lundi 14 janvier 2019

"Ces superbes pyramides, qui sont encore aujourd’hui l’admiration de ​​l’univers" (Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers - XVIIIe s.)

1721 - Egyptian Pyramids by Fischer von Each

"Pyramides d’Égypte, (Antiq. d’Archit. égypt.)​​ regum pecuniæ otiosa ac stulta ostentatio, selon la définition de Pline.
En effet, quoique ce soit un ouvrage prodigieux d’architecture, c’est le plus inutile que les hommes aient jamais exécuté ; cependant comme ce monument est le plus célèbre de l’antiquité, que tous les historiens en ont parlé avec admiration, qu’il subsiste encore de nos jours, du moins en partie, & que nos voyageurs modernes, Thévenot, le Brun, Greaves, le père Vansleb, Gemelly & autres ont été exprès sur les lieux pour le décrire & le mesurer, il convient d’entrer ici dans des détails un peu étendus sur ces fameuses pyramides.

Les anciens tombent tous d’accord qu’elles ont été bâties pour servir de tombeaux à ceux qui les ont élevées : Diodore de Sicile & Strabon le disent clairement : les Arabes le confirment, & le tombeau qu’on voit encore aujourd’hui dans la plus grande pyramide, met la chose hors de doute.

Si l’on cherche la raison qui porta les rois d’Égypte à entreprendre ces grands bâtiments, Aristote insinue que c’était un effet de leur tyrannie : Pline pense qu’ils les ont élevées en partie par ostentation, & en partie pour tenir leurs sujets occupés, & leur ôter les occasions de penser à quelque révolte. Mais, quoique ces raisons puissent y être entrées pour quelque chose, on croit trouver la principale dans la théologie même des Égyptiens. Servius, en expliquant cet endroit de Virgile, animamque sepulcro - Condidimus,
assure que les Égyptiens croyaient que l’âme demeurait attachée au corps, tant qu’il restait en son entier ; ces peuples, dit ce savant commentateur, embaument leurs corps, afin que l’âme ne s’en sépare pas sitôt, pour passer dans un autre corps. C’est pour conserver les corps incorruptibles, qu’ils avaient inventé ces précieuses compositions dont ils les embaumaient, & qu’ils leur ont bâti de superbes monuments plus magnifiques que tous leurs palais. Ce fut par cette même raison que les rois de Thèbes en élevèrent de pareils qui ont bravé tant de siècles ; & Diodore de Sicile nous apprend qu’il paraissait par les commentaires sacrés des Égyptiens, qu’on comptait quarante-sept de ces superbes tombeaux, mais qu’il n’en restait plus que dix-sept du temps de Ptolomée Lagus. Ces tombeaux que vit Strabon, proche de Syène dans la haute Égypte, avAient été bâtis pour la même fin.

Longtems après le règne des premiers rois de Thèbes, ceux de Memphis s’étant trouvés les maîtres, & ayant la même croyance sur la résidence des âmes auprès des corps, élevèrent ces superbes pyramides, qui sont encore aujourd’hui l’admiration de ​​l’univers. Les Égyptiens de moindre condition, au lieu de pyramides, faisaient creuser pour leurs tombeaux, de ces caves qu’on découvre tous les jours, & dans lesquelles on trouve des momies.

Si l’on cherche la raison de la figure qu’on donna aux pyramides, on trouvera sans peine qu’elles furent bâties de la sorte, parce que de toutes les figures qu’on peut donner aux édifices, celle-là est la plus durable, le haut ne chargeant point le bas, & la pluie qui ruine ordinairement les autres bâtiments ne pouvant nuire à des pyramides, parce qu’elle ne s’y arrête pas. Peut-être aussi qu’ils ont voulu par-là représenter quelques-uns de leurs dieux ; car alors les Égyptiens représentaient leurs divinités par des colonnes & par des obélisques. Ainsi nous voyons dans Clément Alexandrin, que Callirhoé, prêtresse de Junon, mit au haut de la figure de sa déesse, des couronnes & des guirlandes ; car dans ce temps-là les statues des dieux avaient la figure de colomnes ou d’obélisques. Pausanias dit que dans la ville de Corinthe, Jupiter Melichius était représenté par une pyramide, & Diane par une colonne.
Les autres nations ont quelquefois imité ces ouvrages des Égyptiens, & ont dressé des pyramides pour leurs sépulcres. Sur ce passage de Virgile,
Fuit ingens monte sub alto
Regis Dercenni terreno ex aggere bustum
Antiqui Laurentis opacâque ilice tectum
,
Servius remarque qu’anciennement les personnes de condition se faisaient enterrer sous des montagnes, & qu’ils ordonnaient qu’on dressât sur leurs sépulcres des colonnes & des pyramides.

Le lieu où sont les pyramides, dit le P. Vansleb, qui fit le voyage d’Égypte en 1672, est un cimetière, & sans doute un cimetière de Memphis ; car tous les historiens arabes nous apprennent que cette ville était bâtie dans l’endroit où sont les pyramides, & vis-à-vis le vieux Caire.

Toutes ces pyramides ont une ouverture qui donne passage dans une allée basse fort longue, & qui conduit à une chambre, où les anciens Égyptiens mettaient les corps de ceux pour lesquels les pyramides étaient faites. Si l’on ne voit pas ces ouvertures dans toutes les pyramides, cela vient de ce qu’elles sont bouchées par le sable que le vent y a apporté. Sur quelques-unes on trouve des caractères hiéroglyphiques assez bien conservés.

Toutes les pyramides étaient posées avec beaucoup de régularité. Chacune des trois grandes, qui subsistent encore, sont placées à la tête d’autres plus petites, que l’on ne peut néanmoins connaître que difficilement, parce qu’elles sont couvertes de sable ; toutes sont construites sur un rocher uni, caché sous du sable blanc ; & il y a quelque apparence que les pierres dont on les a bâties, ont été tirées sur le lieu même ; aucune de ces pyramides n’est égale, ni parfaitement carrée. Toutes ont deux côtés plus longs que les deux autres.

Dans toutes les pyramides, il y a des puits profonds, carrés & taillés dans le roc. Il y a aussi de ces puits dans les grottes qui sont au voisinage des pyramides ; ces grottes sont creusées au côté d’une roche en assez mauvais ordre, & sans symétrie par-dehors, mais fort égales & bien proportionnées par-dedans. Le puits est le lieu où les Égyptiens mettaient les corps de ceux pour qui la grotte avait été faite. Les murailles de quelques-unes ont des figures hiéroglyphiques, taillées aussi dans le roc, les unes plus grandes, les autres plus petites. Les trois principales pyramides connues des voyageurs sont à environ neuf milles du Caire.

La plus belle de toutes est située sur le haut d’une roche, dans le désert de sable d’Afrique, à un quart​ de lieue de distance, vers l’ouest des plaines d’Égypte. Cette roche s’élève environ cent pieds au-dessus du niveau de ces plaines, mais avec une rampe aisée, & facile à monter : elle contribue en quelque chose à la beauté & à la majesté de l’ouvrage ; & sa dureté fait un fondement proportionné à la masse de ce grand édifice.

Pour pouvoir visiter cette pyramide en-dedans, il faut ôter le sable qui en bouche l’entrée ; car le vent y en pousse continuellement avec violence une si grande quantité, qu’on ne voit ordinairement que le haut de cette ouverture ; il faut même, avant que de venir à cette porte, monter sur une petite colline, qui est vis-à-vis, tout auprès de la pyramide, & qui sans doute s’y est élevée du sable que le vent y a poussé, & qui ne pouvant être porté plus loin à cause de la pyramide qui l’arrêtait, s’y est entassé de la sorte. Il faut aussi monter seize marches, avant que d’arriver à l’entrée de l’ouverture qui est du côté du nord.

On prétend qu’autrefois on la fermait après y avoir porté le corps mort, & que pour cet effet, il y avait une pierre taillée si juste, que lorsqu’on l’y avait remise, on ne la pouvait discerner d’avec les autres pierres, mais qu’un pacha la fit emporter, afin qu’on n’eût plus le moyen de fermer la pyramide. Quoi qu’il en soit, cette entrée est carrée, & elle a la même hauteur & la même largeur depuis le commencement jusqu’à la fin. La hauteur est d’environ trois pieds & demi, & la largeur quelque chose de moins. La pierre qui est au-dessus en travers, a près de douze pieds de longueur, & dix-huit pieds de largeur. Le long de ce chemin, on trouve une grande chambre longue de dix-huit pieds, & large de douze ; sa voûte est en dos d’âne.

