jeudi 18 novembre 2010

Selon Pierre de Pastoret (XVIIIe - XIXe s.), les pyramides d’Égypte étaient “l'image du despotisme des rois”

Avocat et homme de lettres, le Marquis Claude Emmanuel Joseph Pierre de Pastoret (1765-1840) eut une longue carrière politique. Il a été élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, de l’Académie française et de l’Académie des sciences morales et politiques. De son ouvrage majeur Histoire de la législation, en 11 volumes, j’ai choisi le texte qui suit, extrait du volume 2 (1817). Il porte sur la sempiternelle question qui a suscité de tout temps les réponses les plus diverses : quelle était la destination des pyramides ?
Après avoir passé en revue les plus significatives de ces réponses, l’auteur admet que les pyramides furent des tombeaux érigés par des rois tyrans qui, guidés par un “désir d’immortalité”, condamnaient leur peuple à des “travaux humiliants et durs”.



Emmanuel de Pastoret
Gravure de Louis-Pierre Henriquel-Dupont
(Wikimedia commmons)

“Il est difficile de ne pas reconnaître une nouvelle preuve du despotisme dans ces fameuses pyramides dont l'existence annonce encore à l'univers la grandeur et la puissance des maîtres de l'Égypte. Tout a changé plusieurs fois autour d'elles, mœurs, sciences, arts, lois, gouvernement, religion ; et, plus fortes que l'ignorance, que la guerre, que la nature, elles s'élèvent triomphantes au milieu de la destruction des combats et des âges. Trente siècles ont passé devant ces pyramides immuables, et la curiosité de l'homme en cherche encore l'objet.
Une émulation de faste et d'opulence entre des rois fit ériger les pyramides, suivant Tacite ; elles furent érigées, suivant Pline, par leur jalousie et leur avarice. Plusieurs écrivains en font des monuments consacrés au soleil. Mais ce système n'a pour base qu'une fausse étymologie (1) : fût-elle vraie, elle ne prouverait pas une consécration à l'astre du jour ; ce serait de leur forme, et non de leur destination, que serait venu le nom des pyramides. D'autres ne voient dans ces monuments que des greniers publics, les greniers construits par l'ordre de Joseph pour garder les blés dont avait besoin l'Égypte menacée d'une longue famine. Mais, quand l'érection des pyramides eût été assez facile et assez prompte pour autoriser cette opinion, comment aurait-on employé à cacher des grains un édifice massif, où l'on aperçoit à peine quelques ouvertures pratiquées, quelques salles formées ? Eût-on destiné à cet usage une enceinte inaccessible ?
Diderot trouve dans les pyramides des monuments conservateurs des sciences, des arts, de toutes les connaissances utiles : ceux d'Hermès avaient été détruits ; comment se garantir du retour de la barbarie ? Les pyramides devinrent les Bibles de l'Égypte ; et loin d'éterniser l'orgueil ou la stupidité de ces peuples, c'est leur prudence et leur sagesse qu'elles éternisent. Mais, outre que rien ne justifie cette idée, est-il facile de concevoir que les Égyptiens n'eussent pas tracé quelques hiéroglyphes sur l'édifice destiné à conserver la mémoire de leurs actions ou de leur génie ? Tous les autres monuments ont de ces caractères sacrés ; les pyramides n'en ont pas. Quelques écrivains en ont attribué l'origine à la piété filiale. Je vois plusieurs princes s'ériger une pyramide ; je n'en vois aucun en faire ériger à son père, à ses aïeux. D'autres encore n'y ont aperçu que l'ouvrage de la vanité. Mais la vanité, proprement dite, a besoin d'être environnée de regards ; la vanité ne repose pas sur des jouissances éloignées : à peine pourrait-on supposer cette patience à l'orgueil. L'orgueil ne fut pas sans doute étranger a leur construction ; mais il n'en inspira pas seul la pensée. Les Égyptiens aimaient à croire que la partie visible d'eux-mêmes, que les corps pouvaient être immortels. À l'idée de prolonger moralement leur existence, ils cherchaient à joindre l'espérance de se survivre pour ainsi dire physiquement ; ils voulaient défier le temps de toutes les manières ; ils semblaient compter la durée parmi les droits et le bonheur des hommes. Cette opinion se fortifiait par les dogmes religieux : l'âme n'abandonnait le corps que s'il venait à périr.
Les pyramides furent un monument de ce désir d'immortalité. Le sort a puni la plupart de ceux qui les construisirent, en laissant leurs noms inconnus (1). C'était pour élever la demeure silencieuse où devait éternellement reposer la dépouille mortelle d'un tyran, que tant d'hommes étaient condamnés à des travaux humiliants et durs. Les palais des rois étaient moins vastes que leurs tombeaux.
En ordonnant des constructions qui occupaient si longtemps un grand nombre de leurs sujets, les monarques peuvent aussi avoir cédé à la crainte de les laisser dans une inaction redoutée. Près de quatre cent mille hommes furent employés pendant vingt ans à élever la plus grande des pyramides. Aristote indique ces monuments, quand il observe qu'un des moyens qu'emploient les tyrans pour conserver leur puissance, est d'occuper tellement leurs sujets qu'ils n'aient pas le loisir de conspirer. Voltaire y voit, comme Aristote, une preuve de la tyrannie des rois. “Il fallut, dit-il, qu'une grande partie de la nation et nombre d'esclaves étrangers fussent longtemps employés à ces ouvrages immenses... Il n'y avait qu'un roi despote qui pût ainsi forcer la nature.” (...)
L'amour de la conservation, de la durée, se montra dans toutes les institutions des habitants de l'Égypte. Fortement et constamment placé dans leur génie et dans leur volonté, ce sentiment universel leur donna, sous le rapport des lois, les professions héréditaires ; sous le rapport des mœurs, la haine des usages nouveaux ; sous le rapport des arts, les pyramides. On dirait que la main d'un Dieu éleva ces monuments immortels ; le temps, ce destructeur du monde, semble avoir été une fois vaincu par la patience laborieuse des hommes : ce n'est pas un Dieu qui les construisit ; le pouvoir et l'orgueil les avaient commandés à la faiblesse et à l'esclavage. Ces vastes mausolées, qui pesaient sur l'Égypte, étaient l'image du despotisme de ses rois : magnifiques enceintes où régnaient le silence et l'obscurité de la mort, elles paraissaient dire qu'au-delà du trépas le monarque assistait encore aux actions de son peuple ; elles laissaient croire à son éternité. Et si nous ajoutons que les rois prétendaient descendre des Dieux, on verra mieux encore quelle vénération devaient inspirer pour eux le commencement et le terme de la vie. Témoignages de la servitude, les pyramides auraient pu l'être quelquefois d'un sentiment généreux et volontaire ! Jamais. Jamais la reconnaissance ou l'admiration ne les érigèrent ; toujours ce fut la tyrannie qui les imposa. L'Égypte n'en éleva pas même aux plus grands de ses rois : la courtisane Rhodope et l'impie Chéops eurent des pyramides ; Sésostris n'en eut pas.”

(1) Tout se réunit pour nous convaincre que les pyramides furent des tombeaux ; l'opinion des écrivains de l'antiquité, celle des voyageurs modernes les plus distingués, la connaissance des mœurs de l'Égypte, la connaissance de ses idées religieuses.

Aucun commentaire: