jeudi 1 septembre 2011

“La science de construction que révèlent les pyramides est immense, et n'a jamais été surpassée” (François Lenormant - XIXe s.)

L’archéologue français François Lenormant (1837-1883) (fils de Charles Lenormant, cité dans ce blog ICI) fut professeur d'archéologie à la Bibliothèque nationale de France. Avec la collaboration de l’archéologue belge Jean de Witte, il fonda la Gazette archéologique : recueil de Monuments pour servir à la connaissance et à l'histoire de l'art antique.
En 1869, il visita l'Égypte et se familiarisa avec les antiquités de ce pays.
Spécialiste d’assyriologie, il était convaincu de l’origine asiatique de la civilisation égyptienne. Selon lui, pour ne citer que ce seul exemple, l’aspect des pyramides était, d'une manière indubitable, importé de la civilisation des bords de l'Euphrate. Toutefois, les monuments gigantesques de Saqqarah, et surtout de Guizeh, étaient révélateurs d’une “science de la construction”, de la part des architectes égyptiens, inimitée et inimitable, malgré les “progrès des sciences”.

“Il subsiste (...) en Égypte, au moins un monument antérieur à la première dynastie, un monument, remontant à ces âges où la civilisation des bords du Nil essayait ses premières forces et commençait à vivre. C'est le temple situé à côté du grand Sphinx et déblayé il y a une vingtaine d'années par M. Mariette aux frais du duc de Luynes. Construit en blocs énormes de granit de Syene et d'albâtre oriental, soutenu par des piliers carrés monolithes, ce temple est prodigieux, même à côté des Pyramides. Il n'offre ni une moulure, ni un ornement, ni un hiéroglyphe ; c'est la transition entre les monuments mégalithiques et l'architecture proprement dite.

Dans une inscription conservée au musée de Boulaq, le roi Chéops en parle comme d'un édifice dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, qui avait été trouvé fortuitement, sous son règne, enfoui par le sable du désert, sous lequel il était oublié depuis de longues générations. De semblables indications d'antiquité sont de nature à épouvanter l'imagination. L'Égypte, et à plus forte raison le reste du monde, ne possède pas un seul monument construit de la main des hommes, et vraiment digne de ce nom, qui puisse y être comparé comme antiquité.
Mais le Sphinx lui-même n'est peut-être pas beaucoup moins ancien. D'après l'inscription à laquelle je viens de faire allusion, il serait antérieur de plusieurs siècles aux grandes Pyramides, dont il semble le gardien mystérieux, et du temps de Chéops il aurait eu déjà besoin de réparations. On sait que c'est un rocher naturel, que l'on a taillé plus ou moins grossièrement en forme de lion, et auquel on a ajouté une tête humaine, construite par assises de pierres énormes. Le Sphinx de Gizeh était l'image du dieu Harmachou, le soleil couché, le soleil infernal qui luit dans la demeure des morts. (...)
La IIe dynastie régna 302 ans ; elle était, elle aussi, originaire de Thinis et sans doute apparentée à la première, dont on ne l'a pas toujours distinguée. Un témoignage formel de Manéthon nous apprend que la grande pyramide à degrés que l'on voit encore à Saqqarah, et que tout indique comme plus ancienne que celles de Giseh, fut bâtie par le second roi de cette dynastie, nommé Kékéou, le Céchoüs de Manéthon, celui même par qui fut établi, dit-on, le culte des animaux sacrés, entre autres celui du bœuf Apis, considéré comme une manifestation vivante du dieu Phthah et adoré à Memphis. Il paraît l'avoir bâtie pour la sépulture des Apis morts, car la bannière royale du taureau divin est répétée à plusieurs reprises sur la porte basse et étroite, au linteau de calcaire blanc chargé d'hiéroglyphes, aux jambages décorés, d'après un système d'ornementation sans autres exemples, par une alternance de pierres calcaires de petit appareil et de cubes de terre émaillée verte, qui donnait entrée dans les souterrains de cette pyramide; Elle a été enlevée par M. Lepsius, et se trouve maintenant à Berlin. (...)

Avec la IVe dynastie, memphite comme la IIIe, l'histoire s'éclaircit, et les monuments se multiplient. C'est l'âge de la construction des trois plus grandes pyramides, celles de Giseh, élevées par les trois rois Khoufou (Chéops), Schafra (Chéphren) et Menkéra (Mycérinus). Chéops fut un roi guerrier ; les bas-reliefs du Sinaï célèbrent ses victoires sur les Bédouins qui harcelaient les colonies d'ouvriers égyptiens établies dans cette contrée pour l'exploitation des mines de cuivre. Mais c'est à sa pyramide qu'il doit d'avoir vu son nom traverser les siècles, assuré de l'immortalité tant qu'il y aura des hommes. Cent mille ouvriers qui se relayaient tous les trois mois furent, dit-on, employés pendant trente ans à construire ce gigantesque monument, dont son orgueil lui avait fait concevoir le plan pour abriter sa dépouille, et qui est demeuré la plus prodigieuse des œuvres humaines, au moins par sa masse. Les travaux étaient d'autant plus difficiles que les Égyptiens, n'ayant à leur disposition que des câbles et des rouleaux, et ne connaissant pas les machines, on devait traîner à force de bras les pierres sur des levées en plan incliné, pour les conduire à la hauteur où l'on voulait les monter. Celle qui servait à mener des carrières de Tourah, sur l'autre rive du Nil, au sommet du plateau des pyramides, les blocs gigantesques du revêtement extérieur, subsiste encore de nos jours ; elle avait été conservée comme formant à elle seule un monument digne de l'admiration des générations futures. Les fosses où l'on brassait le mortier sont aussi demeurées béantes et étonnent par leurs proportions.
Les efforts ne durent pas être beaucoup moins grands pour élever les pyramides de Schafra et de Menkéra.
La science de construction que révèlent les pyramides est immense, et n'a jamais été surpassée. Avec tous les progrès des sciences, ce serait, même de nos jours, un problème bien difficile à résoudre que d'arriver, comme les architectes égyptiens de la IVe dynastie, à construire, dans une masse telle que celle des pyramides, des chambres et des couloirs intérieurs qui, malgré les millions de kilogrammes qui pèsent sur eux, conservent, au bout de soixante siècles, toute leur régularité première et n'ont fléchi sur aucun point.”
(texte extrait de Les premières civilisations : études d'histoire et d'archéologie. Chaldée et Assyrie. Phénicie, 1874)
Source : Gallica