Quand on est venu jusqu’au bout de ce premier chemin, on rencontre une autre allée pareille, qui va un peu en montant ; elle est de la même largeur, mais si peu élevée, principalement dans l’endroit où ces deux chemins aboutissent, qu’il faut se coucher sur le ventre, & s’y glisser en avançant les deux mains, dans l’une desquelles on tient une chandelle allumée, pour s’éclairer dans cette obscurité. Les personnes qui ont de l’embonpoint, ne doivent pas se hasarder à y passer, puisque les plus maigres y parviennent avec assez de peine.

Quelques voyageurs racontent que ce passage a plus de cent pieds de longueur, & que les pierres qui le couvrent, & qui font une espèce de voûte, ont vingt-cinq à trente paumes. Mais la fatigue que l’on essuie, & la poussière qui étouffe presque, ne permettent guère d’observer ces dimensions.

Au commencement de ce chemin qui va en montant, on rencontre à main droite un grand trou, où l’on peut aller quelque temps en se courbant ; à la fin on éprouve de la résistance : ce qui fait croire que ce n’a jamais été un passage, mais que cette ouverture s’est faite par la longueur du temps. Après qu’on s’est glissé par ce passage étroit, on arrive à une espace où l’on peut se reposer, & l’on trouve deux autres chemins, dont l’un descend, & l’autre monte à l’entrée du premier ; il y a un puits, qui à ce qu’on dit, conduit dans une grotte à la distance de 67 pieds, après quoi on trouve un chemin creusé dans le roc, plein de sable & d’ordures. Lorsqu’on est revenu de ce premier chemin qui est à main droite, on entre à gauche dans un second qui a 27 toises de long. Il y a des trous à chaque pas pour y mettre les pieds.

Les curieux qui vont visiter les pyramides, doivent être obligés à ceux qui ont fait ces trous : sans cela il serait impossible de monter au haut, & il faut encore être alerte pour en venir à bout, à l’aide du banc de pierre qu’on tient ferme d’une main, pendant que l’autre est occupée à tenir la chandelle. Outre cela il faut faire de fort grands pas, parce que les trous sont éloignés de six paumes l’un de l’autre. Cette montée, qu’on ne peut regarder sans admiration, peut passer pour ce qu’il y a de plus considérable dans les pyramides. Les pierres qui en font les murailles, sont unies comme une glace de miroir, & si bien jointes les unes aux autres, qu’on diroit que ce n’est qu’une seule pierre. Il en est de même du fond où l’on marche, & la voôte est superbe.

Ce chemin, qui conduit à la chambre des sépulcres, persuade que ce n’est point là qu’était la véritable entrée de la pyramide : il faut que celle qui conduisait à cette chambre soit plus aisée & plus large ; car si les pyramides étaient les tombeaux des anciens rois, il faut qu’on ait ménagé une route plus commode pour y porter les cadavres ; & comment les faire passer par un chemin où l’on ne peut marcher qu’en grimpant ? Si nous en croyons Strabon, on entrait dans la grande pyramide en levant la pierre qui est sur le sommet. À quarante stades de Memphis, dit-il, il y a une roche sur laquelle ont été bâties les pyramides & les monumens des anciens rois… L’une de ces pyramides est un peu plus grande que les autres ; sur son sommet il y a une pierre qui pouvant être aisément ôtée, découvre une entrée qui mène par une descente à vis jusqu’au tombeau : ainsi on pourrait avoir élevé cette tombe par le moyen de quelque machine, sur le haut de la pyramide, avant que les pierres qui la couvrent y fussent posées, & l’avoir fait descendre ensuite dans la chambre.

Au bout de la montée on entre dans cette chambre ; on y voit un sépulcre vide taillé d’une seule pierre qui, lorsqu’on frappe dessus, rend un son comme une cloche. La largeur de ce sépulcre est de trois pieds & un pouce ; la hauteur de trois pieds & quatre pouces, & la longueur de sept pieds & deux pouces. La pierre dont il est fait a plus de cinq pouces d’épaisseur ; elle est extraordinairement dure, bien polie, & ressemble à du porphyre. Les murailles de la chambre sont aussi incrustées de cette pierre.

Le sépulcre est tout nu, sans couverture, sans balustrade, soit qu’il ait été rompu, ou qu’il n’ait jamais été couvert. Le roi qui a fait bâtir cette pyramide, n’y a jamais été enterré. D’anciens auteurs disent que le fondateur de cette pyramide était Chemmis. Diodore de Sicile, en parlant de ce prince & de Cephren, qui a fait construire une des autres pyramides, dit que quoique ces deux rois aient fait élever ces deux superbes monuments pour en faire leur sépulcre, il est vrai néanmoins qu’aucun d’eux n’y a été enterré.

