de l'Égypte. Ainsi, les pyramides ne sont que des monticules perfectionnés, des monticules entièrement revêtus de maçonnerie.
Ces pyramides d'Égypte n'ont pas été subitement imaginées pour être appliquées aux tombeaux ; elles sont des copies perfectionnées d'anciens modèles ; car il est de l'essence de l'industrie humaine d'imiter, d'agrandir, de perfectionner ce qui a déjà existé, plutôt que de créer. Les Égyptiens n'ont donc fait, dans la construction de leurs pyramides, qu'imiter, agrandir et embellir des monuments déjà existants, consacrés aux sépultures.
Parmi les divers monuments dont je viens de parler, il en est plusieurs qui marquent les degrés intermédiaires que l'art a parcourus pour les faire parvenir du terme de l'extrême barbarie au dernier degré de perfectionnement ; pour les faire passer de l'état dans lequel ils ne présentaient que des roches ou des pierres entassées, que des terres amoncelées, à l'état dans lequel sont encore aujourd'hui les pyramides d'Égypte.


Tombeau Thrace, en Bulgarie
Photo Marc Chartier

J'ai cité quelques exemples de ces monuments qui offraient des formes très régulières : ceux de la Troade sont de ce nombre. Outre cette régularité, qui annonce quelques progrès dans les arts, on a remarqué, en Tatarie , dans la Troade et en Grèce, que les monticules qui avaient été fouillés contenaient, dans leur centre, une construction plus ou moins régulière, en forme de caveau, où étaient déposées les cendres des morts, des urnes, des armes même, et des idoles de métal. La construction qu'on voit encore au centre du monticule du tombeau d’Ajax, et qui s'élève de la base jusqu'au sommet, est considérable : elle offre des divisions régulières, et annonce encore des progrès dans l'art de bâtir, et une disposition croissante à embellir, à porter à leur perfection ces monuments sépulcraux.
Le monticule qui sert de tombeau à Augé, fille d'Alseus, qu'on voit encore à Pergame, indique de nouveaux progrès : il est entouré d'un épaulement de grosse maçonnerie, et soutenu par un mur dont les pierres sont taillées à face de diamant. Il faut ranger dans cette classe plusieurs autres monticules de la Tatarie et de l'Angleterre, qui (...) sont également entourés de grosses pierres, et même de constructions. Le monument d'Alyates, roi de Sardes, et père de Crésus, outre son énorme grandeur et le soubassement formé de grosses pierres qui en soutenaient le pourtour, était décoré, à son sommet, de cinq figures de Termes, qui existaient encore du temps d'Hérodote.
Pococke dit avoir vu en Égypte et en Syrie plusieurs monticules à demi-revêtus de constructions, ou à demi-détruits, qui, dans cet état, laissaient voir le secret de leur formation, ainsi que le monticule naturel ou factice sur lequel la maçonnerie était en partie appliquée (1).
À ces faits, qui indiquent la marche progressive de l'art, veut-on joindre l'autorité d'un savant qui s'est exercé sur ces monticules sépulcraux ? Voici ce qu'il en pense: « Les pyramides d'Égypte ne sont elles-mêmes que des tombeaux de cette espèce, perfectionnés, dans lesquels on a pratiqué des galeries pour introduire les cadavres des princes, et des chambres pour les conserver. » (2)
Je ferai observer que la perfection de ces monuments ne dépendait pas des progrès du temps, mais de ceux de la civilisation et des arts ; et, comme la civilisation et les arts n'arrivaient pas instantanément au même degré dans tous les pays, il en résultait que ces mêmes monuments étaient grossiers et sans art chez certaines nations, tandis qu'ailleurs ils recevaient les caractères d'une construction régulière et perfectionnée. Ainsi, dans le même siècle où les Égyptiens élevaient à grands frais leurs pyramides superbes, les habitants du nord de l'Europe, pour former un monument destiné au même objet, et dont la forme était approchante, se contentaient d'amonceler des terres ou d'entasser grossièrement des pierres ou des rochers, comme le pratique encore l'Arabe et le sauvage Hottentot.
Élevés, vénérés, depuis les siècles les plus reculés jusqu'à nos jours, chez presque tous les peuples de la terre, comme monuments sacrés de Mercure, comme monuments politiques et sépulcraux ; grossiers et barbares ainsi que les peuples qui les érigeaient ; suivant chez d'autres les progrès de leur civilisation, et se perfectionnant successivement jusqu'au point où sont les pyramides d'Égypte : tel fut le sort des monticules factices, dont les restes sont si nombreux, et présentent encore des monuments précieux de l'histoire du genre humain.”

(1) Voyage de Richard Pococke, t. I, chap. 6
(2) Voyage dans la Troade, t. II

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