mardi 6 juillet 2010

Les pratiques funéraires des Égyptiens : une étude de Claude Guichard (XVIe s.)

Illustration (1700...) extraite de Gallica
Le texte qui suit est extrait de Funérailles et diverses manières d'ensevelir des Romains, Grecs, et autres nations (1581), de Claude Guichard (1545-1607), qui se présentait lui-même comme "docteur ès droits". 
Pour la commodité de la lecture, j'ai rétabli l'orthographe actuelle, sauf pour certains mots dont le sens est néanmoins explicite. J'ai également respecté le style de l'auteur, même s'il est parfois quelque peu tortueux.
On ne manquera pas de constater certaines imprécisions dans le contenu de ce texte : nombre d'ouvriers sur le chantier de construction de la Grande Pyramide (360.000 hommes "continuellement employés" durant vingt ans), dimensions de la seconde pyramide par comparaison avec la pyramide de Khéops... Claude Guichard est le témoin des connaissances de son époque. Sa description des pyramides prend appui sur de nombreux auteurs anciens (Hérodote, Evemere, Duris le Samien, Aristagoras, Denys, Artemidore, Alexandre Polyhistor, Butoride, Antisthène, Demetrie, Demotele, Apion...) dont beaucoup ne figurent plus au panthéon des références en égyptologie. Puis l'auteur d'en arriver à cette sage conclusion : "Il n'y en a pas un qui parle avec assurance [des trois grandes pyramides de Guizeh], au moyen de quoi ne s'en peut tirer autre résolution."
On notera en outre que mention est faite, non pas de sept Merveilles du monde, mais de "quatorze merveilles de l'univers". D'où vient ce supplément ?

"
Or il est temps de voir du lieu où les Égyptiens ensevelissaient, et de la magnificence de leurs sépulcres. Diodore le Sicilien, parlant de leurs funérailles, semble dire que la plupart (d'eux) gardaient les corps de leurs devanciers en leurs maisons, prenant un merveilleux plaisir et contentement d'esprit de voir les traits de visage et la stature de plusieurs de leurs ancêtres, comme s'ils fussent encore vivants, et conversassent avec eux.
Et toutefois, non guère loin de là, il met après cette différence entre les riches qui avaient des sépulcres, et les autres qui n'en avaient point, ou qui étaient endettés ou chargés de quelque crime, que ceux-là ensépulturaient leurs morts enchâssés comme nous avons déclaré ci-dessus, en leurs propres tombeaux, et ceux-ci les mettaient en leurs maisons en un lieu commun et député pour la sépulture de toute la famille, dressant les châsses debout contre la plus ferme muraille de céans. Et quant aux autres qui, se trouvant endettés ou crimineux, étaient à cette occasion forclos de leurs propres sépultures, on les gardait, ce dit-il, pareillement au logis (mais sans cercueil), attendant que les enfants de leurs enfants devenus riches missent ordre à les faire ensevelir somptueusement comme il leur appartenait.
Ces deux passages se contredisent si manifestement que je ne cuide (1) pas qu'il y ait moyen de les accorder, ni d'en tirer aucune bonne résolution. De cela ne pouvons-nous aucunement douter que plusieurs d'entre les Égyptiens ne gardassent les corps de leurs prédécesseurs dans leurs maisons. Car outre Hérodote (…) et Pomponie Mele, qui l'écrivent, Lucian témoigne, comme l'ayant vu, que non seulement ils les y tenaient embaumés et desséchés à leur mode, mais aussi les asseyaient à table avec eux, buvant, mangeant et faisant grande chère en leur compagnie. Douter aussi ne pouvons-nous pas qu'ils les ensevelissent en la campagne, et loin de leurs maisons, tant de marques de sépulcres d'une façon et d'autre se voyant encore aujourd'hui par tout le pays. De sorte qu'il faut nécessairement conclure qu'ils les ensépulturaient partie en leurs maisons, partie aux champs. Et pour le regard de ceux qui ensépulturaient leurs morts ès (2) maisons, il est vraisemblable que les plus opulents les tenaient en des salles basses magnifiquement parées, dressés et arrangés tout à l'entour contre la paroi, dans leurs étuis, châsses et cercueils de bois taillés en effigie d'homme ; au lieu que les moins riches les mettaient tout pêle-mêle ou autrement dans quelque voûte faite exprès en quelque coin du logis.
Quant aux autres, qui ensevelissaient hors les maisons et les villes en la campagne, ils bâtissaient tous leurs sépulcres le plus somptueusement que leur était possible, qui d'une façon, qui d'une autre, chacun selon sa fantaisie et le moyen qu'il avait d'y dépendre (3), aimant beaucoup mieux avoir leurs sépulcres honorables et superbement édifiés que non pas leurs propres maisons, et se moquant des Grecs et autres peuples, qui faisaient bâtir avec grand frais et dépense des magnifiques palais, où ils ne pouvaient habiter que bien peu de temps, et ne souciaient comme point de leurs tombeaux, èsquels (4) ils avaient à demeurer éternellement. Aussi appelaient-ils les maisons, où nous demeurons, hôtelleries et logis de passants, et les sépulcres, maisons éternelles, eu égard au peu de séjour que les hommes font en cette vie, et au long temps qu'il leur faut reposer dans le cercueil.