Pour visiter la pyramyde en dehors, on monte en reprenant de temps en temps haleine. Environ à la moitié de la hauteur, à un des coins du côté du nord, qui est l’endroit où l’on peut monter avec moins de peine, on trouve une petite chambre carrée où il n’y a rien à voir, & qui ne sert qu’à se reposer, ce qui n’est pas inutile. Quand on est parvenu au haut, on se trouve sur une plate-forme, d’où l’on a une agréable vue sur le Caire & sur toute la campagne des environs, sur d’autres pyramides qu’on découvre, & sur la mer, que l’on a à main gauche.

La plate-forme qui, à la regarder d’en bas, semble finir en pointe, est de dix ou douze grosses pierres, & elle a à chaque côté qui est carré seize à dix-sept pieds. Quelques-unes de ces pierres sont un peu rompues ; & la principale de toutes, sur laquelle étoit la plupart des noms de ceux qui avaient pris la peine de monter au haut de cette pyramide, a été jetée en bas par quelques voyageurs.

On ne peut descendre autrement que par le dehors ; quand on a bâti la pyramide on a tellement disposé les pierres les unes sur les autres, qu’après en​ avoir fait un rang avant que d’en poser un second, on a laissé un espace à se pouvoir tenir dessus, ou du moins suffisant pour asseoir les pieds fermes. Le Brun dit avoir compté deux cent dix rangs de pierre, les unes hautes de quatre paumes, les autres de cinq, & quelques-unes de six. Quant à la largeur, quelques-unes ont deux paumes, d’autres trois ; d’où il est aisé de comprendre qu’il doit être difficile de les monter.

Il est néanmoins encore plus malaisé de descendre, car quand on regarde du haut en bas, les cheveux dressent à la tête. C’est pourquoi le plus sûr est de descendre à reculons, & de ne regarder qu’à bien poser les pieds à mesure que l’on descend. D’ailleurs de toutes les pierres dont la grande pyramide est faite, il n’y en a presque point qui soient entières ; elles sont toutes rongées par le temps, ou écornées par quelqu’autre accident : de sorte que quoiqu’on puisse monter de tous côtés jusqu’à la plate-forme, on ne trouve pourtant pas la même facilité à descendre.

En mesurant cette pyramide d’un coin à l’autre par le devant, le P. Vansleb a trouvé qu’elle avait trois cents pas ; & ensuite ayant mesuré la même face avec une corde, il a trouvé cent vingt-huit brasses, qui font sept cent quatre pieds. L’entrée n’est pas au milieu : le côté du soleil couchant est plus large d’environ soixante pieds. La hauteur de la pyramide, en la mesurant par-devant avec une corde, est, selon la même voyageur, de cent douze brasses, chacune de cinq pieds & demi, ce qui revient à six cens seize pieds. On ne peut pas néanmoins dire de combien elle est plus large que haute, parce que le sable empêche qu’on ne puisse mesurer le pied. Le côté de cette pyramide qui regarde le nord, est plus gâté que les autres, parce qu’il est beaucoup plus battu du vent du nord, qui est humide en Égypte.

La seconde pyramide ne peut être vue que par dehors, parce qu’on n’y peut entrer, étant entièrement fermée. On ne peut pas non plus monter au haut, parce qu’elle n’a point de degrés comme celle qui vient d’être décrite. De loin, elle paraît plus haute que la première, parce qu’elle est bâtie dans un endroit plus élevé ; mais quand on est auprès, on se détrompe. M. Thévenot donne à chaque face six cent trente-un pieds. Elle paraît si pointue, qu’on dirait qu’un seul homme ne saurait se tenir sur son sommet. Le côté du nord est aussi gâté par l’humidité.

La troisième est petite, & de peu d’importance. On croit qu’elle a été autrefois revêtue de pierres, & semblables à celles du tombeau qui est dans la première pyramide. Ce qui donne lieu de le penser, c’est qu’on trouve aux environs une grande quantité de semblables pierres.

Pline parlant de ces pyramides, dit que celle qui est ouverte fut faite par 370000 ouvriers dans l’espace de 20 ans."

extrait de L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Diderot et d’Alembert.