vendredi 26 novembre 2010

“Trois signes apocalyptiques s'érigent dans le ciel, trois triangles roses, réguliers comme les dessins de la géométrie” (Pierre Loti - XIXe-XXe s. - à propos des pyramides de Guizeh)

L’écrivain français Pierre Loti, né Louis Marie Julien Viaud, (1850-1923) a mené pendant quarante ans une carrière d’officier de marine, celle-ci l’ayant amené à parcourir le monde. Réputé pour avoir été “le plus grand écrivain exotique”, il a situé ses intrigues romanesques dans le cadre des pays visités, avec une nette préférence pour l’Orient.
De passage au Caire, il s’est rendu au site de Guizeh, qui lui a inspiré le premier chapitre - “Minuit d’hiver en face du Grand Sphinx” - de son ouvrage La Mort de Philae (1908). J’ai repris ici l’intégralité de ce texte.
La nuit venue donne aux pyramides et au Sphinx, selon l’appréciation de l’auteur, une tonalité chromatique uniformément rose, ce qui ne les rend pas pour autant plus familières, tant ces monuments, enveloppés d’une “secrète pensée”, peuvent susciter un “religieux effroi” et une “tristesse insoutenable”.
Ce regard à la fois poétique et philosophique nous écarte sans doute de nos habituelles considérations plus techniques. Mais il a également, me semble-t-il, sa place dans le kaléidoscope des impressions et sentiments que l’on peut éprouver, parcourant le plateau de Guizeh, à la recherche de “l'introuvable pourquoi de la vie et de la mort”.

Pierre Loti le jour de sa réception à l'Académie française, le 7 avril 1892
(Wikimédia commons)
“Une nuit trop limpide, et de couleur inconnue à nos climats, dans un lieu d'aspect chimérique où le mystère plane. La lune, d'un argent qui brille trop et qui éblouit, éclaire un monde qui sans doute n'est plus le nôtre, car il ne ressemble à rien de ce que l'on a pu voir ailleurs sur terre ; un monde où tout est uniformément rose sous les étoiles de minuit et où se dressent, dans une immobilité spectrale, des symboles géants.
Est-ce une colline de sable qui monte devant nous? On ne sait, car cela n'a pour ainsi dire pas de contours ; plutôt cela donne l'impression d'une grande nuée rose, d'une grande vague d'eau à peine consistante, qui dans les temps se serait soulevée là, pour ensuite s'immobiliser à jamais... Une colossale effigie humaine, rose aussi, d'un rose sans nom et comme fuyant, émerge de cette sorte de houle momifiée, lève la tête, regarde avec ses yeux fixes, et sourit; pour être si grande, elle est irréelle probablement, projetée peut-être par quelque réflecteur caché dans la lune... Et, derrière le visage monstre, beaucoup plus en recul, au sommet de ces dunes imprécises et mollement ondulées, trois signes apocalyptiques s'érigent dans le ciel, trois triangles roses, réguliers comme les dessins de la géométrie, mais si énormes dans le lointain qu'ils font peur ; on les croirait lumineux par eux-mêmes, tant ils se détachent en rose clair sur le bleu sombre du vide étoilé, et l'invraisemblance de ce quasi-rayonnement intérieur les rend plus terribles.
Alentour, le désert; un coin du morne royaume des sables. Rien d'autre nulle part, que ces trois choses effarantes qui se tiennent là dressées, l'effigie humaine démesurément agrandie et les trois montagnes géométriques ; choses vaporeuses au premier abord comme des visions, avec cependant çà et là, dans les traits surtout de la grande figure muette, des nettetés d'ombre indiquant que cela existe, rigide et inébranlable, que c'est de la pierre éternelle.
Même si l'on n'était pas prévenu, aussitôt on devinerait, car c'est unique au monde, et l'imagerie de toutes les époques en a vulgarisé la connaissance : le Sphinx et les Pyramides ! Mais on n'attendait pas que ce fût si inquiétant... Et pourquoi est-ce rose, quand d'habitude la lune bleuit ce qu'elle éclaire ? On ne prévoyait pas non plus cette couleur-là - qui est cependant celle de tous les sables et de tous les granits de l'Égypte ou de l'Arabie. Et puis, des yeux de statue, on en avait vu par milliers, on savait bien qu'ils ne peuvent jamais être que des yeux fixes ; alors, pourquoi est-on surpris et glacé par l'immobilité de ce regard du Sphinx, en même temps que vous obsède le sourire de ses lèvres fermées qui semblent garder le mot de l'énigme suprême ?