De fait, si jamais nation fut curieuse de la superbe et magnificence des sépulcres, ç'ont été les Égyptiens ; et de ce ne faut aller chercher preuve plus loin qu'ès ruines d'une infinité d'admirables structures et grosses masses de pierres, qui servaient jadis de tombeaux, et se voient encore aujourd'hui çà et là, et éparses par toute l'Égypte. Ils les dressaient coutumièrement ès lieux déserts et relevés, comme quelques-uns, qui ont voyagé en ce pays-là, ont observé, non pas pour épargner la terre labourable, fuyant les lois de Platon, mais bien, à mon avis, afin de mieux contregarder les corps embaumés, lesquels ils savaient ne se pouvoir maintenir longuement ès plaines fertiles, où le Nil se déborde tous les ans.
C'est pourquoi la montagne stérile et sablonneuse, qui est à quelque quatre lieues loin du Caire, fut jadis avec toute sa planure occupée de sépulcres, et d'un grand nombre de pyramides d'une sorte et d'autre, qui pour la plupart ont résisté au temps jusques à maintenant, et principalement ces deux ou trois dont la renommée s'est épandue par tout le monde, et qui ont été contées entre les sept, ou, pour mieux dire, quatorze merveilles de l'univers, pour l'excessiveté et grandeur incroyable de leur fabrique, sur le fait desquelles il y aurait beaucoup de choses à considérer et discourir ; mais je ne m'y veuille autrement arrêter, sachant qu'il n'y a guère auteur ancien ni moderne qui, pour peu d'occasion qui se soit offerte d'en écrire, n'ait volontiers embrassé ce sujet, joint que de tous ceux qui en ont parlé, à peine s'en trouve-t-il deux qui s'accordent touchant les mesures, et moins qui sachent dire résolument quels rois les firent bâtir, qui est certes une très juste punition d'avoir enseveli la mémoire des premiers inventeurs d'une si folle et superbe dépense.
Elles sont posées toutes trois assez près l'une de l'autre le long d'un marais jadis appelé Achérusie, aujourd'hui Nitron (5), par-dessus lequel les Memphiens et autres habitants de là (6) le Nil passaient à bateau les corps embaumés, qu'ils portaient ensevelir en la montagne ; au moyen de quoi les Grecs prirent occasion d'inventer (…) des fables de leurs rivières et paluds infernales.
La plus haute et plus admirable à regarder est presque encore en son entier, combien qu'il y ait plus de trois mille ans que le roi Cheopes ou, comme Diodore l'appelle, Chemmis, la fit édifier de grosses pierres fort dures, la moindre de trente pieds de long, lesquelles furent
tirées et apportées avec un incrédible travail des carrières d'Arabie. Cent mille hommes demeurèrent dix ans après à les rouler et conduire, et trois cent soixante mille furent continuellement employés par l'espace de vingt ans entiers à les mettre en œuvre.
Elle est de forme carrée, comme aussi sont les deux autres, faite à degrés par le dehors. En cela s'accordent bien ceux qui en ont écrit, mais ils varient tous pour le regard de la largeur et hauteur. Belon, qui l'a vue et mesurée, dit que chaque face du plant ou carré d'en-bas n'a que trois cent vingt-quatre pas raisonnables de large, et qu'à compter du pied de la pyramide en montant jusques à la cime, on y trouve deux cent cinquante degrés, chacun de la hauteur de cinq semelles à neuf points, qu'il estime revenir à quelque mille pieds ou environ.
La seconde, beaucoup moindre en hauteur et largeur que la précédente, fut bâtie par Chephren, que Diodore appelle Cephus, frère de Chemmis, autre ment Cheopes, qui lui succéda au royaume, en un lieu plus haut, au moyen de quoi elle apparaît de loin être la plus grande, iaçoit (7) qu'à la voir de près on trouve le contraire. Elle est toute massive et n'a point de degrés par dehors, là où celle de Chemmis est creuse par le milieu, y ayant quelques allées et chambres, en l'une desquelles est un coffre de marbre noir, fait dune seule pièce à la mode d'une châsse, long de douze pieds, haut de cinq et large autant, lequel, comme il est vraisemblable; servit de sépulcre au roi qui la fit faire.