“Dans une contemplation mystique de la lune”
Il fait froid, mais froid comme dans nos pays par les belles nuits de janvier, et une buée hivernale traîne au fond dès vallons de sable. À cela non plus, on ne s'attendait pas ; les nouveaux envahisseurs de ce pays ont apporté sans doute l'humidité de leur île brumeuse, en changeant le régime des eaux du vieux Nil pour rendre la terre plus mouillée et plus productive. Et ce froid inusité, ce brouillard, si léger qu'il soit encore, paraissent un indice de la fin des temps, font plus révolu et plus lointain tout ce passé, qui dort ici, en dessous, dans le dédale des souterrains hantés par mille momies.
Mais la brume, qui s'épaissit dans les régions basses à mesure que l'heure avance, hésite à monter jusqu'à la grande figure intimidante, l'enveloppe à peine d'une gaze très diaphane, qui est une gaze rose, puisque ici tout est rose.
Et le Sphinx, qui a vu se dérouler toute l'histoire du monde, assiste impassible au changement du climat de l'Égypte, reste abîmé dans une contemplation mystique de la lune, son amie depuis cinq mille ans.
Sur la molle coulée des dunes, il y a par places des pygmées humains qui s'agitent, ou se tiennent accroupis comme à l'affût ; si petits, si infimes ou si loin qu'ils soient, cette lune d'argent révèle leurs moindres attitudes, parce qu'ils ont des robes blanches et des manteaux noirs qui tranchent violemment avec la monotonie rose des sables ; parfois ils s'interpellent, en une langue aux aspirations dures, et puis se mettent à courir, sans bruit, pieds nus, le burnous envolé, pareils à des papillons de nuit.


L’ “intrusion” des touristes
Ils guettent les groupes de visiteurs, qui arrivent de temps à autre et ils s'accrochent à eux. Les grands symboles, depuis des siècles et des millénaires que l'on a cessé de les vénérer, n'ont cependant presque jamais été seuls, surtout par les nuits de pleine lune ; des hommes de toutes les races, de tous les temps sont venus rôder autour, vaguement attirés par leur énormité et leur mystère. À l'époque des Romains, ils étaient déjà des symboles au sens perdu, legs d'une antiquité fabuleuse, mais on venait curieusement les contempler ; des touristes en toge, en péplum, gravaient pour mémoire leur nom sur le granit des bases.
Les touristes qui arrivent cette nuit, et sur lesquels s'abattent les guides bédouins au noir manteau, portent casquette, ulster ou paletot fourré ; leur intrusion est ici comme une offense, mais hélas ! de tels visiteurs se multiplient chaque année davantage, car la grande ville toute voisine - qui sue l'or depuis que l'on essaye de lui acheter sa dignité et son âme - devient un lieu de rendez-vous et de fête pour les désœuvrés, les parvenus du monde entier.
Et ce désert du Sphinx, le modernisme commence à l'enserrer de toutes parts. Il est vrai, personne jusqu'à présent n'a osé le profaner en bâtissant dans le voisinage immédiat de la grande figure, dont la fixité et le dédain imposent peut-être encore. Mais, à une demi-lieue à peine, aboutit une route où circulent des fiacres, des tramways, où des automobiles de bonne marque viennent pousser leurs gracieux cris de canard ; et là, derrière la pyramide de Chéops, un  vaste hôtel s'est blotti, où fourmillent des snobs, des élégantes follement emplumées comme des Peaux-Rouges pour la danse du scalp ; des malades en quête d'air pur : jeunes Anglaises phtisiques, ou vieilles Anglaises simplement un peu gâteuses, traitant leurs rhumatismes par les vents secs.
Cette route, cet hôtel, ces gens, en passant on vient de les voir, aux feux des lampes électriques, et un orchestre qu'ils écoutaient vous a jeté la phrase inepte de quelque rengaine de café-concert ; mais, sitôt que tout cela, dans un repli du sol, a disparu, on s'en est senti tellement délivré, tellement loin ! Dès que l'on a commencé de marcher sur ce sable des siècles, où les pas tout à coup ne faisaient plus de bruit, rien n'a existé, hors le calme et le religieux effroi émanés de ce monde que l'on abordait, de ce monde si écrasant pour le nôtre , où tout apparaissait silencieux, imprécis, gigantesque et rose.


“Dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune”
D'abord la pyramide de Chéops, dont il a fallu contourner de près les soubassements immuables ; la lune détaillait tous les blocs énormes, les blocs réguliers et pareils de ses assises qui se superposent à l'infini, toujours diminuant de largeur, et qui montent, montent en perspectives fuyantes, pour former là-haut la pointe du vertigineux triangle ; on l'eût dite éclairée, cette pyramide, par quelque triste aurore de fin de monde qui ne rosirait que les sables et les granits terrestres, en laissant plus effroyablement noir le ciel ponctué d'étoiles. Combien inconcevable pour nous, la mentalité de ce roi qui pendant un demi-siècle usa la vie de milliers et de milliers d'esclaves à construire ce tombeau, dans l'obsédant et fol espoir de prolonger sans fin la durée de sa momie !
La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore pour aller affronter le Sphinx au milieu de ce que nos contemporains lui ont laissé de son désert ; il y avait à descendre la pente de cette dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour maintenir en un tel lieu plus de silence. Et çà et là s'ouvrait quelque trou noir : soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.
Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à l'apercevoir, lui, le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée, Vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune ; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait, peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté ; déjà dédaigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand mystère. Et, quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en face - sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le nôtre -, on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce masque mutilé !

“L'introuvable pourquoi de la vie et de la mort”
En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx ; si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé, rapetissé, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine. Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous les enchantements de la lune.
Pour les hommes de son temps, que représentait-il ? Le roi Aménemeth ? le Dieu-Soleil ? On ne sait trop. De toutes les images hiéroglyphiques, il reste la moins bien déchiffrée. Les insondables penseurs de l'Égypte symbolisaient tout en d'effrayantes figures de dieux, à l'usage du peuple non initié ; peut-être donc, après avoir tant médité dans l'ombre des temples, tant cherché l'introuvable pourquoi de la vie et de la mort, avaient-ils simplement voulu résumer par le sourire de ces lèvres fermées l'inanité de nos plus profondes conjectures humaines...
On dit qu'il fut jadis d'une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il trônait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dallée de longues pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit, dans sa décrépitude finale ? Presque enseveli par ces sables du désert Libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans l'air.
Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent de nos jours les intelligences vraiment supérieures ; les uns (esprits forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec ; les autres, intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le silence.
Les tons roses commencent à pâlir sur le Sphinx et les Pyramides ; tout blêmit à vue d'oeil, dans le surnaturel décor, parce que la lune, s'élevant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus glacée. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs artificiellement mouillés, continue de monter, s'enhardit à envelopper le grand visage muet, lequel persiste à regarder cette lune morte et à lui adresser son même déconcertant sourire.
De moins en moins l'on croirait avoir devant soi un colosse réel, mais décidément rien que le reflet dilaté d'une chose qui serait ailleurs, dans un autre monde. Et derrière lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions d'Apocalypse.

Illustration B.Livadas and Coutsicos

Des espoirs vains à faire pitié
Or, peu à peu, voici qu'une tristesse insoutenable se dégage des trop larges yeux aux orbites vides, car, en ce moment, ce que le Sphinx a l'air de savoir depuis tant de siècles, comme ultime secret, mais de taire avec une mélancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse nécropole, là en dessous, tout le peuple des morts aurait été leurré, malgré la piété et les prières, le réveil n'ayant encore jamais sonné pour personne ; et c'est que la création d'une humanité pensante et souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres espoirs seraient vains, mais vains à faire pitié !”

Source : Gallica

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