La troisième pyramide, qui est la plus petite, surpasse les autres deux non en ouvrage, mais en étoffe et matériaux. Car tout le bas d'icelle jusques au milieu est fait d'un certain marbre noir d'Éthiopie, appelé basalte, mal aisé à tailler au possible, et aussi dur que le fin fer. Le reste est de matière pareille aux autres, et n'a d'ouverture en toute sa masse non plus que si elle venait d'être faite. Les uns disent que le roi Mycerin fut celui qui la fit faire ; les autres l'attribuent à Rhodopé courtisane, et bref des anciens auteurs qui en ont écrit, comme Hérodote, Evemere, Duris le Samien, Aristagoras, Denys, Artemidore, Alexandre Polyhistor, Butoride, Antisthène, Demetrie, Demotele, Apion, il n'y en a pas un qui en parle en assurance, non plus que des deux précédentes, au moyen de quoi ne s'en peut tirer autre résolution.
Cela est tout certain et fait à notre propos qu'elles ont été bâties pour servir de sépulture, et non pour autre, iaçoit que pas un des rois qui les fondèrent n'y ait été enseveli, à cause que leurs propres sujets émus à fureur et irrités contre eux les déchirèrent en pièces après leur trépas, partie pour se venger des mésaises (8) qu'ils leur avaient fait souffrir pour une vaine gloire et ostentation, partie pour autres leurs insolences tyranniques et trop rudes comportements.
Quelques-uns toutefois ont voulu dire que ce fussent là les greniers de Joseph lorsque la famine assaillit le pays d'Égypte, s'aidant de l'étymologie du nom de pyramide qu'ils estiment venir de ce mot grec puros, c'est-à-dire Bled, à laquelle opinion Grégoire Nazianzene se semble point autrement répugner. Mais outre ce que par la supputation des années on peut facilement avérer le contraire, comme ainsi soit que du temps de Joseph et de Pharaon, sous lequel vint cette famine, la cité de Memphis n'était point encore, et partant beaucoup moins que les pyramides, la structure d'icelles découvre manifestement de combien ils s'abusent, les deux étant massives, comblées jusques à la fine pointe, et ne pouvant servir à tenir grain, et la troisième tellement bâtie, qu'ayant lu ce que Belon en a écrit, je ne cuide (1) pas qu'aucun puisse douter qu'elle ne servit de sépulture. Or, comme les Égyptiens, qu'on répute à pères de toutes sciences, ne fissent rien sans quelque mystère et cachée considération, aussi ne faut-il pas estimer qu'ils honorassent les sépultures des rois et grands seigneurs de cette sorte de bâtiment carré allant toujours en amenuisant depuis sa base jusques à la cime, plutôt que de nul autre sans quelque raison. Et de fait, eux n'ignorant point que la figure pyramidale, pour être composée du nombre de dix mille, qui est le grand et le plus parfait de tous, signifie la fin, la perfection et entier accomplissement de toute œuvre, il y a grande apparence qu'ils faisaient dresser des pyramides sur les sépultures de leurs princes pour donner à entendre à la postérité qu'ils avaient heureusement et en honneur achevé le cours de leur vie, et que la gloire et perfection des hommes se doit considérer principalement à la mort, qui est la fin complète de toutes choses – la seule heure dernière – parfaisant, comme dit le poète (9), notre bonheur ou bien notre misère.
Quelque peu au-dessous de la grande pyramide, à main droite devers l'Orient, il y a une tête de pierre du tout admirable, non seulement pour l'artifice dont elle est faite, la proportion de toute la face qui regarde vers le Caire, comme du nez, des yeux, de la bouche, du front et autres parties semblables y étant parfaitement observée, mais beaucoup plus encore pour sa grandeur démesurée. Car elle a de circuit en grosseur, la prenant vers le front et les temples (10) cent et deux pieds, et de longueur, du menton jusques au sommet de la tête, quelque soixante-trois, et est toute massive taillée d'une seule pierre de cette espèce de marbre si dur dont avons parlé ci-dessus, et posée sur une base de même, faite en forme cubique. Si c'est celle-là qu'Hérodote appelle Androsphinx, et Pline Sphinx tant seulement, qui est une espèce de monstre ayant face humaine et le corsage de lion, je le laisse débattre à Belon. Certes, ni la description ni les mesures de Pline ne lui conviennent point.
Mais quoi qu'il en soit, de là nous pouvons comprendre les merveilles des ouvrages égyptiens, et découvrir que les rois, non seulement honoraient leurs sépulcres de pyramides, mais aussi de plusieurs autres grandes masses et colosses, de sphinges, d'obélisques et semblables structures admirables, comme de labyrinthes et superbes palais. Car Hérodote écrit, et Pline le confirme, que cet Androsphinx ou Sphinx fut taillé exprès pour servir de sépulture au roi Amasis."
  1. cuider = croire, penser
  2. ès = dans les
  3. dépenser
  4. dans lesquels
  5. lire : Natron
  6. au-delà du
  7. bien que
  8. malaises, souffrances
  9. Ronsard
  10. lire : les tempes
Source : Gallica

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